Faut-il choisir entre « l’économie » et la santé ? La question hante la France, et une grande partie du monde, depuis le mois de mars. Alors que se profilent de nouvelles mesures restrictives, le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, a prévenu lundi qu’un reconfinement conduirait à un « écroulement total de l’économie ». Les conséquences sociales d’un tel effondrement seraient alors terribles et le choix de sauver des patients du Covid-19 devrait alors être mis en regard des effets humains de cet « écroulement ».
L’urgence serait donc de trouver une sorte de voie médiane entre la sauvegarde a minima de « l’économie » et la maîtrise de l’épidémie. Mais ce dilemme en est-il réellement un ? Ou bien se situe-t-il ailleurs ?
A priori, on ne peut écarter les mises en garde concernant les effets humains des effondrements économiques. Dans les années 2010, l’austérité imposée par la Troïka constituée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne (BCE) et du Fonds monétaire international (FMI), a conduit à une forte baisse du PIB et à une forte augmentation des suicides en Irlande [1] et en Grèce, [2] comme l’ont montré certaines études.
Sans doute, le cas le plus édifiant concerne la fin de l’URSS, autre cas d’effondrement économique en temps de paix. Le PIB par habitant de la Russie a pu chuter au cours des années 1990 de près de 40 %, selon certains calculs [3]. Or, en parallèle, l’espérance de vie à la naissance en Russie a reculé de près de cinq ans entre 1988 et 1994, descendant à 64,5 ans. Il a fallu attendre 2011 pour que cette espérance de vie retrouve son niveau de 1988.
Les désastres économiques ont donc bel et bien des conséquences sur la vie des personnes et causent indubitablement une hausse des décès.
Néanmoins, il faut se souvenir que, dans les deux cas précédents, ces effondrements étaient justifiés par le monde des affaires et certains observateurs qui y voyaient un douloureux, mais nécessaire « ajustement ». Par ailleurs, le Medef n’a pas été le dernier depuis des années à réclamer la nécessité d’un tel ajustement en France pour « réduire le poids de la dépense publique ». Autrement dit, dans un cas l’écroulement serait inacceptable et dans un autre, il serait « nécessaire ».
La plainte de Geoffroy Roux de Bézieux ne concerne donc pas les conséquences de l’effondrement, mais ses causes. Dans la mesure où le confinement est une décision politique, « extra-économique » comme dirait Karl Marx, elle est illégitime et l’on insiste sur les conséquences de l’effondrement économique. Mais lorsque ce dernier est justifié par des raisons « économiques », autrement dit par la perspective d’une future accumulation de capital, alors on insiste sur l’avenir radieux qu’aurait annoncé l’austérité grecque et la fin de l’URSS.
La vision du patron des patrons est logique. Dans une pensée interne au capitalisme, tout ce qui est extra-économique est illégitime et nocif. L’effondrement de l’économie n’est donc justifiable que lorsqu’il répond aux besoins du capital. Mais il faut également ajouter à cela un autre élément. C’est dans cette logique que l’on agite le risque économique comme une forme de risque autonome, indépendant de la volonté et des actions des hommes. Si vous agissez contre l’économie, l’économie se venge.
Mais les dynamiques économiques ne sont rien d’autre que celles que les institutions et les organisations humaines construisent. Autrement dit, elles sont un produit social et peuvent être modifiées par une action sociale.
En clair : l’austérité grecque n’était pas plus inévitable que l’abandon des populations russes à leur sort dans les années 1990. Ces conséquences humaines des écroulements économiques ont été le produit de choix politiques et sociaux. Le néolibéralisme tente d’essentialiser ces évolutions et d’en faire des lois quasi physiques.
Mais c’est là une certaine vision du monde qui, par exemple, s’oppose à celle qui s’est constituée dans les années 1920-1940 où, face aux effondrements économiques a été fait le choix de l’État-providence et des assurances sociales. Même si ces dernières ont finalement, à leur tour, été prises au piège de la logique interne au capitalisme.
