Comment ne pas voir à travers les récents suicides de salariés, sur les lieux mêmes de leur travail, chez Renault, Peugeot, ou encore EDF, la marque de la dégradation des conditions de travail ces dernières années ? Au-delà de ces cas dramatiques, on observe également d’autres phénomènes qui ne laissent guère de place au doute. Ainsi, l’explosion de cas de harcèlement moral ne tient vraisemblablement pas à la recrudescence de personnalité perverses au sein de l’encadrement. De même, l’épidémie de trouble musculo-squelettiques comme des syndromes dépressifs ne provient sans doute pas d’une plus grande fragilité des jeunes générations. Les enquête statistiques sur les conditions de travail menées périodiquement par le ministère de l’Emploi indiquent clairement une forte dégradation entre 1984 et 1998. Certes, la dernière édition publiée au début de l’année tend montrer une pause dans l’intensification du travail. Pour autant, cela reste très préoccupant. Ce ne sont donc pas les salariés qui perdent la tête, mais le travail lui-même qui devient insensé.
Malgré les progrès techniques, malgré l’augmentation des qualifications, malgré l’essor des emplois de service, la pénibilité physique n’a pas reculé, et la charge mentale s’est considérablement accrue. A travers de multiples enquêtes, les salariés expriment un sentiment général de dégradation de la qualité de vie au travail, que de nombreux chercheurs de différentes disciplines au plan international attribuent à l’intensification du travail. Ainsi, dans cette entreprise de fabrication de biscuits, une chaîne d’emballage génère de nombreux troubles musculo-squelettiques (TMS). L’enquête menée par la CFDT ( le Travail intenable, Laurence Théry, la Découverte) démontre que les opérateurs affectés à ces postes doivent saisir pas moins de 100 biscuits à la minute ! Au lieu de faire les investissements productifs nécessaires, la direction a préféré saturer les capacités de travail afin d’accroître la rentabilité. Dans la grande distribution, le Journal d’un médecin du travail de Dorothée Ramaut (Editions du Cherche-Midi) montre de façon documentée et accablante les dégâts considérables que l’exigence de compétitivité ne manque pas d’entraîner sur la santé psychique des salariés d’une grande enseigne, qu’ils soient employés ou « petits chefs » . Mais qu’on ne se trompe pas. Au-delà de l’horreur managériale, où le harcèlement moral tient lieu d’instrument de gestion des ressources humaines, c’est bien l’intensification du travail qui est en cause, comme le corrobore une enquête récente menée par 350 collègues de Dorothée Ramaut auprès de 4 850 salariés de la grande distribution. 80 % d’entre eux jugent la pression temporelle forte et 40 % s’estiment « tendus, crispés, stressés ».
L’intensification du travail résulte des multiples réorganisations destinées à accroître sans cesse le volume de production par personne et par heure (la fameuse productivité), soit par augmentation des rythmes de travail, soit par réduction constante des effectifs, soit, le plus souvent, par une combinaison des deux. La « production allégée » ( lean production) confie aux agents de production les tâches de maintenance afin de supprimer les temps morts et leur demande d’assurer en plus le contrôle qualité et la rectification des défauts constatés. De plus en plus de salariés, même dans l’industrie, travaillent directement sous la pression du client, et doivent faire preuve d’une réactivité instantanée.
L’intensification implique à la fois accélération et standardisation. Tout ce qui faisait la richesse du métier, le tour de main, l’attention particulière donnée à un dossier ou à un client, est proscrit au profit de ce qui est quantifiable et immédiatement rentable. Le métier s’apprenait, se vivait, s’enrichissait par les échanges entre collègues sur les façons de régler au mieux les imprévus du travail. Malgré des conditions de travail parfois rudes, il y avait une promesse de réalisation de soi, grâce à l’appui que représentait le collectif, l’appartenance à un métier, une classe, etc.
L’évaluation individualisée des performances au contraire, en faisant miroiter la promesse que chacun sera reconnu pour ce qu’il est, met en réalité chaque salarié en concurrence avec les autres. Chacun se retrouve seul face à des objectifs imposés mais souvent irréalisables, isolé face aux difficultés, sans possibilité d’échanger, ni sur les échecs ni sur les façons dont telle ou telle épreuve a été dépassée.
Il est urgent d’interrompre l’éclatement des collectifs et de recréer des espaces permettant aux salariés d’échanger sur leur travail, de confronter leurs pratiques, leurs doutes, leurs savoir-faire, mais aussi de partager leurs réussites ou leurs échecs. Difficile également d’éviter de remettre aussi en cause les modes d’organisation du travail et de gestion des entreprises, trop soumis aujourd’hui à la seule logique de la rentabilité financière à tout prix. Les salariés mais aussi les usagers, les consommateurs, les citoyens, doivent avoir leur mot à dire sur le but et les modalités de la production. C’est à ces conditions que le travail peut redevenir favorable à la réalisation de soi et au lien social.