Après avoir longtemps fermé les yeux sur la persécution de la minorité musulmane ouïghoure en Chine, la communauté internationale – acculée par l’accumulation de révélations, sous la pression d’ONG, de chercheurs, de citoyens – commence à sortir de son silence. Enfin, une partie seulement. Deux États – le Canada et les États-Unis – se distinguent et emploient des termes controversés en Europe comme « génocide » ou « camps de concentration ».
Fin octobre, le Parlement canadien a parlé d’un « génocide ». C’est la première fois que des parlementaires d’un pays démocratique nomment de la sorte les politiques ultrarépressives infligées par le régime chinois aux Ouïghours, ainsi qu’aux autres ethnies musulmanes dans la région du Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine. Dimanche 15 novembre, l’ambassadeur du Canada aux Nations unies a enfoncé le clou et demandé à l’ONU de déterminer si le monde est « face à un génocide » en Chine.
Parler de génocide a des conséquences légales. La Convention de l’ONU de 1948 oblige les États membres à le prévenir et à le punir. L’ONU le définit comme un crime commis « dans l’intention de détruire, ou tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », notamment par des mesures « visant à entraver les naissances au sein du groupe ».
Or cette dernière arme démographique est prisée par Pékin, qui mène une politique de contrôle des naissances très coercitive dans le Xinjiang, en forçant stérilisations, avortements et contraceptions, comme l’ont révélé les travaux de l’anthropologue allemand Adrian Zenz, l’un des premiers chercheurs à dévoiler l’ampleur des camps d’internements.
Les États-Unis vont dans cette même direction. Le 6 juillet, le Washington Post, l’un des journaux américains phares, signait un édito sans pincettes et appelait au boycott des Jeux olympiques d’hiver de Pékin en 2022 : « Ce qui se passe au Xinjiang est un génocide. »
Fin octobre, au même moment que les Canadiens, des sénateurs américains, issus des deux partis, demandaient de déclarer la Chine coupable de génocide. Le démocrate Joe Biden, qui vient de l’emporter face à Donald Trump, en parle aussi et a promis « une réponse ferme » lorsqu’il entrera à la Maison Blanche.
Dans un pays où la liberté religieuse est fondamentale, pour la droite conservatrice en particulier, l’administration Trump a, à plusieurs reprises, ces dernières années, franchement dénoncé le sort des Ouïghours, se démarquant des grandes puissances occidentales frappées d’apathie.
Mike Pompeo, le chef de la diplomatie américaine, a eu des mots très durs envers le pouvoir chinois. Il a qualifié la répression systématique des Ouïghours « de pires taches dans le monde en ce siècle ». Au lendemain des révélations sur les stérilisations de masse, il a dénoncé le « mépris absolu du Parti communiste chinois envers le caractère sacré de la vie et de la dignité humaine ».
Tout comme Hong Kong, les Ouïghours sont aussi devenus un instrument parmi d’autres de la crise inédite entre les deux superpuissances depuis leur reconnaissance mutuelle en 1979, crise accentuée par la pandémie de coronavirus.
En 2019, Elnigar Iltebir, une universitaire américaine d’origine ouïghoure, avait été nommée directrice pour la Chine au sein du Conseil de sécurité nationale à la Maison Blanche, en tant que chargée des questions liées au commerce, à l’armée et aux droits humains.
Les États-Unis sont pour l’heure le seul pays à avoir joint les actes aux paroles, même si cela reste encore très symbolique et insuffisant. Mi-septembre, le gouvernement américain a annoncé qu’il bloquait l’importation d’une série de biens provenant du Xinjiang (qui produit 80 % du coton chinois et caracole en tête des plus grandes régions exportatrices au monde de coton).
Parmi les biens interdits : des vêtements, des produits capillaires, des pièces informatiques car ceux-ci seraient fabriqués dans des usines du Xinjiang qui esclavagisent des Ouïghours opprimés.