Si l’économie est une loi divine externe à l’homme, alors c’est effectivement bien elle qui doit décider des choix sanitaires. Si on ne peut se permettre de répondre efficacement au virus, alors il faut accepter de « produire avec le virus ». C’est cette logique qui a présidé aux choix faits en Suède et à ceux du gouvernement jusqu’à cette semaine. Le couvre-feu est l’incarnation de ce choix de l’encastrement des choix sanitaires dans l’économique.
Mais cette logique suppose d’accepter ce prix : des morts nombreux et des hôpitaux saturés pour empêcher les effets de l’écroulement. C’est donc une forme de choix morbide (mâtiné de comptabilité douteuse sur le « coût de la vie » ) entre les morts d’aujourd’hui jugés inutiles pour l’appareil productif et ceux de demain, utiles à ce dernier, auquel nous invite ce choix. C’est ce que proposent certains libertariens.
Et c’est ici que se noue la contradiction dans laquelle se situe le gouvernement. Ce dernier, en bon élève du néolibéralisme, est évidemment acquis à l’idée de la domination économique. C’est pourquoi, une fois la première vague apaisée, il n’a plus évoqué que relance, reprise et baisses des impôts. Il fallait à tout prix « revenir à la normale ».
Une normalité conçue comme l’âge d’or d’avant mars 2020. Bruno Le Maire et ses collègues ne cessaient de vanter cette situation de février 2020 comme un objectif à atteindre par les mêmes moyens que depuis 2017, par la poursuite de la même politique « de l’offre ». On pouvait même se permettre de préparer l’avenir en demandant plusieurs centaines de millions d’euros d’économies à l’hôpital.
Mais ce gouvernement est aussi soumis à une autre obligation. Celle de son image. La France de 2020 n’est pas celle de 1918. Pendant la grippe espagnole, on pouvait regarder ailleurs et accepter de voir les hôpitaux entasser des malades dans de grands halls en attendant leur décès. On peut bien sûr regretter une telle évolution, mais la réalité est que, désormais, une telle situation est jugée intolérable par le corps social.
La position libertarienne nie cette évolution, mais la réalité est bien là : sacrifier des vies actuelles à « l’économie » sans autre forme de procès est devenu impossible. Chacun connaît une victime et ne peut comprendre comment et pourquoi on a permis ce sacrifice.
La vie a pris une valeur non monétaire que les économistes ne peuvent intégrer dans leurs calculs. Et dès lors, un gouvernement peut difficilement assumer de laisser le système hospitalier exploser sous l’afflux de cas. Il doit alors nécessairement retourner la priorité et faire de l’économie un élément secondaire. C’est le choix qui préside au confinement.
Sauf que, lorsque l’on fait un tel choix, il faut, là encore en assumer les conséquences. Si l’économie est soumise au choix politique, alors sa « malédiction » n’est pas inévitable. Autrement dit, si la suspension de l’économie marchande est possible pour raison sanitaire, alors la maîtrise des conséquences économiques de cette suspension doit être possible et, mieux encore, les moyens pour éviter les reprises épidémiques doivent aussi pouvoir se trouver. Cela suppose évidemment une autre organisation sociale. Mais le gouvernement s’y refuse parce qu’il ne peut se résoudre à en finir avec la logique de l’impérialisme économique décrite plus haut.
C’est là tout le problème de l’exécutif. Il tente de « sauver l’économie » aussi loin que possible, jusqu’à ce que cette tentative échoue lamentablement. Alors, lorsque la situation n’est plus tenable dans les hôpitaux, il faut faire un virage à 180 degrés et décider de mesures très dures pour l’économie mais aussi pour les libertés publiques. Puis, une fois la vague passée, tout redevient comme avant et priorité est donnée à la compétitivité… C’est une politique de « stop-and-go », ou d’à-coups, qui ne se construit que dans la réaction et la panique. Et qui donne les psychodrames que l’on a vécus en mars et que l’on revit à présent.
