La France a retrouvé un fragile contrôle de l’épidémie, déjà menacé par le variant anglais plus virulent. Et plus que tout autre pays, elle entre dans la campagne de vaccination dans l’hésitation. « Les politiques sont dans leurs petits souliers », dit l’historienne et philosophe des sciences Annick Opinel, chercheuse à l’Institut Pasteur et membre du comité technique des vaccinations à la Haute Autorité de santé, dont les recommandations guident les priorités de la campagne vaccinale.
« Le principe de précaution peut aller dans un sens, ou un autre : faut-il vacciner vite, ou prendre son temps ? Il n’y a pas de réponse précise, il faut une bonne dose d’humilité, c’est impossible d’être sûr de soi. » C’est ce qu’elle déclarait mi-décembre. Depuis, de nombreuses questions sont levées sur les risques du nouveau vaccin ARNm de BioNTech/Pfizer, et la polémique monte sur la lenteur de la vaccination en France : au 1er janvier, seules 332 personnes étaient vaccinées, contre 168 000 en Allemagne, 2,79 millions aux États-Unis, 1 million en Grande-Bretagne et en Israël.
Mais ces derniers jours, le principe de précaution semble basculer de la prudence devant un nouveau vaccin vers l’urgence de vacciner au plus vite pour protéger les plus fragiles et, à moyen terme, arrêter l’épidémie.
Le ministre de la santé Olivier Véran, qui assumait de prendre son temps au journal de France 2 le 30 décembre, a changé de pied [1] : il a annoncé le 31 décembre que la campagne allait « prendre de l’ampleur » : dès lundi, la vaccination sera lancée pour les professionnels de santé de plus de cinquante ans ; début février seront ouverts pour les plus de 75 ans des « centres de vaccination ».
Cela n’a rien d’évident de s’inoculer un virus inactivé, ou désormais une molécule d’ARN contenant un code génétique, pour se protéger d’une maladie. Les vaccins ont toujours suscité des résistances, dès leur apparition à la fin du XIXe siècle : « C’était le cas dans la plupart des pays, explique le psychosociologue Jocelyn Raude. En Grande-Bretagne, aux États-Unis ou au Brésil, on a vu se former des brigades anti-vaccination, il y a eu des manifestations, des émeutes à Rio de Janeiro. »
Mais en France au contraire, il y a eu, pendant un siècle, « un consensus politique et culturel très fort dans l’opinion, qui a duré près d’un siècle », poursuit-il. « La vaccination moderne et la figure de Pasteur étaient des sources de fierté nationale. Les vaccins pouvaient même être considérés un instrument de soft power pour la France. »
Dans le monde, l’efficacité des vaccins a très vite emporté l’adhésion de la population : « La vaccination a fait disparaître la poliomyélite en quelques mois, c’était spectaculaire. Cette maladie infectieuse laissait handicapées de nombreuses personnes, qui étaient visibles dans la société. L’effet sur la rougeole a aussi été très net. Mais les personnes qui ont vu les conséquences de ces grandes maladies infectieuses ont aujourd’hui plus de 70 ans. Cette mémoire est en train de disparaître. »
Depuis la fin du XXe siècle, les controverses autour des vaccins se multiplient. En France, explique Jocelyn Raude, « elles apparaissent autour des vaccins au cours de la campagne vaccinale contre l’hépatite B ».
• La vaccination contre l’hépatite B a raté sa cible, sous l’influence des laboratoires
À partir de 1994, sous l’impulsion du ministre de la santé Philippe Douste-Blazy, la France se lance dans une vaste campagne de vaccination contre ce virus, à l’origine de cirrhoses et de maladies du foie. Elle suit les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui, en 1992, recommande la vaccination universelle contre l’hépatite B, en privilégiant les nourrissons et les adolescents.