La décision intervient six mois après un rapport de l’ASPI, un centre de recherche australien indépendant (qui reçoit des fonds du ministère de la défense, ce qui lui vaut les attaques de Pékin et de ses médias), qui révèle comment 83 entreprises internationales de l’industrie électronique, automobile et de la mode ont bénéficié du travail forcé, dans des conditions inhumaines, de plus de 80 000 Ouïghours.
En juin, Donald Trump, le président sortant, a promulgué le « Uyghur Human Rights Policy Act », sorte d’extension de la loi Magnitski. Adoptée en 2012 pour sanctionner des Russes accusés d’avoir été derrière la mort sous la torture de Sergeï Magnitski, un avocat russe qui avait dénoncé l’un des plus grands réseaux de corruption d’État sous Poutine, la loi Magnitski a été élargie à tous les suspects de violation des droits humains ou de grande corruption.
Le « Uyghur Human Rights Policy Act » s’en inspire. Il s’agit de mettre sur liste noire et de sanctionner économiquement les dirigeants chinois, acteurs de la répression des Ouïghours, de leur interdire le sol américain, de les empêcher de faire affaire avec des entreprises américaines où qu’elles soient et de geler leurs avoirs aux États-Unis.
Premières figures ciblées : Chen Quanguo, la main de fer du Parti communiste chinois au Xinjiang, l’architecte de l’emballement de la machine répressive, mais aussi des responsables de CCPX, un conglomérat paramilitaire agricole, industriel et minier qui a longtemps abrité des camps de travail forcé dans le nord-ouest de la Chine.
De l’autre côté de l’Atlantique, l’Union européenne se lève très timidement. Elle se refuse à parler de génocide (« C’est à un tribunal de le définir », fait savoir la voix porte-parole) et propose d’envoyer des « observateurs indépendants » dans le Xinjiang, laboratoire d’une surveillance orwellienne, quadrillé par des forces sécuritaires et militaires sur lesquelles personne ne peut enquêter indépendamment.
« On a mis trois ans pour faire prononcer aux dirigeants européens le nom des Ouïghours mais il n’y a aucune mesure concrète, c’est honteux », réagit l’eurodéputé français Raphaël Glucksmann, très engagé dans la cause. Pour lui, « un certain fatalisme habite l’Europe, l’idée qu’on ne peut rien face à la Chine, qu’elle est trop puissante ». « C’est lunaire comme vision. Bien sûr qu’on a besoin de la Chine mais la Chine a besoin de l’Europe. On est le grand débouché commercial des Chinois, le premier marché du monde. »
« La Chine n’est pas une nébuleuse terroriste. On sait qui fait quoi. On peut établir des sanctions, bannir des marchés européens les compagnies chinoises actrices du système concentrationnaire et de la répression des Ouïghours. Une des rares compétences, où l’Europe est souveraine, c’est le commerce ! »,poursuit le parlementaire qui n’emploie pas le mot de « génocide » – « il y a des éléments constitutifs mais c’est une discussion entre juristes » –, ni celui de « camps de concentration » – « il n’y a pas d’extermination du premier au dernier Ouïghour, pas de chambres à gaz comme on en a connu avec la Shoah ».
