L’approbation [le jeudi 3 décembre 2020] du budget de l’État central – à une large majorité de 188 voix pour et 154 voix contre – est un pas favorable pour le déroulement de la législature [gouvernement Sanchez II, dès janvier 2020], mais il ne faut pas confondre cela avec une stabilité. Il y a trop de problèmes sur la table : la pandémie n’est toujours pas sous contrôle, la crise économique et sociale va durer longtemps, le conflit catalan reste bien ancré et, surtout, les droites et les différents secteurs de l’appareil d’État vont poursuivre leur politique de polarisation et de confrontation.
Il y a une suite d’événements qui devrait nous alerter sur la situation. Le point commun est que les droites n’ont jamais accepté le résultat des urnes et le gouvernement [Sanchez II] qui en est issu. Dès le premier instant, ces droites ont diffusé l’idée d’un « gouvernement illégitime », simplement parce que ce ne sont pas elles qui sont au pouvoir et que, par conséquent, tout est bon pour y mettre fin. Nous aurions déjà dû apprendre que ces droites espagnoles ultra-déterminées n’acceptent la démocratie que lorsque le vent souffle en leur faveur. Nous devons nous souvenir de la campagne brutale au temps de José Maria Aznar [1996-2004] ou de José Luis Zapatero [2004-2011] pour avoir pleinement conscience de l’ennemi auquel nous sommes confrontés.
Elles représentent également ce que l’on pourrait appeler une tendance internationale. En Bolivie, elles n’ont pas accepté le résultat électoral et ont organisé un coup contre Evo Morales. Cette situation a été renversée lors des récentes (octobre 2020) élections avec une nouvelle victoire électorale pour le MAS (Mouvement vers le socialisme). Trump n’accepte toujours pas qu’il ait perdu les élections et continue à manœuvrer avec l’idée d’une fraude que personne n’a vue et que les juges rejettent à chaque dénonciation. Mais il maintient sa campagne pour faire croire que le gouvernement Biden est le fruit d’une fraude électorale. Nous avons donc déjà un autre « gouvernement illégitime ».
Ce que Trump cache, c’est l’intention de négocier avec les uns ou les autres sa situation juridique et son énorme dette privée, menaçant ainsi, avec une campagne permanente, mais irréaliste, la légitimité du président élu, Joe Biden. [Sans mentionner les grâces préventives qu’il peut adjuger à son cercle familial, et peut-être une auto-grâce.]
Ils dénigrent la démocratie
Derrière ces idées, qu’elles soient défendues par Trump, le Parti Populaire ou Vox, la démocratie perd toute sa valeur car elle se limiterait à l’acceptation passive que seuls les « élus » peuvent gouverner, c’est-à-dire directement par ces droites, et que tout le reste est « illégitime ». Ou, en tout cas, les autres tendances ou partis ne seraient qu’un meuble décoratif pour quelque chose qu’ils appelleraient démocratie mais qui ne l’est pas.
Le comble de l’hypocrisie est qu’elles laissent la démocratie à nu et se mettent à crier « liberté, liberté », alors qu’elles en sont les principaux détracteurs. Ils l’ont fait au Parlement lors de l’adoption de la Loi Celaá [du nom de la Ministre de l’Education, Isabel Celaá, loi donnant une place centrale à l’éducation publique et modifiant le statut unique de l’espagnol dans l’enseignement]. Elles se sont vêtues d’une toge de juge, ou d’un manteau thaumaturge punitif, afin de cacher le fait qu’il ne s’agit pas de liberté mais de défense de leurs privilèges. Le privilège que l’école privée ou concertada [école à administration privée, à financement majoritairement public, avec des apports des parents d’élèves] continue d’être financée avec l’argent public, aux dépens de l’école publique. Et l’Église continue d’avoir un pouvoir « évangélisateur » sur la jeunesse. Le privilège d’être de grands propriétaires alors que des centaines de familles sont expulsées chaque jour de leur logement. Le privilège de continuer à surexploiter la classe ouvrière avec des emplois précaires et des salaires de misère. Lorsque les droites crient à la liberté, il vaut mieux protéger ses économies car elles pensent simplement à conserver leur pouvoir et leurs privilèges.
Dans la séquence des événements dont nous discutons, la liberté devient un mot creux lorsque la Cour constitutionnelle n’a aucun scrupule à maintenir la règle du bâillon [atteinte à la liberté d’expression et de réunion instaurée en 2015] ou à légaliser l’expulsion des immigrants. Et bien sûr, on applaudit à tout rompre lorsque la Cour suprême, poursuivant son zèle vengeur, enlève le statut de peine pénitentiaire de « troisième degré » [régime de semi-liberté] aux condamnés de la rébellion catalane, en contournant ainsi l’esprit des lois et de la Constitution. L’Association des procureurs, majoritaire dans ce corps étatique, a publié un tweet dans lequel elle se moque des condamnés : « Junqueras [condamné en octobre 2019 à 13 ans de prison pour sédition et à l’inégibilité] prendra son nougat à Lledoners [centre pénitentiaire en Catalogne]. » En parlant de la rentrée en prison de Carme Forcadell [1] et de Dolors Bassa [2], l’Association des procureurs ajoute : « D’où elles n’auraient jamais dû sortir. Vive l’indépendance des procureurs ! »
Pressions militaires
Pour compléter le tableau de cette mobilisation des droites, il faut inclure les lettres adressées au roi Felipe VI par des militaires à la retraite et les commentaires de type golpiste dans un message WhatsApp, à savoir qu’« il n’y a pas d’autre choix que de commencer à tirer sur 26 millions de fils de pute ».
