Pourquoi commencer ce texte par le communiqué publié par la Fédération Sud éducation au soir même de l’assassinat de Samuel Paty ? Parce qu’il clôt d’emblée le « débat » autour de la mansuétude, voire de la complicité, de nos camarades avec les assassins. Diffusant une intervention scandaleusement tronquée, le journaliste Patrick Cohen les a accusé·es « d’excuser les bourreaux, culpabiliser les victimes ; » Le ministre de l’Intérieur, en a rajouté, les dénonçant comme « responsables de cette ambiance, de température, qui permet à des individus de passer à l’acte, en excusant tout. » Ces diffamations ont été reprises par un tas de commentateurs et commentatrices, spécialistes de tout et surtout de rien et qui, à ce titre, occupent plateaux de télé, studios de radio et éditoriaux de journaux. Les mêmes montrent beaucoup moins d’intérêt lorsque Sud éducation, Solidaires Lycén·nes, Solidaires étudiant·es, d’autres syndicats de ces secteurs ou des associations de parents d’élèves expliquent l’intolérable situation sanitaire dans les établissements scolaires, la mise en danger des personnels (pas seulement des enseignant·es), des élèves et de tous leurs proches ! Une situation qui, au demeurant, ne concerne pas que le secteur éducatif…
Moins de guerres, plus de justice = moins de terrorisme
Les menaces n’ont pas visé que nos camarades syndicalistes. Le texte qui suit [1] le rappelle ; il prolonge aussi le travail de toutes celles et tous ceux qui refusent la pensée unique, l’interdiction de la réflexion, la dénonciation de tout ce qui amène à la nécessité d’une rupture avec le capitalisme, l’impérialisme, les dogmatismes. Une précision toutefois : quels que soient les possibles désaccords avec les religions, rien ne justifie de vouloir faire rendre des comptes aux supporters de l’une d’entre elles parce qu’un ou des cinglés assassinent en s’en revendiquant. Ça n’empêche pas de s’interroger sur les raisons qui font que de telles personnes se réfèrent à cela pour agir ainsi.
Il ne fait pas bon avancer quelques arguments posés au pays de la liberté d’expression. Celle-ci est brandie à cor et à cris par ceux-là mêmes qui, dans le même temps, stigmatisent, injurient, intimident et menacent quiconque tenterait d’éclairer sous un jour différent la situation terrible que nous traversons. À leurs yeux, les attentats commis par des islamistes fanatiques ne mériteraient aucune autre explication que cette tautologie : ils sont commis par des islamistes fanatiques. Toute personne proposant des éléments d’analyse et de compréhension est aussitôt vouée aux gémonies sur les réseaux sociaux, par des commentateurs et dans certains journaux qui se repaissent des attentats pour achalander leur boutique raciste et fourbir leurs appels à la guerre comme au choc de civilisations. C’est ce qui est arrivé ces jours-ci à Judith Bernard. Fondatrice du site d’entretiens « Hors-Série » et dramaturge […] elle a rappelé que Daech était né dans le chaos social engendré par la guerre menée par les puissances occidentales en Irak. Elle a affirmé que ces guerres étaient contreproductives : en détruisant les structures et les institutions des pays qu’elles avaient frappés et en y faisant d’innombrables victimes, elles y avaient suscité des vocations terroristes… Aussitôt, elle a été calomniée, menacée, accusée de complicité de crime et d’apologie du terrorisme. […] Les guerres menées par notre pays sont soit passées sous silence soit glorifiées. […] Il faut donc puiser dans les travaux de chercheuses, chercheurs et ONG pour avoir davantage de prise sur ces situations dont la démocratie est exclue tout comme le droit à l’information. […] Tous montrent non seulement bien sûr la violence inhérente à ces opérations militaires mais en outre leur absolue inefficacité quant aux finalités dont elles sont officiellement dotées lorsqu’elles se désignent comme « guerres antiterroristes ». Nombre de ces analyses avancent que le phénomène est celui du « pompier pyromane » : loin de combattre le terrorisme, il l’alimente en nourrissant le ressentiment.