Raphaël Glucksmann constate « une pudeur incroyable » des dirigeants européens avec la Chine. « Ils nous disent mentionner la question ouïghoure comme un alinéa 12 du paragraphe 77 des négociations au bout de trois heures de discussions quand le plus haut représentant est allé faire pipi. »
Une loi Magnitski se précise néanmoins. « Elle est dans les tuyaux depuis si longtemps qu’on se demande si elle va arriver », soupire Raphaël Glucksmann. Voilà des années que des eurodéputés y poussent sans succès. « Les débats sont très avancés. Sur les 27, 26 sont d’accord sauf la Hongrie, tempère le sénateur français Alain Gattolin. Il faut maintenant convaincre les dirigeants. »
« Dès que vous voulez mobiliser, on vous répond : “On a des projets avec des entreprises chinoises” »
Ancien élu écologiste passé LREM, vice-président de la commission des affaires européennes du Sénat, André Gattolin milite depuis des années contre les abus des droits humains en Chine et en Asie. Et pour un Magnitski Act européen : « Je suis contre les sanctions globales qui touchent tout le monde. Quand vous sanctionnez la Russie, vous ne sanctionnez pas Poutine mais le peuple russe. Chen Quanguo doit avoir quelques palaces en Europe et une fortune avec l’argent de la tomate [le Xinjiang est le deuxième producteur mondial de concentré de tomates – ndlr]. Ça ne va pas lui plaire de ne plus pouvoir s’y rendre. »
André Gattolin se désole que les instances européennes ne mettent pas plus la pression sur la Chine : « On n’arrive pas à se coordonner sur la diplomatie. Prenez le Parlement. Il vote des résolutions comme d’autres des pétitions. C’est comme le prix Sakharov, c’est bien comme système d’alerte, mais ce n’est pas ce qui va faire peur aux Chinois ! »
En 2019, le Parlement européen a attribué le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit à l’intellectuel ouïghour Ilham Tohti. Professeur d’économie, figure de la cause, il a été condamné à la prison à vie en Chine en 2014 pour « séparatisme » parce qu’il a critiqué l’assimilation forcée de son peuple…
Collage sur la vitrine d’un local commercial dans le XIIe arrondissement à Paris, dénonçant la marque Nike identifiée comme bénéficiant du travail forcé des Ouïghours. © Rachida El Azzouzi
Début juin, en pleine pandémie et prise de conscience de la dépendance vis-à-vis de la Chine exacerbée par les pénuries de masques, des parlementaires occidentaux ont créé une coalition internationale et transpartisane inédite : l’Ipac, l’Alliance interparlementaire sur la Chine.
Objectif : secouer les gouvernements, briser leur mutisme, la mollesse des chancelleries sur les droits humains en Chine, sur les Ouïghours, mais aussi sur Hong Kong, Taïwan, le Tibet, etc.
André Gattolin en était. Il copréside aujourd’hui la délégation française : « La Chine est dans une posture très agressive. Il y a quelques années, quand on invitait le dalaï-lama, elle s’en tapait le coquillard. Elle ne traitait pas plus mal les pays qui le recevaient. Aujourd’hui, non. La Chine contrôle de plus en plus d’agences multilatérales au sein même des Nations unies, de l’Organisation internationale du travail, de l’Organisation mondiale de la santé, du Comité des droits de l’homme. On ne peut pratiquement plus rien dire sur les abus des autorités chinoises tellement la Chine a acquis un poids et une puissance. »
L’initiative de l’Ipac rassemble plus d’une centaine de parlementaires d’une quinzaine de pays, essentiellement européens, mais aussi des élus américains, canadiens, japonais, australiens… Leur premier acte a été la publication officielle du rapport sur la stérilisation de masse de l’anthropologue allemand, Adrian Zenz, qui montre, insiste André Gattolin, « que le processus de génocide est enclenché depuis plusieurs années et qu’il s’accélère aujourd’hui ».
La peur de la rétorsion commerciale de l’une des premières puissances mondiales hante les gouvernements et États européens. La France n’y échappe pas. « Il y a une sinophilie à gauche comme à droite très importante », soupire André Gattolin, qui siège depuis onze ans au Sénat, où le lobby pro-Chine a compté un de ses plus fervents ambassadeurs en la personne de l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin.
« Dès que vous voulez mobiliser tout ce qui a un pouvoir – l’exécutif, les élus dans les régions, les départements, les communes, grandes ou petites –, cela devient très difficile, raconte le parlementaire. On vous répond : “On a des projets de développement avec des entreprises chinoises. Si on l’ouvre sur les Ouïghours, on va perdre des investissements.” Nécessité fait loi. La Chine sait y faire. Elle les invite dans des appartements témoins – une région bien avancée – et ils reviennent en France éblouis : “Waouh, ils ont 20 ans d’avance sur nous !”, sans réaliser qu’ils ont été pris en charge par un régime effrayant. 1984, d’Orwell, c’est de l’amateurisme à côté de la Chine d’aujourd’hui. »
La réaction française demeure encore timorée, malgré une mobilisation citoyenne sans précédent, de la jeunesse en particulier, qui ne cesse de s’amplifier sous l’impulsion notamment de Dilnur Reyhan. La sociologue et lanceuse d’alerte ouïghoure multiplie les actions devant l’ambassade de Chine à Paris ou sur les réseaux sociaux, devenus l’un des meilleurs terrains de pression, comme la campagne #FreeUyghurs menée avec l’eurodéputé français Raphaël Glucksmann.
