Il n’y a pas eu de grande marche le 22 novembre. Les Biélorusses se sont rassemblés chez eux, dans les cours d’immeubles, dans des manifestations de quartier, sans pouvoir marcher vers le centre-ville. En revanche, ils ont réussi à sauver des mains des bourreaux plus de personnes que les fois précédentes. Les forces spéciales et les policiers se sont éparpillés eux aussi dans les quartiers dès le matin pour étouffer la contestation sur place. Ils sont passés à l’attaque au pied des immeubles.

Mais l’expérience acquise durant ces derniers mois dans l’action commune de quartier s’est révélée précieuse : les voisins s’interposaient lors des tentatives d’interpellations, dont le nombre a été ainsi inférieur aux 1 291 arrestations de la semaine précédente. Dans certains quartiers, les forces de sécurité ont même dû prendre la fuite.

100 jours d’affrontement

La police est de plus en plus enragée. Les Biélorusses, de plus en plus déterminés. Et c’est le principal constat que l’on peut tirer de ces cent jours d’affrontements. La semaine dernière était celle des chiffres ronds, avec 30 000 arrestations mais aussi 100 jours de protestation. Les habitants de Minsk ne fuient même plus les grenades assourdissantes. Les jeunes filles montent docilement dans les fourgons.

Le soir, malgré l’assassinat le 11 novembre de l’artiste Roman Bondarenko, les habitants des faubourgs de Minsk continuent à occuper les cours des immeubles pour en chasser les voyous qui coupent les rubans blanc et rouge [les couleurs de l’opposition]. Roman était descendu dans la cour alors qu’une bande d’individus coupaient les rubans, et a été battu à mort — par des salauds en civil ou des policiers dans leur fourgon. Il est décédé le lendemain en réanimation. La bande de voyous, elle, rôde toujours dans la ville.

Le meurtre de Roman Bondarenko a donné lieu à la plus importante opération de “désanonymisation” [révélation des noms et des visages des policiers] que la Biélorussie ait connue. Pour commencer, grâce aux vidéos enregistrées par les voisins de Roman ce soir-là et publiées sur Internet, les Biélorusses ont identifié deux individus : le directeur de la fédération biélorusse de hockey, Dmitri Baskov, et le champion de boxe thaïe Dmitri Shakuta.

Pas des hooligans, des fonctionnaires !

Puis furent publiées les conversations téléphoniques entre Baskov et Shakuta, où ils se juraient l’un l’autre que Bondarenko était vivant et conscient quand il a été jeté dans le fourgon. Ensuite, dans les enregistrements téléphoniques publiés durant la semaine, Baskov ne discutait plus avec Shakuta mais avec une certaine Natacha, que les journalistes ont rapidement identifiée comme étant Natalia Eismont, l’attachée de presse de Loukachenko.

Après une analyse encore plus minutieuse des vidéos tournées sur le lieu du meurtre de Roman Bondarenko, il s’est avéré qu’elle était présente ce soir-là. Et les conversations ont révélé que ces trois-là, en compagnie d’autres amis pour l’heure non identifiés, parcouraient Minsk la nuit pour couper les rubans blanc et rouge, arracher les drapeaux et molester ceux qui sortaient des immeubles pour défendre ces îlots de liberté.

Or il ne s’agit pas de hooligans à la botte du gouvernement. Ce sont des fonctionnaires. Qui savent que tout leur est permis. On peut considérer que l’assassinat de Roman Bondarenko a fait basculer la Biélorussie de l’ère des répressions à celle de la grande terreur.

La terreur n’a pas besoin de prétexte

La particularité de la grande terreur, comme dans les années 1930, c’est l’absence de système dans la répression. Il y a cinq ou dix ans figuraient encore dans l’anamnèse des victimes au moins la participation à quelques manifestations, l’appartenance à un mouvement d’opposition, des publications dans les médias ou les réseaux sociaux… Aujourd’hui, la terreur n’a plus besoin de prétexte.

On peut être assassiné en sortant simplement un soir dans la cour. On peut être arrêté en allant faire ses courses. Molesté en raccompagnant sa copine chez elle. Et s’estimer heureux de s’en sortir vivant. Chanceux de s’en tirer avec quinze jours d’emprisonnement et pas de mise en examen. Et vraiment verni de n’écoper que d’une amende.

Les journalistes n’appartiennent pas à cette dernière catégorie. Ils ont été victimes de violences à chaque manifestation, arrêtés, torturés, jetés en prison pour dix voire quinze jours. Les Biélorusses ne demandent plus “pour quelle raison ?”. Et c’est encore un signe de la grande terreur : l’absence de questions. Mais pour eux tout est clair, leur objectif est parfaitement défini : démission de Loukachenko, libération des prisonniers politiques et élections justes. Tandis que leur ennemi ne sait pas bien pour quelle cause il livre cette bataille acharnée. C’est pourquoi il gaspille son énergie à tabasser et torturer les gens, mais aussi à piétiner des symboles.

Une chasse absurde aux caleçons rouges et blancs

Des ressources humaines et financières colossales sont mises en œuvre pour détruire tout ce qui porte les couleurs blanc-rouge-blanc de l’opposition. Des patrouilles mobiles de fonctionnaires et de sympathisants furètent la nuit dans l’ombre des cours d’immeubles pour couper des rubans. La police arpente les rues pour repérer les appartements aux fenêtres desquels sont suspendus des drapeaux ; ils tambourinent à la porte et ordonnent de les décrocher.

Le ministère des Situations d’urgence utilise ses grues et ses échelles de pompier pour décrocher héroïquement les drapeaux, mais aussi les caleçons (que les Biélorusses accrochent malicieusement en alternant blanc et rouge) des cordes tirées entre les immeubles. Les agents des forces de sécurité de tous les gabarits grimpent sur les toits pour aller à la pêche aux vêtements blancs et rouges mis à sécher sur les balcons.

La semaine dernière, dans le quartier de Novaïa Borovaïa, l’eau a été coupée pour trois jours en guise de punition. Les services communaux ont installé des toilettes mobiles préalablement peinturlurées en blanc et rouge. C’est là que les masques sont vraiment tombés. Même les plus sceptiques, qui affirmaient que l’occasion était manquée et que la dictature avait gagné, n’en croyaient pas leurs yeux. Car couper l’eau et taguer des toilettes, ce n’est pas le comportement de gens sûrs de leur victoire, et encore moins de leur légitimité. C’est un comportement de voyous avant la débandade.

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Irina Khalip

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