On peut considérer que c’est une forme d’absence de choix, mais, plus exactement, c’est un choix de donner la priorité, autant qu’il est possible, au maintien de l’activité économique. Dans cette logique, le confinement n’est qu’une parenthèse dans l’impérialisme économique, une parenthèse qu’il faut oublier et éviter. Le choix du couvre-feu [4] ou d’un confinement « réduit » vient confirmer cette tendance : il s’agit de sauvegarder autant qu’on le peut l’activité productive. Fût-ce au prix de la destruction de tous les autres moments de la vie.
Changer de paradigme contre la double crise économique et sanitaire
Mais cette stratégie est perdante à coup sûr parce qu’elle conduit au pire des deux mondes : un désastre économique et un désastre sanitaire. C’est finalement assez logique : la concentration sur l’économique laisse la situation sanitaire se dégrader, sans en réalité protéger l’activité qui est alors ralentie par la prudence des agents économiques et la situation internationale.
L’Insee a annoncé mardi une nette dégradation du climat des affaires dans une enquête menée entre fin septembre et mi-octobre. Et lorsque l’épidémie, soumise à une logique exponentielle, devient intenable, il faut prendre des mesures de restrictions qui limitent l’activité marchande. Alors l’économie s’effondre au moment même où il est déjà trop tard pour sauver des vies. Autrement dit : en voulant ménager « l’économie », on provoque un choc négatif violent en même temps que l’on a déjà perdu la bataille contre le virus.
Un récent graphique publié par le Financial Times [5] est venu confirmer que les pays ayant perdu le contrôle sur l’épidémie lors de la première vague sont ceux qui ont connu à la fois le plus de morts et le plus de pertes en termes de PIB.
La France, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne qui avaient ainsi été les plus attentistes d’abord, puis les plus restrictifs, se retrouvent donc avec un double bilan négatif.
Quant à la Suède [6] qui avait choisi de ne pas confiner, elle se retrouve certes avec un meilleur bilan que les pays cités plus haut, mais lorsqu’on la compare à ses voisins, le résultat est peu flatteur. Malgré l’absence de confinement strict, la chute du PIB suédois au premier semestre 2020 est supérieure à celui de la Finlande et légèrement inférieure à celui du Danemark, mais avec un nombre de décès six fois plus élevés. Autrement dit, la Suède aura à la fois les conséquences néfastes de la crise économique et un sombre bilan épidémique. Là aussi, il y a perte sur les deux tableaux.
Rapport entre chute du PIB au premier semestre et morts du Covid-19. Les pays qui ont vu l’épidémie leur échapper tendent à avoir plus souffert économiquement. © Financial Times
Sans doute n’existe-t-il pas de « silver bullet », d’arme miracle face au Covid-19, pas plus qu’il n’existe vraiment de « pays modèle » (chaque situation nationale ou régionale est différente). Mais la stratégie qui consiste à chercher à minimiser les pertes économiques le plus longtemps possible, c’est-à-dire à faire le plus possible le choix de la priorité donnée à l’économique, ne semble objectivement pas une bonne stratégie.
Elle l’est d’autant moins si la logique veut qu’une fois la crise épidémique apaisée, il faut retrouver la « normalité économique », soit subir les conséquences de l’impossible constitution de profits pendant cette crise. Et c’est ici un élément central du « choix » entre économique et sanitaire qui est souvent oublié. Ce choix ne doit pas se faire qu’au cœur de la crise sanitaire, mais aussi après cette crise. Si la priorité est la santé et le bien-être, il est absurde de confiner puis de laisser les conséquences économiques détruire, ensuite, la santé et le bien-être des populations.
Pour reprendre les exemples avancés plus haut : les désastres sociaux et sanitaires liés à la fin de l’URSS ou à l’austérité européenne ont été causés par l’idée centrale qu’ils étaient, in fine, bons pour l’économie. On a fait croire que la nécessité d’attirer les capitaux étrangers était plus importante que de sauvegarder l’emploi ou d’entretenir les hôpitaux.
Si, après la pandémie, on estime que la priorité est la compétitivité ou la restauration rapide des marges et de l’accumulation du capital, alors le désastre sanitaire lié à la crise sera inévitable. Or, ces quelques mois qui nous séparent du premier confinement prouvent que c’est la voie choisie.