Ce dernier a lancé en décembre 2019 sur Internet une pétition, signée par près de 250 000 personnes, qui demande au président français Emmanuel Macron de soutenir des sanctions contre la Chine, ainsi que « l’interdiction de toute importation de produits fabriqués par les esclaves ouïghours ».
Emmanuel Macron ne leur a jamais répondu. Début septembre, il s’est exprimé pour la première fois publiquement sur le sujet. Il a condamné les « pratiques inacceptables » de Pékin et assuré que « chaque occasion est utilisée dans la relation bilatérale avec les autorités chinoises pour les appeler à mettre fin aux détentions dans des camps au Xinjiang ». La déclaration est « minimale », admet un membre de l’entourage du président en off, mais elle fait date.
« On revient de très loin en France, lâche le sénateur André Gattolin. Il n’y a encore pas si longtemps, quand j’organisais un colloque sur les Ouïghours, tout le monde me tombait dessus, la présidence du Sénat, l’Élysée, Matignon, le quai d’Orsay. On assiste à une fin d’angélisme diplomatique avec la Chine. »
En 2013, il a été « le premier parlementaire à se mobiliser dans le désert » : « J’ai reçu Rebyia Kadeer [figure de proue de la cause ouïghoure – ndlr] plusieurs fois sans autorisation au Sénat. J’ai reçu des scuds du quai d’Orsay, de Jean-Marc Ayrault, alors premier ministre. Aucun parlementaire ne voulait me soutenir. »
« Pendant longtemps, on est restés sur le 11-Septembre 2001, poursuit le parlementaire. La Chine était solidaire de l’Occident face au terrorisme. Quand je parlais des Ouïghours, on me disait : “C’est trop compliqué, ils ne sont pas défendables car ils sont musulmans et ils ont des terroristes”, alors qu’une très infime minorité est dans la radicalisation. »
« Le contexte islamophobe mondial a légitimé la persécution des Ouïghours sous prétexte de lutte antiterroriste et ne facilite pas le réveil des consciences, appuie Dilnur Reyhan. La notion de lutte antiterrorisme a profité à de nombreux régimes dictatoriaux pour réprimer des ennemis de l’intérieur, en fait des minorités ethniques. »
2020 a néanmoins constitué un tournant en France et au-delà. Depuis des mois, en même temps que fleurissent des tribunes, des pétitions dans les journaux, des collages dans les rues, des mots-dièse sur les réseaux sociaux en soutien au peuple ouïghour, les révélations s’enchaînent dans la presse occidentale.
L’opinion prend la mesure de la mécanique répressive dans le Xinjiang, les violences sexuelles, les tortures, les disparitions, les stérilisations forcées, Adidas, Nike, Zara, Amazon, Apple, etc., qui chaussent, habillent, équipent la planète en exploitant dans des usines chinoises des Ouïghours.
En juillet, la réapparition d’une vidéo, désormais authentifiée, qui montre des prisonniers ouïghours agenouillés à même le sol, crâne rasé, mains attachées, yeux bandés, attendant d’être embarqués dans des trains dans une gare du Xinjiang, fait l’effet d’une bombe.
Difficile de continuer de se taire. Le 21 juillet, devant l’Assemblée nationale, Jean-Yves Le Drian, le ministre des affaires étrangères, qui s’était contenté de communiqués officiels laconiques, brise le mutisme français et appelle à fermer les camps.
