En ce jeudi matin, Jane Waithiegeni conduit un groupe de femmes âgées vers une salle d’entraînement de fortune, à Korogocho, un bidonville de Nairobi. Tout autour d’elles, des rayons du soleil matinal filtrent entre les planches de bois et les plaques de tôle qui font office de murs.
Jane Waithiegeni est en train de raconter que ses petits-enfants manquent d’appétit lorsque la dernière de ses élèves arrive, Rebecca Wambui, 100 ans, en appui sur une canne en bois. L’atmosphère devient grave et, en quelques minutes, les quinze grands-mères transforment cet espace en un frénétique dojo, décochant coups de poing et coups de pied à un punching-ball bricolé avec un sac empli de vieux vêtements. Leurs “Non ! Non ! Non !” résonnent dans l’air alors qu’elles passent à tour de rôle devant le sac. Bienvenue au cours de Ujamaa Karate – que l’on appelle ici aussi “Shoso jikinge”, “Grand-mère, protège-toi” –, où les vieilles femmes de Korogocho apprennent les arts martiaux.
Ce ne sont pas des karatékas très typiques, certes, mais ce qu’elles ont appris dans ces cours en a sauvé plus d’une. Dans ce quartier où les forces de l’ordre et les politiques sociales font défaut, plusieurs de ces femmes disent avoir réussi à repousser des agresseurs grâce aux techniques et à la confiance en soi qu’elles avaient acquises ici.
Il n’existe pas de données récentes sur les agressions sexuelles de femmes âgées à Korogocho, mais selon Lilian Kasina, qui dirige l’unité responsable de ce projet à l’hôpital pour femmes de Nairobi, environ une agression sexuelle sur cinq touche une femme de plus de 60 ans. Ce phénomène tient notamment à cette croyance locale, fallacieuse, selon laquelle on pourrait guérir du VIH en ayant des relations sexuelles avec une vieille femme.
Karaté, kung-fu et taikwendo
À quelques kilomètres au nord-est du centre de Nairobi, le bidonville de Korogocho est un dédale installé au pied d’une des grandes décharges à ciel ouvert de la ville, Dandora. Deux cent mille personnes y vivent entassées. Les feux de circulation sont rares. L’ordre est assuré principalement par un réseau de gangs locaux qui rendent les lieux particulièrement dangereux pour les femmes. “Les femmes se font agresser jusque dans leurs propres maisons”, dénonce Jane Waithiegeni.
En 2006, un couple d’Américains, Jake et Lee Sinclair, est venu à proximité de Korogocho pour travailler à un programme d’aide alimentaire aux enfants des rues. Choquée par les histoires d’agressions sexuelles qu’ils avaient entendues, Mme Sinclair, fan d’arts martiaux, a décidé d’ouvrir des cours d’autodéfense pour les femmes et les filles du coin – et notamment un cours dédié aux femmes de plus de 60 ans. Ses enseignements mêlent des techniques issues du karaté, du kung-fu et du taekwondo dans le but d’aider les femmes à maîtriser un agresseur.
Aujourd’hui, tous les cours sont assurés par des Kenyanes qui ont elles-mêmes reçu la formation, comme Jane Waithiegeni. Avant le karaté, Jane a suivi un parcours cahoteux. En 2013, elle s’est fait violer après s’être fait enlever dans le minibus qui la ramenait chez elle. Un an plus tard, elle a entendu parler d’une ONG qui donnait des T-shirts gratuits à qui acceptait de réaliser un test HIV. Sans vraiment réfléchir, elle a fait le test. Quel ne fut pas son choc quand elle apprit que le résultat était positif. C’était la conséquence, se dit-elle alors, de son viol. “Quand j’ai su que j’étais malade, j’étais très en colère. J’ai fait une dépression”, se souvient-elle. Peu de temps après, un ami lui a parlé des cours d’autodéfense Ujamaa.
“J’étais vieille et prête à mourir”
En cette matinée, elle regarde une de ses élèves, Njoki Muturi, 86 ans, esquiver les attaques d’un adversaire imaginaire en pratiquant différentes combinaisons de coups de poing sur le vieux sac de frappe. Njoki Muturi porte une flamboyante robe rouge et un turban bleu, avec un khanga aux couleurs vives – un rectangle de tissu traditionnel aux motifs géométriques – noué à la taille, et une paire de claquettes.
“Nous nous entraînons dans nos vêtements de tous les jours parce que c’est dans cette tenue qu’un agresseur nous trouverait”, explique Jane Waithiegeni. Njoki Muturi en sait quelque chose. Il y a quelques années, alors qu’elle travaillait dans sa ferme, à Kasarani, un quartier résidentiel des environs de Korogocho, elle a remarqué un homme qui rôdait dans le coin et l’épiait.
S’armant de tout le courage qu’elle avait acquis dans ses cours d’autodéfense, elle s’est approchée de lui avec à la main sa panga – sa machette de jardinage. “Je lui ai dit que j’étais vieille et que j’étais prête à mourir s’il le fallait”, se souvient-elle.
“En avançant vers lui, je lui ai demandé s’il était prêt lui aussi. Ce trouillard a compris que je ne plaisantais pas, et il a déguerpi.”
Dans ces cours, les vieilles femmes apprennent non seulement à se défendre, mais aussi à faire du bruit et à affirmer leur confiance en elles face à un agresseur, pour devenir des cibles moins faciles. David Mula, responsable du quartier de Korogocho et représentant du gouvernement applaudit :
“Les techniques de combat de nos mamies sont devenues légendaires ici, et les hommes qui pensaient que ces femmes étaient des mauviettes se sont ravisés.”
“Nous veillons les unes sur les autres”
Depuis quelques années, le programme dépasse sa vocation d’origine et ne se limite plus aux cours d’autodéfense. Plusieurs femmes gèrent actuellement ce que l’on connaît au Kenya sous le nom de “charma” : dans une sorte de coopérative, elles épargnent de l’argent qui permettra d’aider les membres de cette coopérative en cas d’urgence.
“Nous fabriquons des objets en perles et des paniers que nous vendons. Ensuite, nous épargnons ce que nous gagnons dans un fonds collectif”, explique Jane Waithiegeni, qui dirige aussi le collectif d’épargne.
En outre, elle et d’autres membres de cette communauté ouvrent ponctuellement un centre de soin destiné aux orphelins du quartier qui ont le sida, pour les empêcher d’errer dans les rues de la ville, où ils risquent de se faire recruter par des gangs.
Hélas, ces derniers mois, les mesures de confinement appliquées dans le pays pour lutter contre le Covid-19 compliquent les choses et les femmes n’ont pas de réserves d’argent pour faire fonctionner le centre.
Mais elles continuent fidèlement de se rassembler une fois par semaine dans leur salle, où Jane Waithiegeni leur fait réaliser une série d’exercices.
“Ces cours font plus pour nous que nous protéger des viols. Ils nous maintiennent actives physiquement alors que nous vieillissons”, se félicite Esther Wambui Muriithi, une autre participante du cours.”
Souvent, souligne-t-elle, les femmes s’assurent entre les cours que les autres vont bien.
“Nous veillons les unes sur les autres.”
Pauline Nyambura
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