Que sont ici les victimes civiles des frappes, bombardements et guerres faites par notre pays, seul ou dans le cadre de coalitions internationales ? À peine des chiffres, rarement avancés. Ce sont des morts abstraites, invisibles, ignorées. 1600 civils dans la seule ville de Raqqa entre 2017 et 2019, 4000 ou 6000 civils à Mossoul. En juillet 2016, quelques jours de bombardements incessants sur Manbij ont tué plus de 400 personnes civiles, parmi lesquelles une centaine d’enfants. « Une centaine » : cette approximation en soi nous paraît indécente. On aimerait leur donner un visage et un nom, à ces femmes, ces hommes et ces enfants. Mais elles et ils demeurent trop loin de nous, bien que l’État dans lequel nous vivons soit responsable de leur mort. […] Il faut chercher ailleurs ces images et les regarder bien en face : voir ce que font les avions de la coalition, voir ces mains d’enfants tués qui dépassent des décombres, voir l’ampleur de l’horreur. Alors que la coalition avait largué des milliers de bombes sur la ville d’Hanjib en Syrie, le colonel français François-Régis Legrier, chef de corps du 68e régiment d’artillerie d’Afrique, déclarait : « Nous avons détruit massivement les infrastructures et donné à la population une détestable image de ce que peut être une libération à l’occidentale, laissant derrière nous les germes d’une résurgence prochaine d’un nouvel adversaire. Nous n’avons en aucune façon gagné la guerre. » Au-delà, on n’a pas suffisamment su, ici, les conséquences meurtrières qu’ont eues en Irak les guerres et l’embargo auxquels la France a pris sa part. Et là, les morts se comptent par centaines de milliers, parmi lesquels une majorité d’enfants. Dans la plus grande indifférence – ou avec la justification cynique de Madeleine Albright : « Nous le savons, mais cela valait la peine. »
Assurément, tous les attentats ne sauraient s’expliquer par ces ingérences militaires et guerrières. Chaque situation a sa singularité et trouve aussi ses raisons multiples dans la trajectoire biographique, sociale et psychologique des individus qui les perpètrent. Bien sûr, le terrorisme islamiste a son propre agenda, des stratégies déterminées par des contextes précis, une histoire nourrie des causalités complexes propres à chacun des pays où il prend racine et à chacun des pays où il frappe : aucune explication n’est mécanique et il ne faut se satisfaire d’aucune interprétation univoque ou réductrice. Mais il est essentiel de ne jamais s’interdire l’examen de ces causalités, dans toutes leurs composantes, tant il est certain qu’on ne peut lutter contre un phénomène qu’en analysant précisément tout ce qui l’a rendu possible et a favorisé son essor. On ne répètera jamais assez qu’expliquer n’est pas justifier, et que l’exercice de la lucidité et de la raison n’ont strictement rien de commun avec des inclinations légitimatrices. En l’occurrence, il nous importe de souligner la nécessité de s’informer et rendre visible ce que la France et l’armée française font. En notre nom. Prendre conscience de la terreur imposée à ces populations bombardées par les coalitions, sous l’effet de doctrines nommées « Choc et effroi » et leurs déclinaisons. […] Il n’y a pas de réponse unique et monolithique au désastre humain qu’engendrent les attentats. Si la liberté d’expression a un sens, ce devrait être de garantir au moins la possibilité d’en débattre dans des conditions dignes et éclairées. Mais nous en avons la conviction : moins de guerres et plus de justice déboucheront assurément sur moins de terrorisme.
Mais qui sont ces démocrates qui donnent des leçons ?
