Trois ans après le début de son intervention militaire au Yémen contre la rébellion des houthistes qui avait chassé le gouvernement du président Abd Rabbo Mansour Hadi [1], la coalition mise sur pied par l’Arabie saoudite n’a toujours pas atteint son objectif. Initiée par Mohamed Ben Salman, aujourd’hui prince héritier du trône saoudien, cette intervention devait être courte. Personne n’en avait dissuadé le royaume. Les États-Unis ne désiraient pas contrarier davantage leur allié régional, déjà vent debout contre le principe voulu par l’administration Obama d’un accord avec l’Iran sur la question du nucléaire. Cet accord allait en effet ouvrir la porte de la levée des sanctions internationales pesant sur la République islamique.
CONTRE L’AVIS DES IRANIENS
Pour l’Arabie saoudite, les houthistes sont avant tout un pion que l’Iran avance à sa frontière méridionale. À ses yeux comme à ceux de ses alliés, un parti qui leur est opposé ne peut être qu’une marque de fabrique iranienne ; la notion d’« allié objectif » s’efface devant celle d’« allié subordonné ». La réalité est pourtant à l’origine un peu différente. L’Iran était lourdement engagé en Syrie avec Bachar Al-Assad contre les groupes révolutionnaires et en Irak aux côtés du gouvernement de Bagdad contre l’organisation de l’État islamique (OEI). La République islamique, qui espérait surtout une issue favorable des négociations sur ses capacités nucléaires, ne cherchait pas à ouvrir un nouveau front au Yémen. L’offensive des houthistes contre le régime yéménite a débuté en septembre 2014 avec le soutien de l’ancien président Ali Abdallah Saleh, leur ennemi d’hier devenu allié du jour dans l’espoir de reprendre le pouvoir dont il avait été déchu en 2011. Elle n’a pas été commanditée ni orchestrée par Téhéran, bien au contraire : la prise de Sanaa par les houthistes a été faite non seulement en dehors des Iraniens, mais contre leur avis. Téhéran avait d’autres priorités et ne voulait pas risquer d’être impliqué dans un nouveau conflit dont il savait qu’il ne pourrait pas se tenir à distance. De son côté, le mouvement houthiste, dont l’origine strictement yéménite et étrangère à l’Iran remonte aux années 1990, s’est révolté en 2014 contre une allocation des pouvoirs territoriaux par le président Hadi jugée défavorable. Sa rébellion armée était — est toujours — provoquée par une question de politique intérieure yéménite.
La coalition saoudienne — saoudo-émiratie devrait-on dire, tant la participation des autres coalisés est au mieux achetée par Riyad ou Abou Dhabi pour qu’ils envoient quelques troupes — est enlisée depuis trois ans sur une ligne de front qui a peu évolué. Des territoires conquis par l’alliance houthiste-Saleh jusqu’en mars 2015, seuls ont été repris Aden et sa région jusqu’à la périphérie de Taëz au sud, un morceau de frange côtière sur la mer Rouge au sud-ouest, et la région d’Al-Jaouf au nord. Plusieurs facteurs expliquent l’enlisement de la coalition et l’échec actuel de son intervention.
Le premier réside dans la stratégie militaire suivie. L’Arabie saoudite n’a pas voulu engager son armée sur le sol yéménite. Elle s’est limitée à dresser un rideau de protection le long de la frontière, où la guérilla houthiste lui inflige des pertes significatives en hommes et en matériels (plus d’une vingtaine de chars Abrams détruits). Contrairement aux Saoudiens, les Émirats arabes unis (EAU) ont déployé un corps expéditionnaire terrestre à base de quelques dizaines de blindés (chars Leclerc), d’artillerie et de véhicules de combat divers. Cependant, sa dimension limitée le destinait soit à la protection des points stratégiques reconquis (notamment Aden), soit à l’appui partiel des troupes loyalistes yéménites ou miliciennes tribales. Parmi elles, Riyad arme et finance notamment celles du parti Al-Islah affilié aux Frères musulmans, et Abou Dhabi, qui honnit les Frères musulmans, celles d’obédience salafiste.