Si le virus est très présent dans les pays en développement, il l’est beaucoup moins dans les pays riches, la prévalence du virus y est inférieure à 2 %. Pourtant, les autorités françaises ont tenu « des discours alarmistes et mensongers sur la gravité de l’hépatite B en France », se souvient le professeur de pharmacologie bordelais Bernard Bégaud. « Bien sûr, ce virus est à l’origine d’infections hépatiques graves, parfois mortelles. Mais on a entendu que l’hépatite B se transmettait par la salive, que ce virus faisait plus d’un mort en un jour que le Sida en une année. Tout cela était faux. La campagne de communication a été démesurée, financée par les laboratoires. On a même fait appel à des animateurs de Fun Radio qui ont fait le tour de France en camion pour sensibiliser les jeunes. »
Bernard Bégaud dirigeait alors la pharmacovigilance au sein de l’Agence du médicament et a vu remonter « 640 signalements de sclérose en plaques. Au départ, on ne comprenait pas pourquoi : la campagne ne devait viser au départ, selon les recommandations de l’OMS, que les enfants et les adolescents. Or la sclérose en plaques se déclare chez les jeunes adultes. Je me suis battu à l’époque pour obtenir le nombre de personnes vaccinées : 33 millions de personnes, 10 millions d’enfants et 23 millions d’adultes ont été vaccinés ! La campagne vaccinale a raté sa cible, aucun pays au monde n’a vacciné autant d’adultes contre l’hépatite B ! C’est à cette époque que les médecins, les professionnels de santé ont commencé à douter ».
La France est le seul pays à avoir eu autant de signaux de pharmacovigilance inquiétants, de même qu’une controverse sur cette vaccination. Les autres pays se sont eux contentés de vacciner les enfants, avec beaucoup plus d’efficacité. Alors que la France visait un taux de 80 % d’enfants et d’adolescents vaccinés, seuls 30 % l’ont été à l’issue de la campagne.
Le pharmacologue reste, aujourd’hui encore, « troublé par cette histoire ». Il conserve, à rebours de la communauté scientifique, « un doute sur l’imputabilité de ces scléroses en plaques au vaccin contre l’hépatite B. C’était peut-être une coïncidence, les scléroses en plaques se révèlent souvent à l’occasion d’un stimulus immunitaire : un simple virus, mais aussi un vaccin. Mais il y a eu des cas troublants, où les poussées de la maladie survenaient juste après les injections. Les cas signalés à l’époque n’étaient pas plus nombreux que ceux attendus, mais tous les malades ne se sont sans doute pas signalés. Les études statistiques ne permettent pas de trancher, dans un sens ou dans l’autre. Une vaste étude épidémiologique aurait dû être conduite, pour lever le doute ».
La controverse est si vive que Bernard Kouchner, qui a succédé en 1997 à Douste-Blazy comme secrétaire d’État à la santé, décide d’interrompre la vaccination en milieu scolaire. Cette décision, ainsi que l’absence d’études approfondies de pharmacovigilance, a alors ancré le doute dans l’esprit des Français, y compris des professionnels de santé.
L’historienne et philosophe des sciences Annick Opinel a travaillé sur les archives du cabinet de Bernard Kouchner : « L’exécutif craint alors un scandale de santé publique. Bernard Kouchner a préféré mettre le holà. La responsabilité de vacciner contre l’hépatite B s’est retrouvée entre les mains des médecins généralistes. Cela a nourri des inquiétudes légitimes de parents, de la suspicion. C’est une forme d’abandon de la santé publique », regrette-t-elle.
Mais le doute ne gagne pas tout de suite l’opinion publique : « La première grande étude nationale sur la confiance dans les vaccins en France est lancée en 2000. Jusqu’en 2005, 90 % de la population française est encore très favorable au vaccin. Les doutes autour du vaccin de l’hépatite B n’ont pas encore gagné les autres vaccinations. Le basculement intervient avec la gestion de la grippe A/H1N1 », estime le sociologue Jocelyn Raude.
2010, la bascule de l’opinion publique française
• Grippe A/H1N1, la fausse pandémie
Une alerte pandémique mondiale a été lancée par l’OMS après l’apparition, au printemps 2009, au Mexique, d’une grippe jugée alors sévère, et qui frappait un plus grand nombre de jeunes. Finalement, pendant l’hiver 2009-2010, cette grippe s’est révélée peu virulente, autant qu’une grippe habituelle.
