Cette chercheuse française ouïghoure dénonce inlassablement le génocide en cours de son peuple en Chine.
« Je vous reconnais, vous êtes l’ambassadrice des Ouïghours ! » La jeune fille croisée dans l’ascenseur est aux anges. Son idole l’est moins : « On me fait porter beaucoup de responsabilités. »
Dilnur Reyhan est née en 1983, à 3 500 km de Pékin, à Ghulja, au Xinjiang. Berceau des humoristes et des grands écrivains ouïghours, la ville verdoyante a été la capitale de la Seconde République du Turkestan oriental dans les années 40.
A l’arrivée des communistes au pouvoir à Pékin, sa famille, de grands propriétaires terriens, est désignée comme « ennemie du peuple ». « Mon père, ingénieur, devait travailler comme chauffeur dans des villages de montagne, dans des conditions très difficiles. On ne le voyait que deux ou trois fois par an. Il est mort quand j’avais 9 ans. »
Lorsqu’elle a 4 ans, sa mère confie sa cadette à l’école pour l’occuper. « On ne pouvait pas y entrer avant 7 ans, mais c’était à côté, et tout le monde me connaissait. » A la surprise générale, la petite fille suit les cours et, dotée d’une mémoire hors du commun, obtient haut la main les meilleures notes lors des examens.
Plus tard, pour passer le bac à 14 ans, elle fera inscrire « 1980 » comme année de naissance sur sa carte d’identité. « Cette question d’âge est un élément déterminant de ma vie. J’étais petite et maigre, on ne me prenait pas au sérieux. J’ai dû me faire respecter par mon travail. » Encore aujourd’hui, elle n’atteint pas le 1,60 m, et, avec ses baskets et son blouson noir, elle pourrait passer pour une étudiante dans les couloirs de l’Inalco, où elle est chargée de cours de langue ouïghoure depuis 2013.
Déclassée, la famille, dont les biens ont été confisqués, vit chichement. « Nous ne partions pas en vacances, mais on avait des piles de livres. Je dévorais Balzac, Hugo, Maupassant. »
Dans ces confins de la Chine, la littérature, le théâtre, l’administration, tout se vit en ouïghour, langue turque qui s’écrit en caractères arabes. Le mandarin n’est alors enseigné qu’au collège, quelques heures par semaine. Même pour une enfant précoce, l’avenir est semé d’embûches quand on est issue d’une « minorité ethnique ». Ses résultats devaient lui permettre d’intégrer l’université de médecine de Shanghai, après deux années de prépa. « J’étais première de ma promo. Mais la fac a décidé de refuser les étudiants non chinois. Mon rêve s’est brisé. »
La jeune Dilnur se retrouve inscrite d’office en cursus de pédagogie dans une université de province, à 2 500 km de chez elle. Elle partage son dortoir avec des Hui, des Chinoises musulmanes. « J’avais grandi dans un environnement laïque, et j’étais fanatiquement antireligieuse. Mais j’ai fait la connaissance de filles voilées brillantes et très sympas. J’étais la seule à ne pas faire le ramadan. Dans l’ambiance, je les ai suivies, et elles m’ont appris à prier. » Aujourd’hui, elle ne pratique plus mais croit toujours en Dieu. « La religion m’a appris l’optimisme. Cela m’aide à tenir. »
Sa licence achevée, elle s’installe à Urumqi, mais se heurte à la corruption et aux annonces d’emplois qui spécifient « pas de minorités » ou « hommes seulement ». « Quand tu es une femme et que tu as été à l’école ouïghoure, tu n’as aucune chance d’avoir un bon emploi au Xinjiang. »
En 2003, elle végète au chômage quand les formalités pour étudier à l’étranger s’allègent. Elle débarque à Lyon, vit en dortoir dans un foyer pour vieux travailleurs immigrés. Son objectif est de « devenir journaliste et de dénoncer le colonialisme chinois ».
