Le peuple cubain est pris en tenaille. D’un côté, un durcissement de la politique impérialiste étatsunienne sous l’administration Trump sur laquelle Biden ne semble vouloir revenir que très partiellement. De l’autre, un processus de restauration capitaliste, en cours depuis les années 1990, et qui vient de connaître un nouveau coup d’accélérateur avec l’entrée en vigueur de nouvelles réformes et l’unification monétaire.
Le tout sur fond de pandémie, dont les conséquences sanitaires sont bien plus contrôlées que dans les autres pays de la région, États-Unis inclus, mais dont l’impact économique, dans le secteur touristique notamment, s’avère dévastateur.
Crédit Photo. Résidences à proximité de la station centrale de La Havane. © Wikicommons / Jan Pešula
Jusqu’au bout, Trump contre La Havane
En faisant réinscrire, juste avant de quitter la Maison Blanche, l’île sur la liste des pays soutenant le terrorisme, Donald Trump aura voulu surjouer jusqu’au bout l’agressivité qui caractérise depuis plus d’un demi-siècle la politique étatsunienne vis-à-vis du régime cubain. À la fin de son second mandat, Barack Obama avait desserré l’étau, en normalisant les relations diplomatiques entre les deux pays, levant certaines sanctions sans pour autant remettre en cause l’embargo criminel en place depuis 1962. Cette politique d’ouverture était avant tout le fruit d’un constat d’échec et un pari politique. Non seulement la politique de blocus commercial et économique n’avait pas permis, jusqu’alors, de faire plier le régime issu de la Révolution de 1959 mais il continue à exclure les entreprises étatsuniennes de possibles marchés (tourisme, industrie pharmaceutique, marché intérieur cubain, etc.) au profit de certains de leurs concurrents. Par ailleurs, le rétablissement des vols commerciaux et la levée des restrictions sur les transferts d’argent privés (« remesas ») entre les États-Unis et Cuba, sous Obama, étaient un message adressé à l’électorat latino et à la communauté cubano-américaine, dont le profil a changé au cours des dernières décennies, au détriment des secteurs les plus traditionnels de l’anticastrisme.
Trump a fait un choix économique et politique diamétralement opposé, revenant sur l’ensemble des mesures d’ouverture mises en place entre 2015 et 2016. Il s’agissait autant d’incarner, à bon compte, une ligne dure vis-à-vis de l’Amérique latine, que les États-Unis estiment être leur arrière-cour traditionnelle, que de flatter les fractions les plus conservatrices de l’électorat de Floride, État décisif en vue des élections de 2020. Le pari, pour Trump, a été partiellement gagnant. Il a réussi à juguler les remous générés par sa politique de raidissement chez les possibles investisseurs étatsuniens. Il en a profité pour lancer des signes forts en direction de ses concurrents capitalistes, européens et chinois, notamment, à travers le rétablissement des volets extraterritoriaux des lois sur les investissements à Cuba qui menacent de lourdes sanctions les entreprises étrangères, notamment européennes, opérant sur l’île. Au niveau électoral, il a fait carton plein, en Floride, auprès des électeurs issus de la communauté cubano-américaine, avec 56% de voix contre 41% pour Biden, ce qui lui a permis de rafler les 29 grands électeurs de cet État.
Il est probable que la présidence Biden tente de renouer avec la politique de normalisation progressive entamée sous Obama. Kamala Harris, actuellement vice-présidente, déclarait en ce sens, en novembre, que « les démocrates reviendraient en arrière concernant les politiques infructueuses de Trump » à l’égard de l’île. Cependant, la nomination de Tony Blinken à la tête des Affaires étrangères n’augure rien de bon tant le nouveau secrétaire d’État est un fervent partisan de la ligne dure et des manières fortes en matière de politique extérieure. Quant à l’embargo criminel, pourtant condamné tous les ans, depuis 28 ans, par l’Assemblée générale des Nations unies, sa levée est exclue par la nouvelle administration étasunienne.