Mais une campagne de vaccination d’ampleur mondiale a été lancée et a presque partout échoué.
La France a acheté 94 millions de doses de vaccins, pour vacciner 75 % de sa population avec deux doses. Finalement, la commande de plus de 50 millions de doses a été résiliée, car seuls 5,36 millions de Français se sont fait vacciner, 563 000 personnes seulement ont reçu les deux doses du vaccin.
« Il y a eu plusieurs niveaux de critiques à la suite de cette campagne vaccinale, analyse le psychosociologue Jocelyn Raude. Il y a d’abord une critique économique, sur le nombre de vaccins achetés, qui est tout de suite suivie par la critique sur les liens d’intérêts de plusieurs experts. Ce n’était pas une question nouvelle, mais elle n’avait pas émergé dans le débat public. 2009, c’est aussi le moment de l’explosion des réseaux sociaux, dont se saisissent les milieux conspirationnistes. La vaccination devient le cœur de leur récit, qui est déjà construit autour de la figure de Bill Gates. À l’époque, il est accusé de vouloir contrôler la population grâce à des nanoparticules dans les vaccins. On voit aussi émerger des figures vaccino-sceptiques issues du monde médical – les professeurs Luc Montagnier et Henri Joyeux – qui portent les questions autour des adjuvants dans les vaccins, en particulier les sels d’aluminium. Ces discours sont relayés par les grands médias, Henri Joyeux est invité au journal télévisé de grandes chaînes nationales. »
Très vite, la confiance dans le vaccin s’érode : « Au cours de cette période, on voit grimper le nombre de réticents à la vaccination de 10 à 40 %, poursuit le psychosociologue. Parmi eux, il n’y a pas que des complotistes ou des anti-vaccins, mais aussi des personnes inquiètes qui se posent des questions. Le scandale du Mediator, qui met au jour en 2010 les pratiques du laboratoire Servier, ferme cette séquence et installe l’idée que la vaccination est dangereuse. On voit le taux de vaccination contre la grippe s’effondrer de 66 % à 50 % parmi les personnes âgées. »
Au niveau politique, la vive polémique s’est soldée par des conclusions plutôt sages des deux commissions d’enquête parlementaire : elles ont estimé que le risque était difficile à cerner, et ont plutôt mis en cause les conflits d’intérêts au sein de l’OMS. La principale critique des sénateurs a porté sur les conditions commerciales des contrats passés avec les laboratoires. Roselyne Bachelot a défendu, bec et ongles, le principe de précaution. Il n’y a pas eu de suites judiciaires.
La gestion de la crise A/H1N1 est un traumatisme en France. À tel point qu’elle a égaré le gouvernement comme les médecins dans la gestion de la crise du coronavirus : celui-ci a été qualifié de « grippette », quand les Chinois confinaient strictement la région du Hubei. L’importance des stocks de masques, inutilisés en 2009, a été perdu de vue. Pour vacciner contre le Covid, le gouvernement a d’abord exclu la création de centres de vaccination : Olivier Véran a même raillé les « vaccinodromes », terme utilisé par les contempteurs des centres de vaccination déployés en 2009-2010. C’était pourtant le seul dispositif possible pour vacciner massivement et de la manière la plus sûre, admettaient députés et sénateurs en 2010 dans leurs rapports.
