Bangkok (Thaïlande).– Originaire de Mandalay, au centre de la Birmanie, Sunny est dévasté : « Ce matin, j’ai pleuré de tout mon cœur en découvrant que l’armée avait encore volé les élections et arrêté ASSK [Aung San Suu Kyi – ndlr], notre mère et déesse. »
Quelques heures plus tard, l’ouvrier a rejoint des centaines de ses compatriotes devant l’ambassade de l’Union de la République du Myanmar (Birmanie), dans le quartier d’affaires de Bangkok, pour dénoncer ce cruel retour dans le passé. Après une petite décennie « d’expérimentation démocratique » entamée en 2011, les militaires ont sifflé la fin des illusions de réforme et repris le pouvoir absolu, qu’ils n’ont jamais vraiment quitté depuis le début des années 1960.
À 4 heures du matin, lundi, à la veille de la session d’ouverture parlementaire qui aurait dû voir le gouvernement sortant reconduit dans la capitale, Naypyidaw, les militaires sont allés frapper aux portes de dizaines de politiciens, activistes et artistes, pour leur signifier leur incarcération ou assignation à résidence.
Ancienne prisonnière politique, Aung San Suu Kyi, conseillère d’État dont le parti, la LND, a été reconduit à 83 % des votes lors des élections de novembre dernier, le président, U Win Myint, et les principaux ministres régionaux ont été déposés.
En pleine campagne de vaccination, le ministre de la santé a quitté de lui-même son poste, faisant craindre une sévère aggravation de la situation sanitaire. Inquiètes de l’instabilité à venir, les entreprises étrangères font leurs valises et cet exode pourrait bien signer le retour massif de la pauvreté extrême en Birmanie, alors que les bidonvilles de Rangoun en sont réduits à se nourrir de rats après des mois de confinement [1].
Promulguée en 2008 par leurs soins, la Constitution en vigueur assurait déjà aux militaires un quart des sièges au Parlement, un droit de veto sur tout amendement constitutionnel et la mainmise sur les ministères de la défense, des frontières et des affaires intérieures. Mais les généraux n’ont pas digéré leur défaite, aussi cuisante lors des élections de 2015 que celles de novembre 2020.
Plusieurs centaines de travailleurs et étudiants birmans et thaïlandais et une poignée de moines bouddhistes se sont joints à la manifestation anti-coup devant l’ambassade de Birmanie. © LS
Depuis l’annonce des résultats, le parti pro-armée USDP n’a cessé d’organiser d’agressives manifestations, affirmant avoir enregistré des millions de cas de fraude électorale et exigeant un recompte des voix. Le Parlement refusant d’enregistrer leurs requêtes, les militaires ont opté pour la méthode traditionnelle de la prise de pouvoir par la force, comme lors de l’instauration d’une longue dictature en 1962, de la répression du mouvement étudiant 8888 en 1988-1989, ou encore des élections volées contre le même parti au début des années 1990.
Invoquant l’article 417, qui autorise une prise de pouvoir militaire en cas d’urgence qui menace la souveraineté ou la solidarité nationale, ou qui pourrait « désintégrer l’Union », le Tatmadaw (l’armée) s’est emparé du pouvoir exécutif, judiciaire et législatif, a instauré un état d’urgence pendant un an et promis de nouvelles élections une fois l’ordre et la « paix éternelle » restaurés.
Dans un tour de passe-passe, les pleins pouvoirs ont été transmis à Min Aung Hlaing, chef de l’armée, qui a finalement décidé qu’il n’était pas prêt à raccrocher les galons au mois de juin, fin prévue de son mandat, malgré des décennies passées à amasser une fortune considérable grâce à ses participations dans les secteurs et conglomérats les plus profitables du pays [2].
Connu pour son rôle dans le bain de sang contre les moines de la révolution de Safran en 2007 et des opérations de terre brûlée contre les groupes ethniques Karens, il est aussi la face de la terreur qui s’est abattue sur les Rohingyas depuis cinq ans, une mission qu’il décrit comme « le travail inachevé du problème bengali », selon le terme dérogatoire utilisé contre la communauté musulmane.