Le PIB trimestriel de la France depuis 2005 . © Insee
Or, là aussi, c’est une impasse. Ce n’est pas un hasard si le rebond de l’économie a été insuffisant après le confinement, malgré les délicates et chères attentions du gouvernement. Cette crise a beau être « exogène », extérieure au fonctionnement de l’économie, elle n’est pas arrivée, contrairement à ce que prétend Geoffroy Roux de Bézieux ou Bruno Le Maire, dans un ciel sans nuages et dans une période de croissance forte.
Le capitalisme contemporain est sans ressort, obligé depuis 2008 de compter sur la respiration artificielle des banques centrales qui alimente la plus gigantesque bulle financière de l’histoire et de former une pyramide de Ponzi avec une dette privée qui augmente parce que la croissance est trop faible pour la rembourser. Les gains de productivité s’essoufflent, la pression augmente sur le travail, l’innovation ne tient pas ses promesses.
Dans un tel contexte, une suspension du temps marchand rend effectivement, si on laisse la logique capitaliste se développer, le désastre social inévitable. Dans le contexte de gains de productivité faible, les seules façons de compenser les pertes accumulées seront alors la pression sur le travail et sur les prélèvements obligatoires, donc le financement des services publics. Laisser cette logique se déchaîner ne sera pas une « loi du ciel », mais bien une loi des hommes, une décision politique.
La seule voie alternative possible à l’issue d’une telle crise est une vraie bifurcation où les logiques de la priorité donnée au profit et de la reproduction du capital ne sont plus centrales. L’organisation sociale doit désormais être réorganisée autour de la satisfaction d’un certain nombre de besoins qui échappent à la loi de la valeur et à l’exploitation du travail.
Pour cela, il faut que le « filet de sécurité » de l’État ne soit pas uniquement limité à la crise sanitaire, mais qu’il devienne en quelque sorte permanent. Il passe par l’élargissement des services publics, de la santé et de l’emploi. Par l’investissement public direct et maîtrisé. Par la concentration des actions sur les priorités du bien-être de la population, non du profit. Par une planification démocratique.
Cela peut paraître audacieux ou impossible, mais le capitalisme n’a jamais traversé une crise de cette ampleur par ses propres moyens sans causer de dégâts sociaux considérables. Si l’après-Seconde Guerre mondiale est plus sereine que l’après-Première Guerre mondiale, c’est précisément parce que les pouvoirs publics ont compris cette leçon qui semble aujourd’hui perdue. Car si on ne refera plus le fordisme des années 50-60, il devient urgent de changer de paradigme.
La crise sanitaire ne sera maîtrisée que lorsqu’on sortira du « stop-and-go » de la politique gouvernementale mais elle ne s’arrêtera pas avec le Covid. Et c’est pourquoi il faudra assumer et poursuivre le choix de ne pas donner la priorité à « l’économie », mais au contraire s’organiser pour que l’économie soit placée au service des besoins.
Il n’y a donc pas à choisir entre une « économie » déjà malade et une urgence sanitaire. Céder aux sirènes de chefs d’entreprise qui pensent que cette économie se limite à leur chiffre d’affaires est l’assurance de perdre sur tous les tableaux à court et à long terme, sur le plan sanitaire comme économique. Il faut, au contraire, assumer le choix d’une organisation centrée sur les besoins humains et la sauvegarde de leur bien-être, ce qui implique aussi la gestion de la question écologique.
Remettre l’économie à sa place, celle qui vient après le bien-être général et qui, au reste, dépend de ce bien-être, c’est se donner les moyens de gérer au mieux cette crise sanitaire et ses conséquences. C’est aussi se donner les moyens de faire face aux vrais défis de cette crise : celle de sa gestion démocratique et des libertés publiques. Car comme l’a montré le choix du couvre-feu et la gestion actuelle de la crise en France, donner la priorité à l’économique n’est guère le garant d’un meilleur respect de ces libertés.
Romaric Godin