Dans le texto envoyé à 4 h 30 du matin, raconte le journal Nikkei “Asia”, Kim, 36 ans, employé par la société de livraison Nanjin Express, écrit : “C’est devenu tellement dur.” Au cours de sa journée, il avait livré 420 paquets. Une fois rentré chez lui, il a à peine eu le temps d’avaler une bricole et de prendre une douche avant d’enchaîner sur une nouvelle journée. Une journée sans fin, comme le souligne Nikkei Asia, qui poursuit :
“Quelques jours après avoir envoyé ce message, Kim a été retrouvé mort chez lui. Et il n’est pas le seul. Au total, 14 livreurs sont ainsi décédés de troubles cardiaques, imputés par des membres d’associations à l’excès de travail. En effet, la pandémie de coronavirus a entraîné une hausse considérable des volumes de livraison de colis.”
Voilà des années que la Corée du Sud est une des championnes de la livraison. Elle se place plus précisément sur la deuxième marche du podium, indique The South China Morning Post, juste derrière la Chine avec un taux d’achats en ligne de 54 % (contre 61 % pour sa grande voisine). La tendance devrait s’amplifier dans les prochaines années, pour atteindre un volume d’achats de 90,5 milliards de dollars en 2024 contre 41,9 milliards en 2017, ajoute le quotidien de Hong Kong en citant des données de Statista, une société allemande d’études de marché.
97 % des courses en ligne chez les 20-30 ans
Des chiffres qui ne tiennent pas compte de l’accélération – pour ne pas dire de l’emballement – provoquée par la pandémie de Covid-19. “Du fait de la pandémie, moins de gens font leurs courses à l’extérieur, si bien que de nombreuses applis et de nombreux sites de vente en ligne comme Coupang – qui a pour slogan ‘la livraison turbo’ – bénéficient d’une demande sans précédent. Une surcharge pour les livreurs dans un pays très à l’aise avec le numérique, où l’année dernière quelque 97 % des 20-30 ans ont fait leurs courses sur Internet, selon Statista”, constate le South China Morning Post.
Or, en Corée du Sud, les journées à rallonge sont déjà la norme, renchérit Nikkei Asia. En particulier pour les emplois les moins qualifiés.
“Une étude publiée l’année dernière par l’Institut coréen des transports [un groupe de réflexion] fait apparaître que les livreurs travaillent en moyenne 12,7 heures par jour et 25,6 jours par mois, pour 3,02 millions de wons [2 225 euros] mensuels en moyenne.”
Et alors que 390 000 emplois ont été perdus en septembre, selon Statistics Korea, ceux qui ont conservé le leur n’ont guère d’autre choix que de se soumettre à ces cadences infernales.
C’était le cas de Kim Sung-jin, un livreur vivant à Anyang, dans la banlieue de Séoul, qui a fini par jeter l’éponge. Au South China, il raconte que “les bons jours”, il travaillait de 7 heures du matin à 21 heures. “Les jours où j’avais beaucoup de paquets à trier et à livrer, je travaillais jusqu’à 2 heures du matin.” Un rythme obligé pour empocher en fin de mois les 2 millions de wons (1 500 euros) indispensables aux besoins de sa famille.
Prise de conscience
La mort des 14 livreurs, explique le Nikkei Asia, “a suscité une prise de conscience en Corée du Sud, un pays habitué à des livraisons rapides et bon marché, et remis au centre des préoccupations la sécurité au travail”. Le moment est-il enfin venu de légiférer sur la question ? Dans la classe politique comme parmi les syndicats, beaucoup le pensent.
Et face à la pression de l’opinion, Hanjin, la société pour laquelle Kim travaillait, a promis fin octobre “de supprimer son service de livraison nocturne [pour le lendemain matin] et d’embaucher 1 000 travailleurs pour trier les colis avant livraison, une tâche qui revenait habituellement aux livreurs, dont les heures supplémentaires n’étaient pas payées”.
La prise de conscience semble se propager au sein de la société également. Nikkei Asia raconte qu’un nombre croissant de clients déposent devant leur porte des en-cas ou des boissons pour les livreurs, accompagnés de petits mots d’encouragement. Et surfant sur cette nouvelle vague, Lee Jae-myung, gouverneur de la province la plus peuplée et candidat potentiel du parti au pouvoir pour la présidentielle de 2022, a partagé le hashtag #늦어도괜찮아 qui pourrait être ainsi traduit : “Pas de problème s’il y a du retard.”
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