Une seule chose s’est bien passée pendant la campagne vaccinale contre la grippe A/H1N1 : le système de pharmacovigilance a permis de repérer une cinquantaine de cas de narcolepsie associés d’une manière significative à la vaccination : « Nous n’avions pas anticipé ces cas de narcolepsie, mais on a pu les repérer assez vite, se souvient le pharmacologue Bernard Bégaud. Dès lors que les effets indésirables ne sont pas cachés, que la balance bénéfice/risque reste favorable, il n’y a pas de scandale. Il faut tout dire. »
• Les 12 vaccins rendus obligatoires pour les enfants
En 2016, est conduite par le professeur d’immunologie pédiatrique Alain Fischer [2], l’actuel « monsieur vaccin », une concertation citoyenne [3] sur la vaccination qui s’est penchée sur les raisons de la baisse de la couverture vaccinale en France, en particulier des enfants. La concertation a auditionné de nombreux experts sur la question des effets secondaires, en particulier des adjuvants avec des sels d’aluminium qui occupent le débat public sur le vaccin. Elle se prononce en faveur de la vaccination, jugeant ses bénéfices certains. Mais elle insiste sur transparence des liens d’intérêts des experts, ainsi que sur la formation des médecins sur les vaccins, sommaire. Cependant, la concertation citoyenne ne se prononce pas sur les choix politiques.
La ministre Agnès Buzyn tranche : à partir du 1er janvier 2018, l’obligation vaccinale des enfants est étendue, ils doivent désormais être vaccinés contre onze maladies au lieu de trois pour pouvoir être admis en crèche ou rentrer à l’école. Cette décision est très efficace : la part des nourrissons vaccinés contre l’hépatite B augmente de 8 points, de 11 points pour le méningocoque.
Et paradoxalement, elle restaure un peu la confiance chez les Français. Selon une étude internationale publiée dans The Lancet sur la confiance dans le vaccin dans 149 pays entre 2015 et 2019, la France est le pays le plus défiant au monde, aux côtés de la Mongolie et du Japon. Mais entre 2015 et 2019, cette confiance remonte un peu.
• Vaccination contre le Covid : la polarisation de société française
Elle s’annonce comme la plus grande campagne de vaccination jamais conduite dans le monde, et elle débute avec un vaccin faisant appel à une technologie nouvelle, l’ARN messager [4]. Les défis sont nombreux : la négociation des contrats avec les laboratoires, la logistique, qui doit permettre une campagne massive et sûre, la pharmacovigilance.
Le pharmacologue Bernard Bégaud, préside aujourd’hui EPI-PHARE, le groupement public en épidémiologie des produits de santé, qui associe l’assurance-maladie et l’ANSM. Il n’est pas inquiet sur la qualité de la pharmacovigilance à venir : « Le Système national des données de santé est un outil exceptionnel, l’une des plus grandes bases de données de santé au monde. On va pouvoir suivre deux cohortes de patients comparables : l’une vaccinée, l’autre pas, et les comparer. Cela va bien fonctionner », assure-t-il.
Et la France bénéficie d’ores et déjà de l’expérience des Américains et des Britanniques, qui ont déjà vacciné plus de 3 millions de personnes : « Ils ont d’excellents systèmes de pharmacovigilance. Les questionnements sont en train d’être levés. Par rapport à la peur de la population française, c’est une bonne position. Et cela me paraît logique, et civique, de commencer par les personnes âgées, qui sont les plus fragiles. »
Le psychosociologue Jocelyn Raude met cependant en garde : « On assiste à une politisation de la question vaccinale : ceux qui sont proches des partis de gouvernement la soutiennent davantage ; ceux qui sont proches des extrêmes, à droite ou à gauche, sont méfiants. C’est devenu un marqueur identitaire. Ce qui est aussi très frappant, en France, c’est de voir le faible taux de confiance envers les institutions médicales et sanitaires. On ne voit pas ça dans d’autres pays. »
Caroline Coq-Chodorge
• MEDIAPART. 2 janvier 2021 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/020121/aux-racines-de-l-hesitation-vaccinale-en-france?onglet=full
En France, la vaccination à tout petits pas
Pour apaiser les craintes face au vaccin, le gouvernement prend son temps. Dans de nombreux pays, les campagnes de vaccination sont plus rapides et massives. Pour les plus fragiles, ce retard pose des questions éthiques.
L’épidémie suit son cours tragique. Le ministre de la santé Olivier Véran l’a fait savoir sur France 2 mardi soir : la France envisage d’avancer le couvre-feu à 18 heures, à compter du 2 janvier, dans quarante départements des régions Grand Est, Bourgogne-Franche-Comté, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Auvergne-Rhône-Alpes, là où l’incidence est la plus forte.