DES COMBATTANTS D’AUTRES PAYS
Saoudiens et Émiratis sont en effet désireux de limiter au maximum leur engagement physique au sol. Ils ont payé la fourniture de troupes de certains pays pour épauler les forces yéménites loyalistes, comme le Soudan (qui a avoué 412 morts au Yémen en septembre 2017), le Maroc, l’Érythrée ou le Sénégal, pour un total de quelques milliers d’hommes. Abou Dhabi a également dépêché quelques centaines de mercenaires privés. Ni Riyad ni Abou Dhabi ne veulent endosser le coût humain qu’engendre inéluctablement l’engagement dans un conflit, surtout face à des milices aguerries. C’est pour eux une question de politique intérieure, avec des populations peu habituées et peu préparées à accepter trop de pertes parmi les leurs. Les 55 Émiratis victimes d’un missile lancé par les houthistes en septembre 2015 dans la région de Marib, à l’est de la capitale Sanaa, ont créé un choc. Jamais l’armée émirienne dans son histoire n’avait subi autant de pertes. Elles se seraient élevées à 80 quand le ministre émirati des affaires étrangères Anouar Gargach a déclaré, d’après l’agence Reuters, en juin 2016 : « Notre position aujourd’hui est claire : la guerre est pratiquement terminée pour nos troupes », avant d’ajouter « Nous examinons les arrangements politiques et notre rôle politique est maintenant d’autonomiser les Yéménites dans les zones libérées ». Depuis cette période, tout en restant formellement dans la coalition, Abou Dhabi poursuit en priorité des objectifs qui lui sont propres et en grande partie étrangers à la raison d’être initiale de l’intervention militaire. Il s’agit d’un appétit géopolitique et économique autour du détroit de Bab El-Mandeb. Il consiste à s’assurer la tutelle des ports yéménites et de leur environnement côtier, en parallèle avec le Somaliland et en Érythrée où Abou Dhabi développe des infrastructures à Berbera et Assab.
À cette fin, les EAU mènent deux fronts au Yémen. Le premier est le soutien du camp sécessionniste sudiste, le Conseil de transition du Sud (CTS). Ils ont ainsi armé et financé depuis 2016 des milices attachées à ce camp, à Aden (les brigades Al-Hizam, ou « Ceinture du Sud »), comme dans les provinces du Chabwa (les « forces d’élite shabwani ») et de l’Hadramaout (les « forces d’élite hadrami »). À l’extrême est, dans la région d’Al-Mahra, les tentatives d’Abou Dhabi de créer des milices à sa solde se heurtent à l’opposition d’Oman qui, pour sa sécurité et avec l’appui de l’Arabie saoudite, tient à la neutralité de cette région frontalière. Le soutien émirati au CTS va jusqu’à cautionner sa prise de contrôle de la ville d’Aden par les armes, en janvier 2018, contre les forces loyales au président Hadi. C’est aussi largement dans ce cadre qu’au sud-ouest du Yémen, le corps expéditionnaire émirati appuie la tentative de progression des forces loyalistes sur la côte de la mer Rouge vers le port de Hodeïda aux mains des houthistes.
LE FRONT FACE À AL-QAIDA
Le second front mené par les Émiratis est de combattre Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) parce que ses plus fortes implantations sont justement au sud du Yémen et dans l’Hadramaout. Les EAU ne partagent pas la complaisance de l’Arabie saoudite à l’égard d’AQPA au motif que ses milices combattent elle aussi les houthistes. Après avoir appuyé en 2016 la reprise de la ville portuaire de Mukalla des mains d’AQPA via des éléments de l’armée loyaliste ainsi que des milices salafistes, ils soutiennent les combats menés par les forces à leur solde dans l’Abyane, le Chabwa et l’Hadramaout contre l’organisation. Abou Dhabi bénéficie dans ce domaine du soutien des États-Unis qui ont parallèlement intensifié leurs raids aériens, et parfois de forces spéciales, contre AQPA, et tend à se coordonner avec eux.
Les forces yéménites restées loyales au président Hadi ont donc la charge essentielle des combats face à des milices houthistes. Combats rendus d’autant plus difficiles par les montagnes qui recouvrent l’essentiel des territoires que contrôlent les rebelles. Ceux-ci ont prouvé, entre 2004 et 2009, qu’ils étaient capables de résister aux assauts répétés menés par l’armée, la garde républicaine et les chasseurs bombardiers Mig 29 et Sukhoi 22 du président Saleh, sans même disposer à l’époque d’armements lourds. Mais aussi de pénétrer temporairement en territoire saoudien où ils avaient déjà infligé des pertes conséquentes à une armée saoudienne incapable de les contenir sur sa frontière. Aujourd’hui, les forces loyalistes sont dans une situation plus défavorable : d’une part l’appui au sol fourni par le corps expéditionnaire émirati ne s’applique pas partout, d’autre part les houthistes bénéficient cette fois du soutien de franges de l’armée rangées de leur côté, dont celles qui ont suivi l’ex-président Saleh, et de leurs armements lourds. Le retournement d’alliance d’Ali Abdallah Saleh (énième de sa longue carrière) le 2 décembre 2017 et son assassinat consécutif le 4 par les houthistes ne semblent pas avoir provoqué, hormis quelques défections, de retournement similaire des sympathisants de l’ancien dictateur.