Elle échoue à entrer à Sciences-Po, s’inscrit en master de communication à Paris-VII, fonde une association étudiante, organise des festivals pour faire connaître la culture ouïghoure, « très importante dans le monde centrasiatique ».
Une fois diplômée, elle est embauchée chez Publicis. Mais la préfecture omet de traiter son dossier et elle perd son CDI. Par chance, cette boulimique de travail, qui maîtrise cinq langues, avait entamé en parallèle un doctorat en sociologie, ce qui lui évite l’expulsion. En 2015, elle abandonne la nationalité chinoise et devient française.
Fin 2016, elle termine sa thèse sur l’usage d’Internet par la diaspora ouïghoure lorsqu’une chape de plomb tombe sur le Xinjiang. Des centaines de milliers d’habitants sont envoyés en camp de « rééducation » ou de travail sous prétexte de « déradicalisation ».
Sa voix se brise. « Près de neuf Ouïghours sur dix présents en France ont perdu contact avec leur famille. » Ceux qui rentrent en Chine sont arrêtés.
Dilnur Reyhan enquête, active ses contacts, répond aux médias, alerte les élus, exhorte les membres de la diaspora à s’engager, fonde l’Institut ouïghour d’Europe.
A 37 ans, elle reste discrète sur sa vie sentimentale, vit de peu, est hébergée par des amis. Ce qui n’empêche pas la propagande chinoise de l’accuser d’être financée par la CIA. La frontière se fait de plus en plus floue entre son travail de chercheuse et son militantisme. « C’est une vraie lutte en moi, j’essaie de faire au mieux. C’est difficile de prendre la distance nécessaire alors que mon peuple vit une période génocidaire. Mon cousin a passé deux ans en camp, et son fils a été condamné à 15 ans de prison pour avoir étudié en Turquie. »
Ces derniers mois, elle a été propulsée en première ligne par la campagne contre les camps et le travail forcé menée sur les réseaux sociaux par Raphaël Glucksmann. « Elle est devenue la voix de son peuple, une voix moderne, que les Occidentaux peuvent comprendre, réagit l’eurodéputé. C’est vital, car elle donne un visage à des masses invisibles et réduites au silence. Alors que le but de la Chine est de couper les ponts entre les Ouïghours et l’Occident, elle en est devenue la passeuse. Quelque part, elle ne s’appartient plus. »
En septembre 2019, elle réussit à parler à sa mère et à sa sœur par l’intermédiaire d’une amie. Aussitôt, des policiers débarquent chez celles-ci, les harcèlent jour et nuit, exigent que Dilnur envoie une copie de ses papiers français. Devant les suppliques de sa sœur, elle cède. Un homme, qu’elle soupçonne d’appartenir aux services secrets, l’appelle depuis un numéro fixe chinois, lui demande quand elle va rentrer en Chine. « A leurs yeux, je suis toujours chinoise. Ma nationalité française ne me protège pas. »
Il y a quelques semaines, sa mère et sa sœur ont de nouveau été injoignables. Dilnur Reyhan craint alors qu’elles aient été arrêtées. Elle rappelle le numéro fixe. « Je leur ai dit : « Si vous touchez à ma famille, je vais mettre toute la France derrière moi. » »
Après une semaine, le contact est rétabli. Mais les conversations, surveillées, sont vides de sens. Un seul mot peut justifier une condamnation pour « terrorisme » ou « extrémisme ». « Ma mère m’a appris la mort de sa grande sœur. Je n’ai rien pu dire pour la consoler, car en ouïghour, tous les termes coutumiers sont liés à la religion. Leur inhumanité nous a rendus inhumains. »
1983 : Naissance à Ghulja (Xinjiang).
2003 : Etudie en France.
2015 : Prend la nationalité française.
2019 : Fonde l’Institut ouïghour d’Europe.
Octobre 2020 : Crée un collectif de solidarité avec le peuple ouïghour à l’Assemblée nationale.