La sortie de Jean-Luc Mélenchon, dénonçant un « problème avec la communauté tchétchène » en France et proposant de « reprendre un par un tous les dossiers des Tchétchènes présents en France », est significative d’un climat assez sordide. « Les » Tchéchènes ? Comme « les Arabes », « les Noirs », « les Juifs » ou encore « les jeunes de banlieue » ? Ça craint vraiment… D’où les réactions gênées de quelques responsables de la France insoumise et les, peu convaincantes, explications postérieures de Mélenchon. Si ce dernier ne fait rien pour arranger les choses avec des déclarations de ce genre, il ne s’agit pas de lui faire porter la responsabilité de la situation. Il en est autrement de l’extrême droite aujourd’hui représentée au gouvernement. Puisque nous parlions de l’Education nationale, nous pourrions citer moult interventions de Jean-Michel Blanquer qui révèlent son obsession d’un « ordre moral » aux odeurs prononcées des années pré-68. Attardons-nous sur le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. On sait les affaires de violences sexuelles. On parle moins de son parcours, pourtant bien révélateur : il rejoint Christian Vanneste en 2004 après que celui-ci ait, par exemple, expliqué que l’homosexualité est une « menace pour la survie de l’humanité » ; il collabore ensuite au mensuel de l’Action française royaliste ; nommé ministre de l’Intérieur le 6 juillet 2020, dès le 31 du même mois il se rendait en visite au Vatican … Étonnant que Marine Le Pen ait été reçue pour la première fois au ministère de l’Intérieur le 6 octobre 2020, pour préparer la loi raciste dite « sur le séparatisme » ?
Je suis un islamo-gauchiste foncièrement anti-religieux
Passons rapidement sur le terme « gauchiste ». Foncièrement attaché à la construction de mouvements de masse (et de classe, et auto organisés), j’en réfute la qualification ; fermement convaincu que l’émancipation sociale ne viendra pas des institutions du système capitaliste, et qu’il faut sans cesse remettre en question le ronron de toutes les organisations, j’en comprends l’utilisation courante. Mais là n’est pas le propos essentiel de mon sous-titre. Concentrons-nous sur les autres aspects.
Le terme « islamo-gauchiste » est une invention de l’extrême droite. Le procédé est courant : disqualifier « les autres » (les progressistes, les antiracistes, les féministes, les syndicalistes, les antifascistes, etc.) en les affublant de noms qui font mouche, quels que soient le degré de véracité – et même de sens – du propos. Il permet de passer sous silence des faits : la majorité des attentats commis dans le monde sont le fait de personnes se référant à des idéologies fascistes ; les crimes racistes sont une constante en France, notamment depuis la fin de la guerre menée contre l’indépendance de l’Algérie ; ils visent avant tout des personnes que les auteurs de ces crimes perçoivent comme « des arabes » (en fait, « des bougnouls »), « des musulmans », « des juifs », « des gitans » … Autant de références clairement marquées à l’extrême droite.
Mais, avec toutes les précautions d’usage (le port du masque sur le nez est recommandé), acceptons de poursuivre avec ce terme d’islamo-gauchisme. Rejeter en bloc toutes critiques serait stupide. Non, on n’a pas raison sur tout, partout et tout le temps, juste parce qu’on se réfère à l’islam, à la religion musulmane, ni même parce qu’on est discriminé·e. En cela, une (petite) partie des critiques des « islamo-gauchistes » ont raison. Encore faut-il cerner quelles sont les personnes, les collectifs qui affirment et agissent comme si « on a toujours raison, sur tout, partout et tout le temps parce que… » La vérité amènerait à dire qu’il y en a peu. Par ailleurs, dire cela n’est pas incompatible avec le fait de considérer qu’il y a bien des exploitations diverses, qui se mêlent, s’entrecroisent, partiellement ou plus complètement, se nourrissent. Appelons cela intersectionnalité, pour autant que cela ne devienne un dogme.