Au cœur de plusieurs affaires en cours devant les tribunaux internationaux, dont la CJR, le général Min Aung Hlaing a donc choisi d’isoler 55 millions de ses compatriotes dans le but de s’offrir une nouvelle période d’immunité diplomatique et de poursuivre sa quête de juteux marchés. Languissant depuis quinze ans en Thaïlande de chantier en chantier, Sunny détaille le coût à payer de l’ambition personnelle d’un seul homme pour les Birmans du monde entier : « Les militaires nous ont fait revenir au temps de la dictature avant 2010, lorsque nous avions zéro accès à la communication et zéro espoir d’améliorer nos vies. Je n’avais pas les moyens de fonder une famille en Birmanie, donc mes enfants sont nés ici. J’adore mon pays et mes compatriotes, mais je n’y retournerai pas tant qu’ils ne rendront pas le pouvoir à la LND. »
Depuis les années 1990, des millions de Birmans ont migré en Thaïlande en quête d’exil politique ou d’opportunités d’emploi. Chiang Mai, grande ville du Nord, fait office d’abri pour un cercle informel d’activistes birmans. La plupart des migrants occupent des activités faiblement rémunérées dans la construction, le textile ou le tourisme, pour la moitié d’entre eux sans permis de travail valide.
En décembre, ils ont été jetés à la vindicte populaire par le gouvernement militaire de Bangkok, qui les a accusés d’avoir importé une seconde vague de Covid-19 en Thaïlande, en traversant les zones frontalières sans respecter l’obligation de quarantaine. Les syndicats de travailleurs rétorquent en pointant du doigt les réseaux de trafiquants liés à l’armée, dont la pandémie n’a jamais empêché de faire passer des centaines de personnes tous les jours par des chemins de traverse, le processus de régularisation, rigide, coûteux et qui se heurte au manque de responsabilité des employeurs.
Dans une rare démonstration publique de solidarité avec les petites mains du royaume, We Volunteer, un groupe né l’été dernier pendant le soulèvement prodémocratie à Bangkok, est venu les soutenir. Avec la même mission que pour les étudiants thaïlandais : protéger les manifestants de la violence policière et les fournir en matériel sono, eau et nourriture. « Cette manie des coups n’est pas nouvelle, que ce soit en Thaïlande ou en Birmanie, mais ne doit plus se reproduire à l’avenir. J’appelle les citoyens thaïlandais à s’engager, car si vous croyez à la vraie démocratie, vous devez rejeter le coup d’État où qu’il ait lieu », dit Rattapoom Lertpaijit, porte-parole de We Volunteer.
Des figures de l’opposition comme Thanathorn Juangroongruangkit, chef déchu du populaire parti Future Forward, et Tossaporn Serirak, ancien député du parti Pheu Thai lié à la famille Shinawatra et « docteur des manifs » reconnaissable à son sac rouge rempli de matériel de premiers soins, sont venus observer le rassemblement. Parit Chiwarak, dit « Penguin », un des leadeurs du mouvement étudiant bangkokois, a donné un discours survolté.
« Pourquoi je me lance dans cette affaire ? Parce que nous sommes tous pour la démocratie ici, quel que soit notre pays d’origine. Aujourd’hui, je porte un masque de la LND en solidarité avec nos frères et sœurs de Birmanie. Des généraux ont pris le pouvoir dans de nombreux pays et c’est une tragédie particulière pour la Birmanie, qui entrait dans une étape de démocratisation. J’étais heureux quand il y a enfin eu des élections en Birmanie en 2015, car en Thaïlande nous avions encore la junte au pouvoir. Maintenant, la Birmanie marche à nouveau dans les pas de la Thaïlande. Nous devons nous unir et combattre ensemble ces dictatures militaires. L’Asean devrait être une communauté de démocraties, pas une communauté de dictatures où l’armée démolit la Constitution et refuse les élections. Si nous laissons cela se produire en Birmanie, dans dix ans nous pourrions avoir un nouveau coup en Thaïlande. »
Travailleur journalier originaire de Mogok, une vallée dévastée par l’exploitation minière de pierres précieuses, Dave Matthews explique les demandes de ses compatriotes : « Dans un futur proche, nous voulons construire une démocratie fédérale en Birmanie. La principale priorité est que notre leadeur, ASSK, soit libérée, puis que le gouvernement de la LND soit réinstauré et que nous votions pour une nouvelle Constitution qui ne garantisse pas de privilèges indus ni de rôle politique aux militaires. »
Les Birmans ont aussi été invités à rejoindre la #MilkTeaAlliance, un réseau informel d’internautes thaïlandais, taïwanais et hongkongais, récemment rejoints par des Laotiens et des Philippins, tous en guerre contre un régime autoritaire et l’influence de la puissance chinoise, qui soumet les gouvernements de la région en finançant de vastes projets d’infrastructures moyennant une partie de leur souveraineté territoriale et politique.
Mais si les activistes se serrent les coudes, la solidarité est aussi de mise dans les hauts cercles de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est). Grâce à la fameuse politique de non-ingérence de l’organisation régionale, les autres membres s’en sont sortis avec des platitudes telles que celles venues de Tokyo, qui « estime qu’il est important que les parties résolvent les problèmes de manière pacifique par le dialogue, conformément au processus démocratique », de Pékin, qui définit le coup d’État comme un « remaniement ministériel », ou encore la simple indifférence de Bangkok.