La signification des contre-réformes économiques et la question monétaire
C’est dans ce cadre que vient d’entrer en vigueur le décret, souvent annoncé et systématiquement ajourné, d’unification monétaire impliquant la disparition du peso convertible (CUC), existant depuis 1994 et officiellement arrimé au dollar, et qui s’accompagne de tout un train de nouvelles réformes au niveau économique [1]. La nouvelle Constitution cubaine, ratifiée en 2019, a beau graver dans le marbre le caractère « irrévocable » du socialisme comme système social à Cuba, et même si le président, Miguel Díaz Canel, a précisé, lors de l’annonce de la mise en place du processus « de nouvel ordonnancement monétaire », en décembre dernier, que l’île ne connaîtrait pas de « thérapie de choc », l’impact des changements économiques est très fort. Cela est d’autant plus vrai qu’ils adviennent alors que l’un des moteurs de l’économie cubaine, le tourisme, est à l’arrêt, que l’île ne peut plus compter sur les apports en hydrocarbures du Venezuela chaviste et que les mesures de rétorsions et d’embargo étatsuniens sont allées crescendo ces dernières années, affaiblissant considérablement l’économie. Le risque d’inflation, généré par le processus d’unification monétaire, est censé être enrayé par une hausse des pensions et des salaires dans le secteur public ainsi que la sanctuarisation des prix de certains services et produits essentiels fournis par la « libreta », le livret de rationnement. Il n’en reste pas moins que plusieurs analystes proches du gouvernement ont alerté quant aux conséquences sociales, en termes de conditions de vie et de travail, qu’elles pourraient avoir, et ce alors que les prix des services et des biens de consommation ont explosé.
L’unification monétaire, censée rassurer les possibles investisseurs étrangers et mettre à plat le système de supervision de l’économie dans le secteur étatisé, s’accompagne de nouvelles « ouvertures », au niveau économique, comme jamais depuis 2011, lorsque le VIe Congrès du Parti communiste cubain, sous la houlette de Raúl Castro, adopte une orientation pro-marché qui a eu du mal, par la suite, à s’imposer. Les mesures actuelles s’inscrivent dans le cadre d’une transformation plus profonde de ce qui subsiste d’économie planifiée et nationalisée au profit de l’investissement privé cubain, qui peine, aujourd’hui, à aller au-delà des seules auto ou microentreprises, et au bénéfice, surtout, du capital étranger, appelé à investir. La grande nouveauté, dans ce secteur, a été l’annonce de la fin de l’obligation d’une coparticipation majoritaire de l’État cubain dans les entreprises dans le commerce de gros (supermarchés, etc.), le tourisme et les biotechnologies, et ce quand bien même la direction des FAR, l’armée cubaine, intrinsèquement liée à la bureaucratie et au parti au pouvoir, continue à conserver la haute main sur certains leviers considérés comme stratégiques.
Dans certains secteurs des classes populaires, notamment urbaines, ces mesures peuvent générer un accès plus direct aux biens et produits de consommation, ainsi qu’à la manne touristique, quand elle reviendra sur l’île. Pour la majeure partie des Cubains, en revanche, c’est plutôt l’inverse qui se profile. Le régime en est bien conscient et essaye de répondre, en amont, au risque d’inflation incontrôlée. Mais ce n’est pas la seule contradiction à laquelle il doit faire face, dans le cadre de l’approfondissement des réformes « à la chinoise ». Si l’on prend le processus de restauration capitaliste en Chine comme point de comparaison, la bureaucratie au pouvoir à La Havane est bien plus fragile, vis-à-vis de l’opposition ouvertement pro-capitaliste et pro-étasunienne qui continue à exister en Floride, que ne l’était la bureaucratie chinoise de Pékin lorsqu’elle décide d’entamer le processus de réformes de marché. Si la bureaucratie et la « bourgeoisie rouge » qui dirigent la République populaire de Chine ont su piloter, non sans difficultés, le processus de restauration capitaliste, la bureaucratie au pouvoir à La Havane est bien consciente qu’un processus trop précipité d’ouverture pourrait la fragiliser considérablement et mener, potentiellement, à son renversement, face à la détermination toujours intacte des anticastristes de Floride et à la puissance de leurs alliés ; ceux-ci ne manqueraient pas de s’engouffrer dans la brèche, balayant sur leur passage non seulement ce qui subsiste d’État ouvrier déformé à Cuba mais également la caste bureaucratique qui détient le contrôle de l’appareil administratif, politique et militaire. C’est l’ensemble de ces éléments qui expliquent le caractère à la fois tardif et toujours hésitant de l’application de ce nouveau train de réformes sur l’île.