Pierre Khalfa posait récemment ces questions : « est-il possible de condamner sans appel les assassinats, les appels au meurtre et à la haine et s’interroger sur ces caricatures ? Est-il possible d’être au côté de Charlie contre les assassins et d’être en désaccord avec la ligne éditoriale de ce journal ? ». La réponse parait si simple ! Oui, bien sûr. N’est-il pas étrange que nous en soyons à devoir poser explicitement ce genre de questions, alors que les réponses sont évidentes ? Certes, mais dans le contexte actuel, nous en sommes à un tel stade du rapport de force dans la bataille pour l’hégémonie culturelle que, si personne ne les pose, la tendance est à oublier les réponses. Il y a quatre ans, à propos d’une affaire d’État nommée burkini [2], j’écrivais : « Dans ce type de situation, il en est de même à chaque fois : à écouter et lire certaines prises de position, il semblerait que chacun et chacune soient sommé·es de choisir entre seulement deux alternatives : soit réagir à la campagne raciste et dans ce cas passer sous silence les remises en cause des droits des femmes ou les méfaits des religions, soit rappeler ces situations en gommant le danger des attaques racistes en cours. Parmi bien d’autres, voilà quelques exemples qui devraient nous suggérer fortement qu’une autre voie est possible. Au début du 20e siècle, fallait-il considérer les campagnes antijuives comme de peu d’importance, au nom de la lutte antireligieuse ? Au cours de ce même siècle, devait-on se désintéresser des mouvements anticolonialistes au prétexte qu’ils risquaient de déboucher sur des régimes politiques différents de ceux auxquels nous aspirons ? Ou encore : au nom du combat commun qui nous rassemble, est-il juste de refuser à certains et certaines de s’auto-organiser sur la base de groupes spécifiques, dès lors qu’il s’agit ainsi de contribuer à la lutte d’ensemble tout en prenant en compte des oppressions, et donc des nécessités d’émancipation, particulières ? Toujours cette même grille d’analyse : les positions de fond, le contexte, les rapports de forces, les interactions entre différentes prises de décision au sein du mouvement social… »
Je poursuis avec Pierre Khalfa : « le droit de caricaturer fait sans aucun doute partie de la liberté d’expression. Mais toute caricature n’est pas bonne à prendre. Chacune et chacun a aussi le droit de porter un jugement sur tel ou tel dessin [Pierre a initialement écrit « dessein », je trouve la faute de frappe fort agréable]. Si tel n’est pas le cas et si le droit de caricaturer l’emporte sur tous les autres, alors les caricatures représentant les juifs avec un nez crochu et les yeux globuleux sont tout à fait acceptables et ne relèvent pas de l’antisémitisme le plus abject. » Ces remarques me paraissent tout à fait justes. Je complèterais, souhaitant que ceci ne fasse que les prolonger et ne s’y oppose nullement :
1. Il est légitime qu’une personne ou un groupe de personnes ressentent comme insupportables un écrit, un film, un dessin, des propos, voire un fait. Ça ne signifie pas qu’elles ont alors le droit de faire interdire ces expressions ; mais, ça ne signifie pas plus que les auteur·es visé·es puissent forcément continuer comme si de rien n’était. Ce dont on cause en l’espèce, le contexte dans lequel ça se passe, les conséquences sociétales et politiques sont primordiales. Charlie hebdo en est l’illustration. Sinon, au nom de la défense de croyant·es qui se considéraient insulté·es, il faut, rétrospectivement, donner raison aux groupes qui en demandaient l’interdiction dans les années 1970/80 à cause des dessins et propos anti–religion !
2. Il n’est pas acceptable que des personnes soient discriminées. Il n’est donc pas acceptable que des personnes soient discriminées en raison de leur religion (supposée ou réelle) ; ainsi, dénoncer les actes et les messages antisémites ou antimusulmans ne signifie pas soutenir le judaïsme ou l’islam, ni défendre la politique d’Israël ou de Daesch. Le combat contre l’islamophobie, au même titre que celui contre l’antisémitisme, fait partie intégrante de la lutte pour l’émancipation et l’égalité sociales. Mais il n’annule pas celui contre les obscurantismes religieux.
3. On peut combattre politiquement les religions, dont la musulmane mais pas que la musulmane, et dans le même temps dénoncer les campagnes haineuses et discriminantes basées, véritablement ou faussement, sur l’appartenance à une ou des religions.