« C’est leur business », a expliqué Prawit Wongsuwan, vice-premier ministre et bras droit du général Prayut Chan-ocha, qui s’est lui-même emparé du pouvoir par un coup d’État en 2014 et l’a légitimé par des élections pipées lui donnant accès au poste de premier ministre en 2019.
« Nos militaires ont tout l’argent mais ils ne sont jamais parvenus à gagner l’esprit des gens »
Si la chape autoritaire qui se consolide dans la région garantit l’impunité individuelle et collective, le refus d’ASSK de condamner les raids meurtriers du Tatmadaw contre les Rohingyas est un autre frein à la solidarité internationale. En particulier de l’Occident, qui l’avait érigée en icône de ses espoirs de libéralisation dans la dernière forteresse d’Asie du Sud-Est, et de certains pays arabes, qui ne pardonnent pas son silence face à l’horreur subie par cette minorité musulmane.
Des milliers de personnes ont vu leurs villages brûlés et proches massacrés et plus de la moitié de la communauté originelle vit désormais dans des campements insalubres au Bangladesh.
De nombreuses voix à l’étranger évoquent un retour de bâton après le pari perdu de la Dame de Fer, enfin parvenue au pouvoir après quinze ans assignée à résidence, de ne pas condamner publiquement le régime des militaires pour leurs pires exactions. Les plus cyniques se réjouissent presque du prix du compromis payé par la politicienne, lauréate du prix Nobel de la paix en 1991 et désormais rejetée par le monde et neutralisée dans son propre pays.
Directeur de l’organisation Fortify Rights, Matthew Smith appelle à la clarté : « Nombreux sont ceux qui ont été, à juste titre, bouleversés par la manière épouvantable dont la conseillère d’État Suu Kyi a traité le génocide des Rohingyas et d’autres violations des droits de l’homme. Mais ce n’est pas le moment de faire preuve de dépit. Résistez, s’il vous plaît. L’armée doit immédiatement la libérer, ainsi que toutes les autres personnes détenues illégalement. »
Des manifestants brandissent un portrait barré du général Min Aung Hlaing et un portrait illustré d’Aung San Suu Kyi, à qui une majorité de Birmans vouent une dévotion filiale. © LS
Dans une feuille de route publiée ce mardi, Fortify Rights [3] intime le Conseil de sécurité de l’ONU, qui s’est réuni cet après-midi pour discuter du coup le plus récent sur la planète, à agir en imposant un embargo mondial sur les armes, ainsi que le renvoi de la Birmanie à la Cour criminelle internationale à La Haye : « L’armée du Myanmar représente une menace pour la paix et la sécurité internationales. Aujourd’hui, le Conseil de sécurité a l’occasion de faire ce qu’il faut au bon moment et de mettre fin à son honteuse inaction. »
À 25 ans, Gu Ku, étudiant en MBA à l’université de Bangkok, originaire de Rangoun, a perdu ses illusions, mais pas ses convictions : « Tous savent que la personne qui a commis le génocide est Min Aung Hlaing. ASSK n’a pas l’autorité pour le stopper et ne s’est pas rendue à la Cour de justice internationale pour défendre les militaires, mais pour protéger les gens contre de nouvelles sanctions économiques. Personne ne veut vivre et travailler dur à Bangkok toute sa vie, nous voulons retourner chez nous et nous espérions tous que notre pays continue à s’ouvrir. Nous étions ravis de voir que des centaines de milliers de personnes ont déjà été vaccinées grâce à l’accord que notre gouvernement a passé avec l’Inde. La situation s’était améliorée dans les dernières années grâce au programme de développement de la LND et nous attendions la mise en place de nouveaux réseaux routiers, bancaires, de télécommunications pour attirer plus d’investisseurs. Je finis mes études cette année et nous voulions rentrer après la pandémie avec mes amis, mais les militaires ont tué tous nos rêves de retour et d’entrepreneuriat. »
À ses côtés, ses camarades filment l’intégralité du rassemblement en direct sur Facebook, à l’attention de leurs contacts en Birmanie assez chanceux pour disposer d’une connexion, alors que la plupart des réseaux ont été suspendus momentanément au matin du coup, hormis pour les télés et radios officielles qui ont égrené le nom des nouveaux ministres-soldats et diffusé des images de manifestations euphoriques de citoyens pro-coup d’État. « Ces gens-là sont des pauvres payés à la journée pour créer ce chaos, affirme Gu Ku. Nous essayons de contrer ces fausses informations en profitant de pouvoir dire à haute voix la vérité sur ce coup. »
Mais à 17 heures, un mouvement de panique interrompt toute discussion, à la vue de trois rangées de policiers anti-émeute qui annoncent leur arrivée en tirant des bombes de gaz lacrymogène sur la foule dispersée le long du trottoir. Passant rapidement à l’action, les jeunes gardes de We Volunteer intiment aux manifestants de s’échapper et commencent à bombarder les forces de l’ordre de barrières de construction, chariots, cônes de circulation, poubelles, barres de fer et briques.
