Berat Albayrak a annoncé le 8 novembre sa démission du ministère turc du Trésor et des finances. Il était un homme clé dans le dispositif du président Recep Tayyip Erdogan, au point que certains voyaient en lui un potentiel successeur au Reis.
Marié à la fille aînée du chef de l’État, Esra, le jeune politicien – il n’a que 42 ans – avait déjà rendu de grands services à son beau-père, de la prise de contrôle de médias d’opposition à la gestion en sous-main d’une fructueuse entreprise de transport de pétrole irakien. Ses faits d’armes l’avaient propulsé en 2015 à la tête du ministère de l’énergie, puis, en 2018, aux commandes du Trésor et des finances, faisant de lui le deuxième homme le plus puissant du pays.
Ces dernières années, le jeune Albayrak avait développé une autre qualité précieuse : il était devenu l’homme qui parle à l’oreille de Donald Trump. Ou plus précisément à l’oreille du gendre du président américain, Jared Kushner, nommé envoyé spécial pour le Proche-Orient par son beau-père. En novembre 2019, le New York Times avait révélé les détails de cette diplomatie familiale entre deux chefs d’État toujours prêts à court-circuiter leurs propres institutions pour privilégier le dialogue d’homme à homme, de clan à clan.
Las, après la victoire du candidat démocrate Joe Biden à la présidentielle américaine, le 4 novembre, Jared Kushner, à l’instar de son mentor, devra faire ses bagages d’ici à janvier, et la relation privilégiée qu’entretenait Berat Albayrak avec son alter ego américain, autrefois un atout, est devenue un fardeau.
Car, au cours de ses rencontres informelles dans le bureau Ovale de la Maison Blanche, le ministre turc s’est immiscé dans des sujets sensibles, comme le procès engagé à New York contre la banque publique turque Halkbank, poursuivie pour avoir massivement enfreint les sanctions américaines contre l’Iran – un dossier impliquant directement le clan Erdogan –, ou l’achat par la Turquie de systèmes de missiles anti-aériens russes S-400. Dans les deux cas, Donald Trump a fait écran aux sanctions qui menaçaient ses amis turcs.
Or ce sont précisément ces deux dossiers « qui vont rappeler à Erdogan qu’il y a un nouvel occupant à la Maison Blanche », estime Gönül Tol, directrice du programme Turquie du Middle East Institute (MEI). « Le président Biden va rappeler à Erdogan ce qu’il lui avait dit quatre ans plus tôt, quand il était vice-président et qu’Erdogan l’avait approché avec des demandes similaires : qu’il y a un État de droit et une séparation des pouvoirs dans ce pays », écrit l’analyste dans une note publiée le 9 novembre par le MEI.
L’étrange démission de Berat Albayrak, annoncée dimanche soir uniquement sur le compte Instagram du ministre, évoque laconiquement des « problèmes de santé ». Est-elle un trophée offert à Joe Biden, le gage d’une volonté de coopérer avec sa future administration ? C’est ce que pense le journal d’opposition Birgün. « Que la démission survienne juste après les élections aux États-Unis n’est pas une coïncidence », affirme le quotidien de gauche dans un éditorial collectif. « Albayrak est depuis le début dans le viseur des États-Unis dans le cadre de l’affaire de la Halkbank. »
Berat Albayrak est aussi devenu l’incarnation d’une politique économique iconoclaste, maintes fois décriée par le monde financier, prônant le maintien de taux d’intérêts bas en toutes circonstances pour soutenir l’activité économique, qui a conduit à une dépréciation rapide de la valeur de la livre turque face au dollar et à l’euro – 34 % depuis le début de l’année, 50 % sur 30 mois.
Cette chute a contraint une banque centrale aux ordres du président et de son gendre à dilapider ses réserves de devises pour soutenir la monnaie nationale. Cette stratégie aurait coûté à la Turquie plus de 100 milliards de dollars (85 milliards d’euros) cette année, selon une estimation de Goldman Sachs Group, citée par l’agence Bloomberg. La Turquie n’aurait plus que 18 milliards de dollars de réserves nettes.
Le départ d’Albayrak a été précédé de 48 heures et sans doute causé par le limogeage, sur ordre présidentiel, du gouverneur de la Banque centrale (TCMB) Murat Uysal, un proche du ministre, et son remplacement par Naci Agbal, un homme lige du président – il est directeur de la stratégie et du budget auprès du chef de l’État.
Le licenciement d’Uysal et la démission d’Albayrak ont été perçus comme le signal d’un retour à une politique économique plus orthodoxe par les analystes comme par les marchés, qui ont salué la nouvelle avec une forte hausse de la livre turque (+ 5,5% lundi face à l’euro). Dès son arrivée, le nouveau président de la banque centrale turque a proclamé son attachement aux « principes de transparence, responsabilité et prédictibilité », ce qui semblait accréditer ce scénario.
Après plusieurs jours de silence, Erdogan a finalement adressé le 10 novembre un message de félicitations à Joe Biden, dans lequel il juge « nécessaires le développement et le renforcement » des relations turco-américaines « sur la base de l’intérêt partagé et des valeurs communes ». Mais il est déjà acquis que les liens entre les deux hommes n’atteindront pas la « chaleureuse amitié » vantée par le Reis dans la lettre qu’il a envoyée le même jour à Trump.
Joe Biden connaît bien Erdogan. Il l’a rencontré à plusieurs reprises durant son mandat de vice-président dans l’administration de Barack Obama. Et, clairement, le courant ne passe pas. Deux interventions filmées du politicien démocrate, datant de 2019, ont provoqué la fureur d’Ankara quand elles ont émergé sur internet, en août dernier.
Dans la première, Biden revient sur l’attitude, selon lui néfaste, du Reis dans la lutte contre l’État islamique en Syrie et en Irak. « La Turquie est le vrai problème ici et je serais heureux d’avoir une vraie conversation à huis clos avec M. Erdogan et de lui faire savoir qu’il va payer un prix élevé pour ce qu’il a fait. » Dans la seconde, extraite d’un entretien au New York Times, il propose de soutenir officiellement les leaders de l’opposition turque « pour qu’ils soient capables d’affronter et de vaincre Erdogan – pas par un putsch, mais par le processus électoral ».
Pour Asli Aydintasbas, spécialiste de la Turquie au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), Ankara nourrit aujourd’hui deux inquiétudes principales à l’égard de la future administration démocrate : que Biden « réintroduise le discours de promotion de la démocratie et des droits de l’homme dans les relations bilatérales » et qu’il soutienne « des politiques d’endiguement de la Turquie en Libye, Méditerranée orientale et Syrie ».
La Turquie pourrait par ailleurs faire les frais des jeux de pouvoir à venir au sein de l’appareil d’État américain. « À un moment où Biden va devoir se battre pour trouver un terrain d’entente avec un Sénat potentiellement dominé par les républicains, punir Erdogan pour les S-400 pourrait être un moyen commode de jeter des ponts vers l’autre bord », commente Gönul Tol. « Tout cela ne suggère pas qu’un “nouveau départ dans les relations bilatérales’’, tel qu’il a été proposé par certains à Washington et Ankara, est impossible, conclut l’analyste. Simplement, il va exiger bien davantage de concessions de la part d’Erdogan. »
Nicolas Cheviron
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