4. Ne pas mettre en œuvre cette dialectique, revient à laisser le légitime et indispensable combat contre les discriminations aux seuls défenseurs des religions (plus exactement, souvent : de leur religion) ; ou à abandonner la critique de la religion pour cause d’antiracisme.
N’y a-t-il pas là, à travers ces quelques principes, une ligne simple à tenir pour les organisations, les collectifs, les individus qui veulent l’émancipation sociale des travailleuses et des travailleurs ?
« Ni renoncement à la lutte contre les religions ni mise en avant de celle-ci n’importe quand et n’importe comment. »
Citons quelqu’un qui ne fut pas vraiment un syndicaliste révolutionnaire, mais décrit bien ici comment le matérialisme dialectique pousse à tenir compte de la réalité présente, et donc changeante, à tout moment : « Prenons un exemple, le prolétariat d’une région, ou d’une branche, est formé, disons, d’une couche de militants laïques et sociaux assez conscients, athées, et de couches populaires assez arriérées, ayant encore des attaches au sein de la paysannerie, croyant en Dieu, fréquentant l’église ou même, soumis à l’influence directe du prêtre de l’endroit. Supposons encore que la lutte économique, dans cette localité ait abouti à la grève. Un marxiste est forcément tenu de placer le succès du mouvement de grève au premier plan, de réagir résolument contre la division des ouvriers, dans cette lutte, entre athées et chrétiens, de combattre résolument cette division. Dans ces circonstances, le discours athée peut s’avérer superflu et nuisible, non pas du point de vue d’effaroucher les couches retardataires, de perdre un mandat aux élections, etc., mais du point de vue du progrès réel de la lutte de classes qui, dans les conditions de la société capitaliste moderne, amènera les ouvriers chrétiens à la social-démocratie et à l’athéisme, cent fois mieux qu’un sermon athée pur et simple. Dans un tel moment et dans ces conditions, le prédicateur de l’athéisme ferait le jeu du pope, de tous les popes, qui ne désirent rien autant que remplacer la division des ouvriers en grévistes et non-grévistes, par la division des croyants et des incroyants. » Couches populaires arriérées, social-démocratie, popes, grève qui ne peut être qu’une lutte économique, quelques termes sont marqués, dans le temps, l’espace et politiquement ; mais l’essentiel est présent dans cet extrait d’un texte de Lénine [3] : ni renoncement à la lutte contre les religions ni mise en avant de celle-ci n’importe quand et n’importe comment.
D’où un point de désaccord, à propos de ce communiqué de SUD Industrie :
« L’Union Fédérale SUD Industrie tient tout d’abord à apporter toute sa solidarité et son soutien à la famille et aux proches de l’enseignant assassiné, ainsi qu’à tout le personnel de l’éducation nationale. Au-delà de notre vision interprofessionnelle, nous sommes tous concernés : c’est bien la barbarie qui a frappé la semaine dernière en visant les principes de liberté d’expression et de laïcité, qui doivent être enseignés aux enfants, tout comme le droit à la caricature. C’est aussi l’occasion de rappeler avec solennité notre attachement à l’école publique, laïque et gratuite, ainsi qu’à tout son personnel. Il ne s’agit ni d’un incident, ni d’un acte isolé, mais bel et bien de la traduction d’une idéologie intégriste religieuse, la même dont se sont réclamés les auteurs des attentats contre Charlie Hebdo ou l’hyper-Casher, la même qui radicalise et conduit à des dérives sectaires et qui porte un nom : l’islamisme politique. Il faut clairement nommer les choses dans une période où justement les amalgames naissent à tort et à travers. L’islamisme politique, qui tente de faire croire qu’il s’exprime au nom des « musulmans », doit être sévèrement combattue. Le combat antiraciste doit être à la fois une lutte de tous les instants, et déjà dans nos entreprises contre les discriminations, tout en luttant avec autant de vigueur contre les fascistes politiques et religieux.