Il redit que la France soutient la demande d’enquête indépendante de la haute-commissaire aux droits de l’homme à l’ONU, Michelle Bachelet, pour que des experts internationaux puissent se rendre en toute liberté enquêter dans le Xinjiang. « Une demande très ancienne de Bachelet, guère contraignante et menaçante. On sait que Pékin n’acceptera jamais que des émissaires onusiens visitent seuls le Xinjiang sous surveillance maximale », déplore un familier du dossier.
Silence retentissant du monde arabe et musulman
Deux jours plus tard, 30 députés français implorent Emmanuel Macron de dénoncer publiquement les exactions chinoises au Xinjiang et d’envoyer le président Xi Jinping devant la CPI (Cour pénale internationale) à La Haye, aux Pays-Bas. Début juillet, des Ouïghours exilés y ont déposé une demande d’enquête pour génocide et crimes contre l’humanité.
« Il y a une volonté claire de la part de la Chine d’éliminer progressivement cette communauté ethnique qui, selon les termes utilisés par le régime, “affaiblit l’identité nationale et l’identification à la race nationale chinoise”, écrivent ces députés. N’ayons pas peur d’utiliser des termes forts, il s’agit bien ici d’une entreprise organisée et institutionnalisée d’éradication d’une population. »
Fin septembre, ils sont presque le double à se mobiliser. Quelque 55 députés français, de gauche, dénoncent à nouveau « des crimes contre l’humanité au Xinjiang ».
Le centre de recherche australien ASPI a révélé comment 83 grandes marques internationales profitaient du travail forcé de Ouïghours opprimés. © Capture d’écran / ASPI
« Il faut qu’ils passent à l’étape supérieure, qu’ils se battent pour qu’on ait un groupe d’études France-Ouïghour comme on fait avec Taïwan et le Tibet dans les deux Chambres. C’est un levier pour parler de manière officielle aux institutions chinoises, et mettre l’Élysée et le quai d’Orsay sous pression », recommande le sénateur André Gattolin, qui se bat de son côté au Sénat.
« Cette mobilisation parlementaire est un progrès par rapport à il y a un an, où nous étions très seuls en France », estime la chercheuse ouïghoure Dilnur Reyhan. Pour elle et tous ceux qui se battent pour la cause, il faut frapper le poumon économique de la deuxième puissance mondiale. Seules les sanctions économiques, commerciales, pourraient avoir de l’effet sur le régime de Xi Jinping, selon eux.
Ces dernières semaines, les appels à interpeller et à boycotter les 83 grandes multinationales, de Nike à Volkswagen, d’Uniqlo à Amazon, identifiées comme bénéficiant du travail forcé des déportés ouïghours se sont multipliés, mais ils restent encore peu suivis. Seule une poignée de marques (Lacoste, Adidas, le géant suédois du prêt-à-porter H&M) a annoncé sous la pression citoyenne cesser de collaborer avec leurs fournisseurs chinois exploitant la main-d’œuvre ouïghoure.
Cet été, une enquête du New York Times a aussi révélé que 47 usines de masques de protection ont ouvert au Xinjiang depuis le début de la pandémie de coronavirus, et qu’au moins 17 d’entre elles font travailler des Ouïghours opprimés.