Cuba face au Covid
Parallèlement, le pays doit faire face, également, à l’épidémie de Covid. A Cuba, comme ailleurs dans le monde, la pandémie est révélatrice d’un certain nombre de traits structurels de la société. D’un côté, et d’un strict point de vue sanitaire, le système de santé cubain, l’un des plus efficaces au monde, a permis de limiter considérablement l’impact du virus avec, au 25 janvier, 21 261 cas et 194 décès dans un pays de 11 millions d’habitants. Cuba a même poursuivi et accru ses envois d’équipes médicales à l’étranger, y compris en Europe, dans le cadre de la pandémie. Par ailleurs, le niveau de développement considérable de la recherche en médecine et biotechnologies permet à l’Institut Finlay de La Havane de disposer, dans les prochains mois, d’un vaccin opérationnel. D’un autre côté, à l’instar de ce qu’il peut se passer dans d’autres pays, la pandémie frappe plus durement les secteurs les plus précaires. Dans le cadre d’un accroissement des inégalités sociales sur l’île, le Covid s’est ainsi diffusé davantage dans certains quartiers de la capitale où taux d’occupation des logements et précarité des revenus se couplent à une plus grande concentration d’Afro-cubains. Enfin, la pandémie a eu et continue à avoir une incidence catastrophique sur le tourisme dont les revenus constituent la troisième source de devises pour l’île. Avec seulement un million de touristes contre cinq prévus en 2020 en raison du Covid, la pandémie affecte durablement l’économie de l’île, à tous les niveaux.
Comment se défendre ?
Pour les classes populaires et la jeunesse cubaines, les difficultés sont multiples. Les moins de 35 ans constituent un peu plus de 40% de la population de l’île et n’ont jamais connu du « socialisme cubain » que la « période spéciale », dans les années 1990, après l’effondrement du bloc soviétique, la stabilisation des années suivantes et les réformes pro-marché, par la suite. Pour celles et ceux qui défendent les acquis de la révolution mais refusent la logique actuelle, il est toujours impossible de s’organiser de façon indépendante, et sur le plan syndical, et sur le plan politique. La Constitution de 2019 réaffirme le précepte du parti unique, auquel est corrélé, également, l’unicité d’une centrale syndicale au sein de laquelle les marges de manœuvre sont très faibles et qui accompagne le processus de réformes. Dans ce cadre, les gouvernements pro-impérialistes et certaines ONG font la part belle, et à bon compte, à toutes les expressions possibles de la « dissidence », qu’elles soient totalement pilotées de l’étranger et défendant des positions pro-capitalistes ou qu’il s’agisse de courants instrumentalisés par les médias internationaux mais qui ne sont pas totalement inféodés à un agenda restaurationniste, à l’instar du Mouvement San Isidro dont le traitement a défrayé la chronique, en décembre. C’est de cet ensemble d’éléments dont doivent tenir compte celles et ceux qui, à Cuba, entendent défendre les acquis de la révolution tout en s’opposant au cours actuel des contre-réformes et combattre pour un socialisme émancipateur qui ne saurait exister sans une réelle démocratie, exercée et garantie par en bas, par le monde du travail, la jeunesse et les classes populaires, aujourd’hui corsetés par les mécanismes bureaucratiques qui caractérisent le système politique et institutionnel de l’île.
Pedro Huarcaya, Jean-Baptiste Thomas