« Il n’y a pas de monopole concernant l’intégrisme religieux, car chaque courant en contient… Ainsi, comme nous l’avons déjà écrit et porté dans le passé, toutes les organisations intégristes qui divisent la classe ouvrière en souhaitant développer le communautarisme sont des ennemies des travailleurs. Pire, elles tentent par tous les moyens de pénétrer la société, y compris le mouvement syndical. Pour toutes ces raisons, les organisations identitaires, fascisantes, intégristes, et celles et ceux qui les soutiennent en tentant de se donner une vitrine plus politiquement correcte, doivent être bannies des rapports avec Solidaires et l’ensemble du mouvement social. Qu’il s’agisse par exemple de Civitas (catholicisme intégriste), de la LDJ (ligue de défense juive) ou du CCIF (faux nez de islamisme politique), qui ne sont qu’un miroir, il faut bien entendu les dissoudre et mettre à mal ces organisations par tous les moyens ainsi que celles et ceux qui soutiennent leurs idéologies mortifères ; la lutte antifasciste ne peut cependant faire confiance au gouvernement pour y arriver, car c’est bien par la mobilisation syndicale que nous pouvons au quotidien nous opposer à ces discours de haine et permettre d’unir les travailleurs pour construire une société débarrassée de toutes les exploitations. ».
J’ai eu l’occasion de le dire à des camarades de SUD industrie, plus globalement de Solidaires, et je le confirme ici : hormis un point, je partage ce texte et je pense qu’il n’est aucunement contradictoire avec ce que j’exprime avant. Sur ces sujets, comme sur d’autres, il n’y a pas une voix unique indiquant la ligne à suivre au millimètre près. La dénonciation des organisations « identitaires, fascisantes, intégristes » et de leurs « vitrines » m’apparait juste et nécessaire ; tout comme la lutte contre tous les fascismes qu’ils soient nationalistes ou religieux. Rappeler qu’il ne faut pas compter sur les gouvernements est aussi utile. Mais mettre à égalité Civitas, la LDJ d’une part, le CCIF d’autre part, et pour en demander la dissolution, me semble une faute. Le trait d’égalité ne m’aurait pas choqué s’il avait pointé le Collectif Cheikh Yassine [4].
Une « laïcité » qui fait des miracles ?
L’extrême droite, la droite, une partie de la gauche ont longtemps combattu la laïcité. Rien d’étonnant à cela, puisque pour parvenir au pouvoir et s’y maintenir ils comptaient notamment sur bien des réseaux religieux, confessionnels, fort attachés par ailleurs au maintien de l’ordre actuel de la société. Depuis quelques années, les mêmes se présentent comme les défenseurs les plus ardents de la laïcité ! Mais leur laïcité. Non contents de voler celles et ceux qui travaillent, à travers l’exploitation capitaliste, ils volent aussi les mots, leur retirent tout sens. C’est un phénomène bien connu [5].
Macron et d’autres nous parlent du droit au blasphème. Mais la notion même de blasphème n’a de sens que pour des croyant·es. Ça ne peut pas, ça ne doit pas, devenir une référence légale dans un pays laïc A contrario, quelles dispositions le gouvernement français prend-t-il vis-à-vis des Etats où le délit de blasphème existe ? La vente d’armes et les juteux accords commerciaux contribuent-ils à y défendre les libertés ?
Macron déclare également que « les associations doivent unir et non fracturer la Nation » ; pour cela, elles devront signer une « charte de la laïcité » et s’engager à mettre en œuvre « les valeurs de la République ». Eh bien, non ! Le droit d’association est aussi celui de s’organiser pour combattre ces « valeurs », surtout quand celles-ci reposent sur celle d’une République qui aurait 150 ans en 2021 comme le prétend Macron, c’est-à-dire de la République qui a détruit la Commune, massacré les Communards et les Communardes ; une République qui n’aurait pas existé en 1789, plus exactement 1792 ; la République colonialiste ; la République de la bourgeoisie qui exploite celles et ceux qui travaillent… Les travailleuses et travailleurs qui s’associent librement, qui constituent des syndicats et luttent pour l’émancipation, l’égalité, les droits égaux pour toutes et tous, etc., ne défendent pas cette République ; ils et elles s’y affrontent à travers sa police, ses patrons, son armée, souvent ses lois et ses juges.