L’épidémie est sur un plateau légèrement ascendant, mais le conseil scientifique juge « possible […] une reprise incontrôlée du virus » après les fêtes. Le Royaume-Uni, confronté à un nouveau clone du virus plus transmissible encore, fait face à un nouveau pic épidémique [5] : 53 000 contaminations ont été enregistrées en une seule journée, le nombre d’hospitalisations pour Covid est aussi important qu’au plus haut de la première vague.
Face au virus, la plupart des pays misent, sans arrière-pensées, sur l’acte de prévention le plus puissant dans l’histoire de la médecine. La course mondiale à la vaccination est lancée, la France est presque seule à hésiter.
Au 28 décembre, selon les données officielles collectées par le site Our World in Data [6], les États-Unis ont vacciné plus de 2 millions de personnes, la Chine 1 million, le Royaume-Uni 800 000, le Canada 60 000. En proportion de la population, Israël a le plus d’avance, 500 000 personnes y sont déjà vaccinées, et veut accélérer le rythme en vaccinant 150 000 personnes par semaine. L’État hébreu sera sans doute le premier à lever rapidement la dernière grande inconnue sur ce vaccin : en plus d’être efficace contre le Covid, empêche-t-il la transmission du virus ?
Les pays de l’Union européenne ont lancé cette semaine leur campagne, en même temps, mais à des vitesses différentes. L’Allemagne, qui a mis sur pied ces centres de vaccination, a déjà vacciné plus de 20 000 personnes, le Portugal et le Danemark près de 5 000, la Pologne 2 000. La France n’a, elle, vacciné qu’une petite centaine de personnes dans 23 Ehpad. Elle est absente de la carte du monde de la vaccination.
Les doses de vaccins adminstrées dans le monde, pour 100 personnes Les doses de vaccins adminstrées dans le monde, pour 100 personnes
Le gouvernement français est prudent, espérant ainsi composer avec une opinion publique majoritairement réticente à la vaccination. Ce n’est pas neuf : selon une étude internationale publiée dans The Lancet sur la confiance dans le vaccin dans 149 pays entre 2015 et 2019, la France est le pays le plus défiant au monde, aux côtés de la Mongolie et du Japon.
La crise du Covid-19 a encore creusé cette défiance. Selon une enquête BVA réalisée dans trente-deux pays, publiée par le Journal du dimanche (JDD) [7], seuls 42 % des Français interrogés sont prêts à se faire vacciner. La France se trouve en troisième position des pays les plus réticents, derrière la Serbie et la Croatie. Au contraire, 91 % des Chinois interrogés se sont déclarés prêts à se faire vacciner, 81 % des Britanniques, 66 % des Américains, 65 % des Allemands.
Dans un tel contexte, le gouvernement prend son temps : les premiers Ehpad vaccinés permettent de tester le dispositif, qui ne sera déployé dans la plupart des Ehpad qu’à partir du 18 janvier. Le ministre de la santé Olivier Véran assume dans le JDD de ne pas agir dans la « précipitation ». « Je ne veux rogner sur aucun des principes sur lesquels je me suis engagé », dit-il. Ces principes sont le caractère non obligatoire du vaccin, le principe du recueil du consentement de la personne et enfin la traçabilité de la vaccination par le dossier médical du patient, et via le site « Vaccin Covid » hébergé par l’assurance-maladie, où seront signalés les effets indésirables.
Pour garantir la sécurité de la vaccination, l’organisation est minutieuse et complexe, car ces vaccins doivent être conservés dans des congélateurs à -80 °C achetés pour l’occasion et répartis sur le territoire. Lorsqu’une pharmacie ou un établissement est livré, il peut conserver le vaccin cinq jours dans un frigo classique. Un flacon contient cinq doses. Lorsqu’il est ouvert, les doses doivent être injectées dans un délai de cinq heures. L’ensemble du processus est détaillé dans le guide de la « phase 1 » à destination des Ehpad, riche de 45 pages.