S’ils ne s’engagent pas eux-mêmes directement au sol — ou peu —, les Saoudiens et les Émiratis recourent massivement aux bombardements. En trois ans, plus de 16 000 raids aériens ont ainsi été menés par leurs aviations, soit davantage que le total de ceux effectués, sur une période plus longue, en Irak ou en Syrie par la coalition anti-OEI. Les F15, Typhoon et Tornado de l’armée de l’air saoudienne et les F16 et Mirage 2000-9 de son homologue émirati, auxquels sont adjoints quelques F16 marocains et jordaniens, pilonnent sans relâche dépôts et infrastructures diverses du camp houthiste, quitte à dédier 30 % de ces raids à des cibles civiles, y compris en milieu urbain. Et appuient la difficile avancée des troupes yéménites au sol.
La calamiteuse stratégie militaire mise en œuvre par la coalition et les divergences apparues entre les objectifs de ses deux principaux membres créent son enlisement et son incapacité à vaincre militairement le camp houthiste. Ajouté à la vaine poursuite des bombardements, cela ne peut qu’aggraver davantage les « dégâts collatéraux » au sein d’une population civile dont la majorité est déjà en détresse humanitaire. Au plan politique, cette guerre, à l’opposé de l’objectif poursuivi par Riyad, Abou Dhabi et leurs soutiens extérieurs de contenir l’influence iranienne dans la région, a fortement resserré les liens entre les houthistes et la République islamique. L’aide de cette dernière s’est en effet accrue au cours du conflit et à cause de lui. C’est probablement l’Iran qui a aidé à améliorer la portée de quelques missiles balistiques parmi ceux, de type SCUD, dont disposaient déjà les houthistes dans les dépôts de l’ex-garde républicaine.
DES ATTAQUES AVEUGLES
La coalition anti-houthiste a ainsi offert à Téhéran une base d’influence au sud de la péninsule Arabique où elle n’en avait pas. Elle a parallèlement favorisé le développement d’une fracture locale entre sunnites et zaydites qui n’existait pas auparavant. Au Yémen, les zaydites (qui appartiennent à une autre branche du chiisme que celle de l’Iran) et les sunnites (qui sont d’école chaféite [2]), partageaient très souvent les mêmes mosquées. Plus révélateur encore : le cœur du parti yéménite Al-Islah pourtant affilié aux Frères musulmans provenait de tribus zaydites. Le résultat a été de faire entrer le Yémen dans le club des pays structurellement déstabilisés par le clivage sunnite-chiite entretenu par la très profane guerre froide entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Sont-ce les objectifs des États-Unis, qui prodiguent des ravitaillements en vol au profit des raids aériens de la coalition et lui fournissent, avec la France, une aide en renseignement ? Sans parler des relations commerciales d’armement qui les lient, ainsi que le Royaume-Uni, à l’Arabie saoudite et aux EAU.
« Les civils font face à des attaques aveugles, des bombardements, des tireurs d’élite, des munitions non explosées, des tirs croisés, des enlèvements, des viols et des détentions arbitraires, et d’autres dangers. En février seulement, au moins 53 enfants ont été tués et 92 ont été mutilés dans 12 gouvernorats », rapporte le bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA). La population civile déplore davantage encore de victimes en conséquence de la très forte aggravation de la situation humanitaire provoquée par la guerre et le blocus naval organisé par les marines saoudienne, émiratie et égyptienne pour contrer toute contrebande d’armements provenant de l’Iran au profit du camp houthiste. « Maintenant dans la quatrième année de conflit, plus de 22 millions de personnes — soit les trois quarts de la population — ont besoin d’aide humanitaire et de protection, faisant du Yémen la pire crise humanitaire au monde », alerte l’OCHA. À elle seule, la propagation du choléra a fait 2 200 morts en 2017 et un million de personnes en sont atteintes selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Au choléra s’ajoutent d’autres maladies diverses qui, en sus d’une malnutrition elle aussi aggravée par la guerre, touchent particulièrement les enfants. En janvier 2017, l’OCHA annonçait un bilan de 10 000 morts, chiffre repris depuis un an par la plupart des médias, comme si le compteur était resté bloqué. Entre les décès directs et indirects, le bilan actuel réel de cette guerre calamiteuse demeure largement sous-estimé.
En réponse aux critiques de plus en plus nombreuses qui leur sont adressées, l’Arabie saoudite et les EAU ont annoncé début avril leur volonté d’accroître leur aide humanitaire en fournissant ensemble un chèque de près d’un milliard de dollars (811 millions d’euros) au fonds que tente de rassembler l’OCHA pour venir en aide à la population yéménite. Ces deux riches monarchies, qui pratiquent la guerre avec le sang des autres, peuvent bien s’offrir le luxe d’une telle prodigalité, aussi généreuse dans son intention que le sont les bombes qu’ils déversent sur un pays comptant parmi les vingt-cinq plus pauvres de la planète. Il semble que la légitimité aussi puisse s’acheter.
Marc Cher-Leparrain
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