En 1947, la côte orientale de Madagascar est l’une des régions les plus pauvres du pays, où les cultures d’exportation ont remplacé les cultures vivrières. Le travail forcé, alors appelé « travail d’intérêt général », prédomine dans la région. Grâce à lui, le gouverneur général entend lutter, « contre un détestable retour à l’oisiveté dont ce pays a toujours souffert ». La nuit du 29 mars, plusieurs villes sont attaquées par des insurgés : postes de gendarmerie, bâtiments administratifs, installations de colons européens, cases de collaborateurs sont pris pour cible. À Moramanga, où la garnison est encerclée, gare et hôtel où dorment les officiers sont investis. Une « bataille du rail » s’engage, avec la complicité des cheminots et, dans le Sud, le terminus portuaire de la voie est pris.
Deux zones de guérilla s’installent, pour plus de vingt mois, dans la grande forêt de l’Est, montagneuse et dense, et font tache d’huile. Les armes sont avant tout des coupe-coupe et des sagaies, les insurgés n’ayant que 250 fusils. Un tiers de la population de l’île, soit 1,5 million d’habitants, est concerné. La mobilisation entraîne des bouleversements sociaux d’ampleur : les jeunes commandent les anciens, y compris dans leur famille, et les descendants d’esclaves ou de serviteurs royaux font de même avec les descendants d’« hommes libres » ou même de « nobles », à qui il arrive d’être cantonnés dans des tâches jusque-là réservées aux premiers - pilage du riz, corvées d’eau ou de bois, surveillance du bétail.
Lutte pour l’indépendance
La révolte recoupe les secteurs d’influence communiste d’avant-guerre. Dès 1929, le Parti communiste de la région de Madagascar (PCRM) lance le mot d’ordre d’indépendance - abandonné plus tard -, et il forme politiquement un certain nombre de dockers, de cheminots, d’artisans, de petits commerçants et de paysans. Certains militent dans les sociétés secrètes issues des mouvements de résistance à la colonisation (1895, 1915, 1929), sociétés qui déclenchent l’insurrection : les Patriotes nationalistes malgaches (Panama), Jiny, les futures Jeunesses nationalistes (Jina). L’un des responsables de la lutte armée des Jina, appelle à la grève, en 1947 : « Nous sommes allés en France ; nous avons combattu les Allemands, défendu la France, pays des Français. Pourquoi ne défendons-nous pas notre patrie ? Levons-nous ! Abolissons les travaux forcés ! »
La police, très bien renseignée sur les préparatifs du 29 mars, laisse faire, pour mieux réprimer ensuite. L’intimidation de ceux qui collaborent avec la France, le mouvement de désobéissance civique, l’agitation pré-insurrectionnelle font écho à la victoire électorale du Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM, 300 000 adhérents). Ce parti, modéré, voyait grandir, en son sein et à ses côtés, un courant radical, dont le leader disait : « L’indépendance ne s’acquiert pas par la supplication. Il faut la ravir. » S’il était un parti de petits notables, comme l’était le Parti des déshérités de Madagascar (Padesm) - largement aidé par l’administration française pour lui faire pièce -, il était moins engagé dans la collaboration que ce dernier, dont les héritiers seront au pouvoir jusqu’en 2001. Les officines colonialistes cherchaient aussi à attiser les conflits interethniques, le ministre des Colonies, Marius Moutet, socialiste, leur donnant un habillage social, prétextant défendre les déshérités contre les héritiers des anciennes castes supérieures (les hovas).
Vincent Auriol, lui aussi socialiste, président de l’Assemblée, avait refusé de discuter et d’imprimer le projet de loi déposé par les trois députés du MDRM pour un « État libre au sein de l’Union française ». Alors que le Padesm l’accuse d’avoir « fomenté la rébellion dans le but de restaurer l’ancienne monarchie et l’hégémonie hova », le MDRM se désolidarise des insurgés qu’il traite de « malfaiteurs » et de « criminels ». Mais, malgré leur immunité parlementaire (ultérieurement supprimée), les trois députés sont arrêtés, torturés, et longtemps privés d’avocat. Deux d’entre eux sont condamnés à mort (ils seront finalement graciés). Le MDRM est interdit. Le message envoyé à la veille de l’insurrection appelant au calme est pris pour un appel codé à celle-ci. Les affiches apposées dans le même sens ont d’ailleurs été arrachées par l’administration coloniale.
Massacre
Mais l’intimidation échoue, et l’offensive ira, en juillet, jusqu’aux banlieues des grandes villes. Le gouvernement envoie la Légion étrangère. Les effectifs militaires, composés de nombreux Sénégalais et Nord-Africains, passent de 6 000 à près de 30 000. Tous les habitants de Moramanga, où avait éclaté la rébellion, sont exterminés : c’est l’« Oradour malgache ». Une centaine de cadres du MDRM sont rassemblés dans des wagons qu’on mitraille ensuite. Des prisonniers sont laissés sans soins et sans nourriture dans des entrepôts frigorifiques, avant d’être abattus lors de pseudo-tentatives d’évasion. Les récoltes sont détruites. Les avions, qui bombardent aveuglément, lancent aussi des tracts et jettent même des prisonniers sur leur village afin d’intimider la population. Les forces de « pacification » ramènent des oreilles en trophée. Comme l’avouera Vincent Auriol, devenu président de la République : « Il y a eu évidemment des sévices [...]. Il y a eu également des excès dans la répression. On a un peu fusillé à tort et à travers. »
Le bilan est sujet à d’interminables controverses, surtout lorsque le « négationnisme soft » a le vent en poupe et oublie les « dégâts collatéraux ». Chiffre officiel, issu d’une simple soustraction entre le nombre d’habitants dans la zone insurgée avant et après : 89 000 disparus. Le chiffre est-il gonflé pour faire peur ? On a plutôt l’habitude de l’inverse ! Le haut-commissaire, démocrate-chrétien (MRP), qui remplace, en 1948, un franc-maçon socialiste sans état d’âme, estimera : « Sur 80 000 à 100 000 morts, 75 000 doivent être portés au compte des criminels qui ont déclenché cette rébellion, mais pas au compte de la France. [...] Quelques féodaux aigris et ambitieux ont exploité, au nom d’un prétendu nationalisme, la crédulité d’une population dépourvue de toute notion politique. »
Si les députés communistes votent contre des mesures d’urgence que prend un gouvernement auquel appartiennent, encore pour un temps, des ministres de leur parti, Les Cahiers du communisme écrivent, en mai 1947 : « Il est chaque jour plus clair qu’à Madagascar, certains éléments étrangers ne sont pas restés inactifs dans les événements de ces dernières semaines et qu’il ne faudrait sans doute pas rechercher longtemps pour trouver, parmi les auxiliaires, sinon les animateurs du complot, des individus directement liés à l’Intelligence Service, agents de Sa Majesté le roi d’Angleterre ou du maréchal Smuts. »