« C’est beaucoup de travail, une grosse logistique, beaucoup de précautions sont prises, la traçabilité est importante », confirme le gériatre Christophe Trivalle, chef de service au sein de l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne), chargé de la préparation de la vaccination dans l’établissement.
À force de précautions, le gouvernement ne perd-il pas de vue la gravité de la crise, le désir d’en sortir au plus vite, l’urgence de protéger les plus fragiles face au virus ? Si les inquiétudes face à ce nouveau vaccin sont levées, l’opinion peut très vite se retourner.
Car après une période d’incertitude, les bonnes nouvelles tombent une à une sur le premier vaccin disponible, celui de BioNTech/Pfizer, qui utilise la nouvelle technique de l’ARN messager (lire l’article de Lise Barnéoud ici). L’étude clinique, publiée par le New England Journal of Medicine [8], montre une efficacité de 95 % du vaccin sur la prévention du Covid. L’étude a inclus 43 000 personnes, suivies sur trois mois, répartis en deux cohortes comparables, l’une recevant le vaccin, l’autre un placebo.
Sur les effets indésirables à court terme, les retours des premiers pays qui vaccinent sont très rassurants. Près de 4 millions de personnes ont été vaccinées avec le Comirnaty (le nom commercial du vaccin Pfizer-BioNTech) dans le monde. Ont été décrits quelques cas de réactions allergiques, pouvant aller jusqu’au choc anaphylactique. Les personnes fortement allergiques sont aujourd’hui exclues de la vaccination.
Les autres effets indésirables identifiés sont bénins, communs pour une vaccination : une rougeur au site d’injection, des maux de tête, des frissons, une fièvre. Les effets indésirables à moyen et long terme ne sont bien sûr pas encore connus, mais ils sont très rares pour les autres vaccinations.
Dans les médias britanniques et américains, la question des risques du vaccin est largement supplantée par d’autres : les capacités de production, l’équité de l’approvisionnement, les priorités de la vaccination. Au Royaume-Uni, les soignants en première ligne face au virus expriment déjà leur frustration de ne pas être vaccinés plus vite [9].
Aux États-Unis, le personnel politique se vaccine, en tête le président élu Joe Biden, suivi hier par sa vice-présidente Kamala Harris. Parmi les républicains, le vice-président Mike Pence est lui aussi vacciné.
« Ce n’est vraiment pas la ruée »
En France, la vaccination a débuté cette semaine, au compte-gouttes. À l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne), une unité de soins de longue durée doit être vaccinée la semaine prochaine, mais le nombre de candidats est d’emblée limité, car la vaccination n’est pas recommandée pour les patients qui ont déjà contracté le Covid-19 : « Le virus a fait des ravages, explique le gériatre Christophe Trivalle. Dans cette unité, 80 % de mes patients ont déjà eu le Covid, lors de la première ou de la seconde vague. La vaccination a été envisagée pour onze personnes âgées. Pour l’une, elle est contre-indiquée en raison d’un risque allergique. Deux ont refusé la vaccination, trois préfèrent attendre, et cinq l’ont acceptée. C’est très souvent le référent familial ou le tuteur qui ont pris la décision, car ces personnes âgées ont des troubles cognitifs. »
Le gériatre analyse ainsi la réception du vaccin : « Il y a ceux qui sont contre d’emblée, ceux qui sont pour d’emblée, et ceux qui préfèrent attendre. La situation est assez similaire chez les soignants, même les médecins. Ceux qui sont à risque face au Covid peuvent aussi se faire vacciner, mais personne ne s’est signalé à la médecine du travail. Ce n’est vraiment pas la ruée, mais quand la machine sera lancée, il y aura sans doute de l’impatience », prévient-il.
Une anecdote illustre la polarisation de la société française face aux vaccins. Les images de la première Française vaccinée, Mauricette M., résidente de l’Ehpad René-Muret à Sevran, a déjà divisé les réseaux sociaux. La vieille dame, naturellement impressionnée par le « pool » de journalistes accrédités, une nuée des caméras et d’appareils photo, s’est étonnée à la vue de la seringue. Derrière son masque, ses paroles ne sont pas très compréhensibles : certains entendent « ah, faut faire un vaccin », quand d’autres devinent « ah, faut faire avec ça ».
