Décembre 1960. La guerre d’Algérie dure depuis six ans. Quelques années plus tôt, en 1957, l’armée française a décapité le Front de libération nationale (FLN) de la Zone autonome d’Alger (ZAA) lors de la bataille d’Alger [1]. La ville est réputée « pacifiée ». Dans le reste du pays, une offensive militaire menée par le général Challe aboutit quelque temps plus tard à la réduction par deux du potentiel militaire des maquis algériens. Sur le papier, l’organisation indépendantiste est en mauvaise posture dans l’ensemble du territoire algérien. Les puissantes manifestations de décembre 1960 transforment la situation. Pour les militaires français, elles équivalent à un « Dien Bien Phu politique » de la guerre d’Algérie.
De Gaulle, porté au pouvoir par un coup d’État insufflé par les partisans de l’Algérie française, veut profiter de l’affaiblissement militaire du FLN pour faire muter le colonialisme français. Cette mutation néocoloniale cherche à maintenir la domination française sur son empire en voie de décomposition.
De Gaulle mis à mal
Depuis le début de l’année 1960, les anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne ont effectivement acquis leur indépendance mais celles-ci sont littéralement tronquées par des accords de coopération qui privent les nouveaux États de leurs prérogatives économiques, diplomatiques ou militaires [2]… Devant la lutte déterminée de la population algérienne et l’inéluctabilité de l’indépendance, De Gaulle cherche une issue qui maintienne l’essentiel des intérêts de l’impérialisme français et notamment ses intérêts pétroliers. La tournée algérienne entamée par De Gaulle au début du mois de décembre en 1960 vise à mettre en scène des interlocuteurs algériens acceptant une indépendance factice. Cette politique se heurte à deux obstacles de taille. Arc-boutés sur l’Algérie française, les ultras européens ne veulent pas entendre parler d’indépendance. Surtout, la population algérienne ne veut pas non plus de cette indépendance illusoire.
Alors que la question algérienne est sur le point d’être de nouveau examiné par l’Organisation des Nations unies (ONU), De Gaulle veut montrer qu’il dispose toujours d’un soutien en Algérie et cherche à éviter à tout prix qu’aient lieu des démonstrations de force de la part des ultras européens comme des indépendantistes algériens. Les grandes villes sont soigneusement évitées dans l’organisation du parcours. Il n’empêche, le passage du président dans des petites villes suffit à mettre le feu aux poudres [3]. À Aïn Temouchent et à Tlemcen, situés dans l’ouest algérien, des rassemblements sont organisés par les ultras en soutien à l’Algérie française. Des jeunes collégienEs et lycéens algérienEs s’y mêlent et au moment propice suscitent la stupeur en scandant « Tahia Djazaïr » (« Vive l’Algérie ») et en déchirant les banderoles pro-Algérie française. Des affrontements s’ensuivent : la contestation est lancée. Elle s’étend comme une traînée de poudre à travers les villes algériennes dans les jours qui suivent.
L’explosion populaire
L’explosion met au premier rang des manifestations des jeunes et des femmes. À Alger, les premières étincelles ont lieu lorsqu’un groupe de jeunes AlgérienEs s’attaque au Monoprix du quartier Belcourt (aujourd’hui Belouizdad). À Oran, c’est face à une foule d’Européens réunis à l’entrée du quartier algérien de Medina Djedida à l’appel du Front de l’Algérie française (FAF) que de jeunes Oranais.es commencent à riposter en jetant des cailloux sur les assaillants. Dans toutes les villes grandes et moyennes du pays, ces initiatives de défense face aux attaques des ultras européens enclenchent des ripostes plus larges. Dans les jours qui suivent, des milliers d’Algériens et d’Algériennes, jeunes et moins jeunes, descendent dans la rue pour crier leur révolte face à un ordre colonial inique. Les rues et les places sont occupées, de jour comme de nuit. Le prolétariat colonisé brave l’ordre colonial, particulièrement l’état d’urgence adopté en 1955 instaurant les fameux couvre-feux.
L’État français a beau avoir, dans une large mesure, brisé militairement le FLN depuis la bataille d’Alger et le Plan Challe, les manifestations des classes populaires des villes algériennes rendent compte de l’ampleur du sentiment anticolonial. Les grèves qui appuient les manifestations sont un succès. Pendant quelques jours, l’ampleur de la contestation en pleine visite présidentielle rend caduque la tentative néocoloniale de l’État français d’imposer ses propres pantins à la tête de l’État algérien en gestation.
Que retenir de cette séquence ?
Cette mobilisation spontanée, lancée sans préparation ni mot d’ordre du FLN, témoigne de la profondeur de l’aspiration anticolonialiste au sein de la population algérienne. Le FLN ne perdit pas pour autant la direction de cette lutte. À cette date, le FLN constitue un appareil où prévaut « la conception policière de l’action politique » [4] ainsi que la méfiance vis-à-vis du prolétariat urbain. Cet appareil lui permet de prendre le train en marche pour mieux encadrer ce débordement révolutionnaire. Le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) appelle même les manifestants à rentrer chez eux. « Cette bataille doit maintenant prendre fin » écrit-il le 16 décembre 1960 dans le journal El Moudjahid. Les manifestations de 1960 démontraient pourtant que ce prolétariat algérien était bien à même de mener la lutte. Engagé aux côtés du FLN, un intellectuel comme Frantz Fanon n’hésitait pas à considérer le prolétariat colonisé comme le « noyau […] le plus choyé du régime colonial » [5]. Les 260 manifestantEs tués au cours de ces manifestations indiquent que le régime colonial choyait d’une façon toute particulière le prolétariat algérien…
Si cette mobilisation surprit l’impérialisme français et déborda largement l’appareil du FLN qui ne l’avait pas anticipée, elle ne suffit pas pour autant à impulser une autre direction à la lutte indépendantiste. L’année suivante, l’indépendance effectivement acquise, le FLN mit rapidement en place une dictature nationaliste. Si le peuple y était encensé, il était également soigneusement tenu à distance des instances dirigeantes monopolisées par le FLN et plus particulièrement par les anciens dirigeants de l’armée des frontières. D’après l’historien Daho Djerbal, le caractère révolutionnaire de ces journées fut « désamorcé » [6] par le nouveau régime dans toutes les publications officielles et autres manuels scolaires. Les femmes qui étaient aux premiers rangs de la lutte furent invitées à regagner leur foyer. La spontanéité de décembre 1960 montrait ses limites en ne parvenant pas à faire aboutir ce débordement révolutionnaire. La victoire de la population algérienne fut confisquée par le parti unique.
Confronté à des vagues de contestations successives (printemps berbères, explosions ouvrières de 1988...), le pouvoir algérien est aujourd’hui encore accaparé par le FLN. Depuis 2019, les formidables mobilisations du hirak font de nouveau souffler l’espoir dans les luttes algériennes. Leur effacement relatif, du fait de la pandémie mondiale que le régime n’a pas manqué d’utiliser, ne peut qu’être temporaire. Son retour espéré – et préparé – constitue une opportunité pour reprendre la main sur cette confiscation.
Samuel Terraz