Nos « laïcs » mettent aussi en avant le financement des cultes musulmans. C’est vrai, comme d’autres religions, l’islam en France joue sur la possibilité pour les associations « culturelles » (loi de 1901) de percevoir des subventions, contrairement aux associations « cultuelles » (loi de 1905). Mais qui a montré l’exemple ? C’est Pétain qui, en 1942, a redonné à l’église catholique tous les biens qui étaient sous séquestre depuis 1906. Elle les a largement fait fructifier. Par ailleurs, s’il est vrai que le Maroc finance les mosquées françaises à hauteur de 6 millions d’euros par an, l’Arabie Saoudite 4 millions, l’Algérie 2 millions, l’église catholique touche chaque année 98 millions de legs et dons… défiscalisés, dont une partie non négligeable part vers la Banque du Vatican ; un modèle de laïcité en quelque sorte. On en parle ?
Et tous ces faux laïcs « oublient » les écoles religieuses. En France, il y a environ 10 000 établissements scolaires privés, avec plus de 2 millions d’élèves. Chaque année, le budget de l’État leur fournit des milliards (7,55 milliards en 2018, auxquels il faut ajouter les subventions municipales, départementales ou régionales). Dans 97% des cas, ce sont des établissements catholiques (deux millions d’élèves) ; il y a une centaine d’établissements juifs, pas plus d’établissements musulmans. On cause des 500 milliards d’euros captés par cet enseignement privé depuis la loi Debré de 1959 ? On l’abroge ?
A entendre ces « laïcs », le voile d’une mère accompagnant des enfants nuit gravement au bien-être de la société. Et pourquoi donc plus que la soutane ? D’ailleurs, on pourrait s’étendre sur les dangers des soutanes et des cornettes [6]. Voile, soutane, kippa, etc., ne sont ni emblèmes ni outils d’émancipation sociale. Pour autant, si certaines et certaines y trouvent goût, il ne s’agit pas de leur interdire. Tentons plutôt de faire en sorte qu’ils et elles y renoncent pour consacrer leur temps, leur énergie, leurs savoirs, leurs espérances, à nos luttes collectives pour un changement radical de société, ici, sur terre. Ensemble, radicalisons-nous…
Les religions, toutes, freinent le combat pour le progrès social
Par leurs formes hiérarchiques, leurs discours dogmatiques, leurs règles normatives et le renvoi à un monde meilleur après la mort, les institutions religieuses sont de puissants facteurs d’aliénation. Toutes ont été inventées, développées et dirigées par des hommes et elles perpétuent activement la domination patriarcale, les inégalités de genre. Il n’est pas inutile de rappeler aussi qu’elles sont souvent à la pointe de combats réactionnaires en matière de liberté sexuelle. Tout ceci ne signifie nullement qu’il faille interdire ces croyances et les pratiques rituelles qui y sont attachées. D’ailleurs, comment pourrait-on interdire des croyances ! Pour autant, le mouvement social a la responsabilité d’en dire les dangers vis-à-vis des luttes émancipatrices. Il ne s’agit pas de nier l’apport de certains courants religieux à des moments donnés dans des luttes et des évolutions sociales et politiques ; ni, à l’inverse, de se limiter à l’analyse de la liste des massacres commis au nom de diverses religions dans l’histoire de l’humanité. Ne simplifions pas à l’excès : prenons garde à ne pas taire, voire interdire, la critique antireligieuse au nom de l’antiracisme, à ne pas voir dans tout acte raciste un acte antireligieux, bref à ne pas enfermer une partie de la population dans une catégorie religieuse supposée.
Christian Mahieux