La question de son consentement a donc été posée par certains, alors qu’elle l’exprime clairement d’un « d’accord, allez-y, pas de panique ! » L’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), dont dépend l’Ehpad, précise avoir bien suivi les recommandations nationales, qui imposent une « information loyale » du résident et de sa famille, une consultation médicale pour s’assurer de l’absence de contre-indications, et au cours duquel le consentement est recueilli. « Tout est tracé dans le dossier médical », précise l’AP-HP.
Toujours sur les réseaux sociaux, certains ont mis en doute les capacités de compréhension de la vieille dame. Ève Guillaume, directrice d’un Ehpad public à Sevran n’était pas présente, mais raconte avoir été confrontée, lors de la visite de journalistes, à « des questions sur les capacités de compréhension de résidents que nous jugeons pourtant responsables de leurs actes et de leurs décisions. Les personnes âgées sont souvent infantilisées ».
La directrice de l’Ehpad public de Sevran ne cache pas son impatience : « Nous avons participé à l’exercice à blanc organisé par l’agence régionale de santé, nous sommes prêts, mais nous n’avons toujours aucune date de vaccination. Le vaccin est un espoir d’un retour à la normale. Nous avons été durement touchés par la première vague, 20 % de nos 79 résidents sont morts du Covid. Nous sommes dans la gestion de crise au quotidien, c’est difficile. »
Mais elle constate elle aussi « les doutes des résidents, une moitié environ. Certains, qui se disaient prêts, se mettent à douter car leurs familles leur parlent de ce qu’ils lisent sur les réseaux sociaux. C’est difficile de lutter face aux fake news. Les soignants sont majoritairement contre, ils nous parlent des puces pour la 5G ».
« La plupart des familles qui nous appellent nous disent qu’ils sont opposés au vaccin, poursuit la directrice. Lorsque le résident est en fin de vie, qu’on l’accompagne doucement, je le comprends. Mais quand il a des mois, ou des années de vie devant lui, leur refus me pose question. »
La jeune directrice est elle volontaire pour la vaccination, « comme le médecin coordonnateur et la cadre infirmière. Nous pouvons bénéficier des doses qui ne sont pas utilisées. Cela me paraît normal, nous travaillons avec des personnes très fragiles face au virus ».
Les questions éthiques que pose la vaccination sont redoutables, comme l’explique le docteur Gaël Durel, président de l’Association nationale des médecins coordonnateurs en Ehpad : « Beaucoup de personnes doutent encore de la gravité du Covid. Il faut leur rappeler que nos résidents ont 25 % de chance de mourir du Covid. Le plus difficile sera d’obtenir le consentement des familles, qui peuvent être divisées. Le Conseil consultatif national d’éthique nous suggère de poser la question ainsi : est-ce que votre parent, quand il était en pleine possession ses moyens, était favorable à la vaccination, à l’innovation médicale ? »
Il assure qu’il n’y aura « aucune discrimination à l’encontre des résidents qui ne seront pas vaccinés. Mais les laboratoires ne sont pas des philanthropes, les premiers servis seront ceux qui réclameront en premier, le plus fort. S’il y a beaucoup de refus en janvier, on ne sait pas quand aura lieu la session de rattrapage. Saisissons notre chance. En tant que médecin en Ehpad, ma responsabilité est de permettre aux personnes âgées de bien vivre quelques mois ou quelques années ».
Comme d’autres, le docteur Durel exprimait encore des doutes début décembre, « parce que les laboratoires n’avaient alors publié que des communiqués de presse. Depuis, les études sont parues, j’ai échangé avec des confrères spécialistes, je suis convaincu. Je suis le premier sur la liste des volontaires au vaccin, mais je serai le dernier si d’autres veulent passer avant moi ».
Caroline Coq-Chodorge
• MEDIAPART. 30 décembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/301220/en-france-la-vaccination-tout-petits-pas?onglet=full