Il est vrai que ce sont des militaires à la retraite, sans position de commandement. Toutefois ce ne sont pas quatre sergents fascistes mais des militaires de haut rang qui ont eu de nombreuses responsabilités et qui ont formé et influencé leurs subordonnés. Il ne faut pas en sous-estimer l’importance, mais plutôt la mettre à sa juste place : celle d’un mouvement de pression sur le roi et de mobilisation de l’opinion au sein de l’armée contre ce que les droites appellent « le gouvernement illégitime ». Et l’on sait déjà que contre un tel gouvernement tout peut être fait, même « tirer sur 26 millions de fils de pute ». Dire que ces opinions ne reflètent pas l’esprit de l’armée revient à éviter une question gênante, car ces opinions représentent celles d’une partie importante du haut commandement. Il suffit de regarder l’analyse du vote électoral dans les zones où les militaires et leurs familles sont regroupés, un vote majoritaire pour le PP et Vox.
Pour paraphraser Hegel, Marx a écrit que parfois les événements historiques apparaissent deux fois, une fois comme une tragédie et la suivante comme une farce. Si nous pouvons comparer le moment présent avec un autre moment de l’histoire de l’Espagne, ce serait avec les années précédant le coup d’État de Primo de Rivera, au début des années 20. Une grande crise de la Restauration et de la monarchie d’Alphonse XII, une énorme agitation de la bourgeoisie, de l’Eglise et des militaires et la crainte du retour du mouvement ouvrier et du mouvement paysan, qui des années auparavant avaient été les protagonistes de grandes mobilisations.
La seule réponse fut le coup d’État militaire que le monarque a soutenu et qui n’a fait que retarder l’inévitable : l’avènement de la Deuxième République. Mais nous avons dû traverser la douloureuse période marquée par la répression et le manque de liberté pendant les années de la dictature de Primo de Rivera [1923-1930]. Que ce soit avec ou sans coup d’État, car il est évident que les circonstances historiques ne sont pas les mêmes, la politique des droites se dirige, sous certains aspects déjà présents, vers une limitation extrême des droits et des libertés, une interprétation totalement restrictive de la Constitution et un abus des Cours de Justice pour imposer des décisions politiques. C’est leur façon de maintenir le régime monarchique de 1978.
Ils ne savent peut-être pas que si avec ces politiques ils peuvent prolonger l’existence de ce régime, cela se fera au prix d’aggraver encore sa crise et de créer les conditions pour qu’une majorité de la population de l’État dans son ensemble décide de rompre les liens avec la monarchie corrompue et de rechercher une voie républicaine pour droits sociaux et les libertés.
Sommes-nous prêts ?
Cependant, nous devons nous demander comment la gauche réagit à cette situation. Du point de vue parlementaire, la somme des forces qui ont voté en faveur de l’investiture de Sánchez et de celles qui ont soutenu l’accord budgétaire (qui n’est pas un chèque en blanc pour le gouvernement) représente une alliance entre la gauche et les forces souverainistes et d’indépendantistes (à quelques exceptions près, le Bloc nationaliste galicien – BNG – a voté en faveur de l’investiture de Sánchez et contre le budget et la Candidature d’unité populaire – CUP – contre lui dans les deux cas). Ces forces, en plus de s’opposer aux droites, pourraient ouvrir une perspective politique et sociale différente. L’arithmétique parlementaire et institutionnelle ne suffit certes pas, il faut une mobilisation sociale et des salarié·e·s. Les droites sont mobilisées, mais les secteurs les plus défavorisés et sans protection le sont moins. Malgré les difficultés de la pandémie, il est nécessaire d’être présent dans les rues pour défendre l’emploi, pour exiger des mesures face aux plus riches et pour défendre les salaires, le logement, les droits et les libertés. Ce sera la meilleure garantie contre les droites et leurs privilèges.
La polarisation et les affrontements des droites vont continuer. Elles n’auraient pas grand-chose à faire sans cela, c’est pourquoi, s’attacher au passé, à ce qui est en crise, n’est pas un pari sur l’avenir. Quelque chose ne va pas quand les droites s’érigent en défenseur de la Constitution, c’est-à-dire au maintien de la monarchie et à la réduction des droits qu’elles proposent ; et quand certaines gauches continuent à être liées à ce qui n’est plus utile.
Pour répondre à la dérive des droites, il faut se fixer de nouveaux objectifs pour l’avenir, tenir ses promesses telles que l’abrogation de la loi bâillon et de la contre-réforme du travail. Il s’agit aussi de mettre en œuvre des mesures d’ampleur pour lutter contre la crise sociale, comme un revenu de base et universel, d’autant plus après l’échec du Revenu minimum vital (Ingreso Mínimo Vital). Et la situation exige de mettre en perspective un changement de régime politique et social, c’est-à-dire un changement républicain qui permettrait un basculement de la situation afin d’améliorer les conditions de vie et les droits de la majorité de la population active.
Une proposition que l’essayiste, militant et poète Jorge Riechmann a exprimée dans ce poème :
« La valeur de la liberté n’est pas dans la liberté,
mais dans l’égalité.
La valeur de l’égalité n’est pas dans l’égalité,
mais dans la fraternité.
Je suis sûr que vous soupçonnez déjà l’endroit où réside
la valeur de la fraternité et vous ne vous trompez pas :
dans la liberté ».
Miguel Salas