La France est loin de suivre le chemin pris par les États-Unis, qui ont commencé à prendre des sanctions contre quelques entreprises avec le « Uyghur Act ». Elle est pourtant dotée depuis 2017 d’une loi sur le devoir de vigilance qui engage la responsabilité des sociétés mères et les entreprises donneuses d’ordre en cas de violation des droits humains à une quelconque étape de leur production…
« C’est très important que nous fassions pression sur les sociétés françaises, pousse un observateur. Quand on leur pose la question, elles ne savent rien des travailleurs forcés qui bossent pour elles depuis un immeuble qui s’effondre au Bangladesh ou un camp chinois. »
Un silence demeure particulièrement retentissant, celui du monde arabe et musulman. « Parce que les intérêts économiques et politiques l’emportent sur les droits humains, analyse Dilnur Reyhan. Parce que, pour une partie de la population mondiale, le génocide des Ouïghours est un complot des États-Unis et de la CIA. La Chine est vue comme un allié contre l’Occident et son impérialisme, oubliant que la Chine elle-même est une puissance impériale. »
En juillet 2020, au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, la Chine et 45 pays, dont une grande partie à majorité musulmane, ont salué la politique antiterroriste chinoise et dénoncé « allégations infondées » et « désinformation » contre Pékin dans un texte consultable ici sur le site de la mission permanente de la Chine à Genève. Sur ces 46 signataires, l’islam est la religion majoritaire dans 17 d’entre eux, a comptabilisé Libération. Parmi eux : l’Arabie saoudite, le Qatar, le Pakistan, l’Iran, le Yémen, la Syrie, l’Égypte ou encore l’Algérie, mais aussi la Palestine.
Ils attaquent également une autre déclaration commune émise fin juin par le Royaume-Uni et signée par 27 pays dont la France qui interpellent Michelle Bachelet et le gouvernement chinois sur la situation des Ouïghours. Révolté, le député européen Raphaël Glucksmann a balancé sur Twitter les signataires de cette lettre.
© Capture d’écran / Twitter
La realpolitik concerne aussi les pays arabes et musulmans qui, pour une bonne partie, sont des dictatures, connues pour leurs violations des droits humains et leur commerce avec la Chine. « Qui fournit du pétrole à la Chine, gros client ? Les pays de la péninsule arabe, rappelle le sénateur André Gattolin. Ils ne vont pas l’emmerder pour 10 millions d’Ouïghours sur une population et un business à plusieurs milliards. Sans compter que la Chine défie l’Occident et ça leur parle. »
Pour sa part, Dilnur Reyhan s’indigne de l’appel au boycott des produits français lancé par plusieurs pays arabes et musulmans après le discours d’Emmanuel Macron prônant la liberté d’expression et de caricaturer les religions, au lendemain de la décapitation du professeur Samuel Paty, alors que « depuis quatre ans, des milliers de Coran sont brûlés tous les jours, des millions d’Ouïghours sont dans des camps de concentration car ils pratiquent l’islam accusé d’être un virus, les femmes sont violées, celles en dehors des camps sont forcées à se marier avec des Chinois, les signes en langue arabe sont bannis, des milliers de mosquées sont totalement détruites, certaines sont devenues des centres de loisirs de Chinois, et les pays musulmans ont massivement soutenu à plusieurs reprises et continuent de soutenir la Chine ! ».
« Dans le même temps, à la moindre action, parole, caricature en Occident, ils sont en revanche prêts à descendre dans les rues scander leur indignation. L’islam et notre Prophète n’ont nullement besoin de protection, mais ces millions de vies humaines devant nos yeux, elles, en ont besoin ! »
Si le président turc Recep Tayyip Erdogan, très bruyant contre les caricatures du Prophète Mahomet, a pris position en faveur des Ouïghours (la Turquie avait qualifié de « honte pour l’humanité » la répression des Ouïghours), il s’est toujours abstenu cependant de fâcher Pékin, son nouvel ami, avec des accusations directes.
« La position de la Turquie, vue comme la seconde patrie des Ouïghours, a changé, constate Dilnur Reyhan. Son économie plonge. Depuis le coup d’État manqué en 2016, la Turquie a bouleversé ses rapports avec l’Occident, elle se tourne de plus en plus vers l’Est, l’Iran, la Russie et la Chine. »
La Chine, elle, n’en finit pas de fustiger « des mensonges ». Partout où on l’accuse, elle répète : « La question du Xinjiang n’est pas une question de droits de l’homme, de religion ou de groupe ethnique. C’est une question de lutte contre la violence, le terrorisme et le séparatisme. » Et les autorités chinoises mettent en scène les visites d’ambassadeurs de pays amis au Xinjiang pour affirmer à quel point « cet exemple de lutte contre le terrorisme est digne d’être appris par de nombreux pays ».
Rachida El Azzouzi