Dans une scène surréaliste, la rage citoyenne contre l’interruption brutale d’une rare occasion d’expression pour les Birmans en ce jour noir, mais aussi contre la répression qui a annihilé le mouvement prodémocratie thaïlandais avec la majorité de ses leadeurs poursuivis pour lèse-majesté, a provoqué un violent affrontement sur l’avenue Sathorn, tandis que voitures, scooters, tuk-tuk et métros continuaient à circuler sur des voies parallèles.
Dans une rue perpendiculaire, Gu Ku, occupé à distribuer des boissons énergisantes à tous ceux qui fuient, reprend placidement : « Ils ont peur que le peuple thaïlandais utilise cette opportunité pour se soulever à nouveau. Nous sommes habitués à la violence, adolescents nous avons vu les moines morts dans les rues de Rangoun. Nos militaires ont tout l’argent, mais ils ne sont jamais parvenus à gagner l’esprit des gens, ils savent qu’en cas de nouvelle élection ils vont encore perdre. Donc ils vont probablement étendre l’état d’urgence au-delà d’un an. Notre diaspora doit continuer à protester dans le monde entier pour ne pas perdre espoir, car les gens en Birmanie ne peuvent pas parler au risque d’être tués. »
Dans les grandes villes de Birmanie, les drapeaux rouges de la LND arborés sur les balcons ont été rangés au placard et des journalistes et passants ont été attaqués par des bandes célébrant le coup avec fracas. « Tout ça est possible grâce aux problèmes d’éducation. Pendant la majeure partie de ma scolarité en primaire, mon professeur dormait. En classe 4 [CM1 – ndlr], je ne savais toujours pas lire. Avec une meilleure éducation, ces hommes payés par le gouvernement à la journée n’auraient pas à frapper des gens au hasard dans la rue pour manger », veut croire Gu Ku.
Son camarade Mandeep Ghimire est originaire de l’État Shan, à la frontière chinoise, une région en proie à un violent conflit, comme toutes les zones ethniques aux quatre coins du pays depuis les années 1950, dont les guérillas sont en révolte contre les projets de l’armée et de ses partenaires commerciaux de s’emparer de leurs territoires riches en ressources naturelles. « Nous en avons assez de ces régimes militaires, de la souffrance de notre génération et de nos parents avant nous à bien des égards. En Asie, nous sommes méprisés, car nos diplômes ne valent rien et nous n’avons pas confiance en nous pour postuler à des emplois qualifiés, donc nous devons aller étudier ailleurs si nous voulons travailler au niveau international. J’ai la chance d’être instruit et je prendrais toutes les mesures nécessaires pour que le changement advienne en Birmanie, je n’ai peur de rien. »
Mardi soir, à Bangkok, la diaspora s’est retrouvée devant le bureau Asie-Pacifique de l’ONU pour demander à ce que leurs compatriotes vivant en Birmanie soient protégés et exprimer l’espoir que la réaction internationale se fasse autrement que par des sanctions économiques imposées par les États-Unis. Ils arguent qu’elles ne font que paralyser l’entrepreneuriat citoyen, tout en maintenant un système de patronage en faveur des militaires et de leurs alliés, et poussent le pays dans la sphère d’influence du Parti communiste chinois, guère dérangé par son statut imminent de paria.
Alors que le sort de la Birmanie se discute dans une pièce calfeutrée à New York, ses habitants tétanisés serrent les dents à la vue des chars qui patrouillent dans les rues et des raids en préparation dans les zones ethniques.
Lundi soir, l’AAAP (Association d’assistance aux prisonniers politiques) a lancé un appel au secours : « Des rapports alarmants font état d’une nouvelle augmentation des troupes dans les zones résidentielles de Yangon, alors que le couvre-feu entre en vigueur. Depuis [hier] matin, près d’une cinquantaine de fonctionnaires-juristes et une vingtaine de militants de la société civile ont été détenus ! Les gouvernements ont investi politiquement et économiquement en Birmanie, leur soutien est nécessaire ! »
Des dirigeants déchus de la LND ont appelé à la résistance non-violente, un collectif de médecins de Mandalay a initié un large mouvement de désobéissance civile, refusant de travailler tant que le système parlementaire de représentation ne soit pas restauré et une campagne internationale appelle au boycott des entreprises faisant des affaires avec l’armée birmane [4].
Laure Siegel