Julian Assange ne peut pas être extradé aux États-Unis pour y répondre d’accusations d’espionnage et de piratage. Cette décision de la juge Vanessa Baraitser [le 4 janvier] est une victoire, bien qu’elle n’ait pas été remportée au nom des principes qui devraient être à l’origine de toute opposition à son extradition.
Sur le plan juridique, la décision est justifiée par le fait que “l’extradition représenterait un risque pour des raisons de santé mentale”. Le fondateur de WikiLeaks souffrirait de “troubles dépressifs récurrents” et il est probable qu’il serait incarcéré dans un établissement à haute sécurité, où rien n’empêcherait Assange “de trouver un moyen de se suicider”.
Ce qui est en jeu, c’est la possibilité de dénoncer des atrocités
Sans aller jusqu’à critiquer la logique du jugement de Baraitser, il est nécessaire de souligner que si cette décision est la bonne, elle a été prise pour de mauvaises raisons. Il est déjà révélateur qu’un tribunal britannique ait conclu que le système carcéral américain était trop barbare pour garantir la sécurité d’Assange. Mais l’enjeu dépasse de loin Assange : ce qui est au cœur de l’affaire, c’est le journalisme, la liberté de la presse, et par-dessus tout la capacité à dénoncer les atrocités commises par la dernière superpuissance du monde.
Assange n’est pas encore libre : les États-Unis peuvent faire appel de la décision prise par la justice britannique – il doit théoriquement être libéré sous caution et ne pas rester enfermé à [la prison au sud-est de Londres de] Belmarsh, compte tenu de l’état de sa santé mentale –, mais les juristes estiment qu’il sera difficile de casser le jugement de Baraitser. Il n’en reste pas moins inquiétant de constater que cela ne constitue pas un précédent qui permettrait de protéger d’autres lanceurs d’alerte – à défaut de justifications comparables en matière de santé mentale. Par conséquent, il faut plus que jamais rappeler ce qui est avant tout une question de principe.
Faire du cas d’Assange un exemple
Il y a plus de dix ans, Chelsea Manning a eu le courage de télécharger des documents confidentiels à partir de serveurs de l’armée américaine, dévoilant, entre autres, une vidéo datée de 2007 où l’on entendait des équipages d’hélicoptères américains rire après avoir abattu douze personnes innocentes, dont deux employés irakiens de Reuters. L’équipage avait menti en affirmant avoir été pris dans un échange de tirs. Sans la vidéo de Manning, c’est ainsi que ce drame serait entré dans l’histoire.
D’autres documents ont montré comment des centaines de civils afghans – dont la vie n’est pas jugée digne d’intérêt par la plupart des grands médias – ont été tués par les forces sous commandement américain. Un autre câble a révélé les scandales et la corruption du régime soutenu par l’Occident en Tunisie, ce qui a contribué à déclencher un mouvement de contestation qui a abouti au départ de l’autocrate Zine El-Abidine Ben Ali. Manning avait tout d’abord approché des journaux américains, en vain, et s’était donc tournée vers WikiLeaks, l’organisation d’Assange, qui a publié ces informations.
C’est pour cette raison qu’Assange est poursuivi par Washington ; pour faire un exemple, pour décourager les autres. Les autorités américaines estiment que si Julian Assange ne subit pas les pires horreurs de leur abominable système carcéral, de potentiels émules ne seront pas découragés de révéler les atrocités commises par des soldats américains.
Et c’est bien là tout le problème. La propension des soldats américains à se livrer à de telles violences contre des populations étrangères dépend entièrement de l’ignorance des citoyens américains de ces actes. Le soutien à la guerre du Vietnam a commencé à s’effriter lorsque les citoyens américains ont vu des vidéos du conflit montrant des enfants qui hurlaient, leurs vêtements brûlés au napalm, ou lorsqu’ils ont eu connaissance des centaines de victimes civiles du massacre de My Lai commis [en 1968] par des soldats américains.
Effacer la réalité de la guerre
Depuis, le gouvernement américain est devenu plus subtil dans sa gestion de la couverture médiatique des conflits, notamment avec le recours aux journalistes “embarqués” dans des unités militaires. L’utilisation de drones – démultipliée par le président Obama qui en a déployé dix fois plus que son prédécesseur – a fait un nombre inconnu de victimes civiles dont on ignore pour la plupart jusqu’au nom. Le nombre de victimes civiles dans des frappes aériennes en Afghanistan a augmenté de 330 % lors des quatre années de présidence Trump, et le président américain n’a pas seulement multiplié ces frappes, il a également révoqué une loi sur la publication du nombre de victimes civiles tuées par des drones en dehors de zones de conflit.
La machine de guerre américaine repose sur sa capacité à effacer les réalités humaines et brutales de la guerre. Si l’on peut assassiner des civils innocents discrètement et sans en payer le prix, alors rien ne s’oppose à ce que d’autres subissent le même sort. L’armée américaine ne doit pas être autorisée à opérer en toute impunité : c’est pour cela que l’affaire Assange est si importante. Si Assange a peut-être réussi à sauvegarder sa liberté – ce qui n’est pas encore certain –, il est plus que jamais nécessaire de rappeler haut et fort pourquoi il faut dire la vérité sur les guerres menées au nom du peuple américain.
Owen Jones
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