Les premières manifestations se déroulaient dans une ambiance festivalière où des étudiants et employés en cosplay attendaient les canons à eau dans des piscines gonflables installées au milieu des rues. Des jeunes femmes de 20 ans engagées dans la première manifestation de leur vie brandissaient des pancartes : « J’ai besoin d’un amant, pas d’une dictature », ou encore : « Mes rêves sont plus grands que Min Aung Hlaing ».
Détermination face à la répression
L’euphorie initiale a laissé place à une détermination plus grave face à la répression. Les généraux ont déjà arrêté plus de 450 personnes lors des manifestations ou la nuit pour intimider les fonctionnaires en grève. Peu avant les coupures d’Internet devenues régulières entre 1h et 9h du matin, l’armée a tiré avec des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc dans les villes de Myitkyina et Mandalay. Les vidéos postées sur les réseaux sociaux témoignent de la brutalité des forces de l’ordre : le 15 février à Mandalay un officier en civil a visé de son canon des manifestants réfugiés sur le porche d’un immeuble. Une jeune femme de 19 ans a reçu une balle dans la tête à Naypyidaw et une adolescente a perdu un œil à Mandalay.
Alors que la police délaissait les cortèges depuis les premiers débordements, cette semaine l’armée a réinvestit les rues des grande villes avec des chars et camions de transports. À Rangoun, les soldats gardent l’entrée de la Banque Centrale et des banques privées en grève. La grève générale en place depuis le 8 février n’a d’équivalent que celle de 1988. Les approvisionnements en carburant sont limités. Les routes sont bloquées pour décourager le retour au travail.
Atmosphère de peur
La jeunesse manifestante foule le même sol que ces aînés lors de la révolution réprimée de 1988. Les parallèles sont nombreux avec ce soulèvement contre la dictature du général Ne Win. Une révolte qui se termina dans le sang, tuant environ 3 000 personnes [1] et menant à la première assignation à résidence d’Aung San Suu Kyi. Selon Khin Zaw Win, ancien prisonnier politique, « il y a une atmosphère similaire à 1988, et je ressens les mêmes peurs. Toutefois les manifestants sont plus jeunes, et semblent plus nombreux au moins à Rangoun. »
En 1988, les étudiants de l’université de Rangoun après des affrontements avec la police initièrent de larges manifestations rejointes par les avocats et médecins. « Les mots d’ordre se passaient par téléphone, raconte un ancien étudiant. Nous avions un téléphone fixe presque dans chaque rue. Il n’y avait pas de journaux libres ni de télévision. Je partais à 9h le matin et rentrais dans l’après-midi sans avoir mangé, pour crier les slogans. »
Les fake news de la presse d’État renvoient aux rumeurs ambiantes en 1988. « Nous croyions que les soldats de l’ONU allaient arriver avec des avions de chasse américains, se rappelle un témoin obligé de partir en exil pendant 24 ans pour fuir la répression. Mais aujourd’hui, c’est très différent : grâce à Internet et Facebook, la nouvelle génération est capable de s’informer réellement et de communiquer en temps réel. »
Milices nocturnes
Les soulèvements de 1988 et 2021 ont tous deux été précédées par des crises économiques majeures. En 1987, la démonétisation avait liquidé les ressources des étudiants et classes populaires. En 2020, la pandémie de Covid-19 a fait passer le taux de pauvreté de 16 à 60 % en un an. Les témoins de 1988 se rappellent de pénuries alimentaires. « Ma femme vendait du riz, confie un pasteur. Nous devions fermer chaque fois que nous entendions les coups de feu approcher. Tout le monde était affamé, on manquait de tout. Les manifestations et les grèves ne s’arrêtaient pas. Les voleurs étaient partout, des milices se formaient dans chaque village, voire chaque quartier. Les grévistes tous employés dans l’économie socialiste mettaient à sac les entreprises. Un administrateur dans ma ville natale à Kalay fut assassiné. »
Des milices nocturnes se sont désormais formées à Rangoun. Le généralissime Min Aung Hlaing a vidé les prisons, libérant plus de 23 000 détenus le 11 février. Des vidéos circulent sur les réseaux sociaux, des voitures de police libérant la nuit des anciens prisonniers pour semer la panique. Des incendies se sont déclarés à Rangoun et Mandalay ces derniers jours. En réponse, les quartiers se sont organisés, montant des barricades de fortune, plaçant des troncs d’arbre à l’entrée des résidences de fonctionnaires grévistes. « Chaque foyer envoie un homme pour la veillée. Nous fonctionnons en roulement selon les heures de la nuit », explique un résident du quartier de Tamwe. La menace est double : les malfrats libérés de prison et les officiers de police. Ces derniers ont été filmés escaladant les portails pour arrêter de nuit des médecins grévistes ou fonctionnaires. Les casseroles frappées à l’unisson à 20h chaque soir, sont utilisées en cas d’arrestation pour alerter le voisinage. La foule accourt alors pour faire renoncer la police. La violence est jusque-là uniquement le fait de la répression. La journée, « les cortèges sont ordonnés et il n’y a pas de destruction des biens publics », remarque Khin Zaw Win.
Au croisement de ces deux batailles demeure la même icône incontestée, celle qui a guidé cette même lutte depuis son premiers discours le 8 août 1988 à la pagode Shwedagon jusqu’à ses derniers appels à la résistance en février 2021 : Aung San Suu Kyi, encore une fois emprisonnée.
Socialisme de Ne Win et capitalisme de Min Aung Hlaing
Les étudiants de 1988, comme la jeunesse d’aujourd’hui, formulaient les mêmes demandes, les mêmes chansons entonnées avec deux revendications claires : liberté et démocratie. S’il y a trente trois ans ces mots étaient évidents dans un contexte d’effondrement de l’URSS et de triomphe des valeurs universalistes, ils résonnent aujourd’hui d’un double écho. D’une part, l’expérience vécue des cinq dernières années avec la Ligue Nationale pour la Démocratie au pouvoir et de l’autre, une rare affirmation de la démocratie comme idéal alors même que cette idée est aujourd’hui secouée par la crise politique en Europe et aux États-Unis ainsi que par la montée en puissance de la Chine voisine.
Les généraux à la tête de l’armée eux aussi ont changé. Si en 1988, « il s’agissait d’en finir avec le socialisme de Ne Win » [2], selon un manifestant, le généralissime Min Aung Hlaing a embrassé l’économie de marché. À la tête de puissants conglomérats financiers, il appelle ainsi le secteur privé à se saisir de la campagne de vaccination pour gagner en efficacité [3]. Son fils dirige une entreprise dans le secteur médical [4] – il s’agit également de remplacer le service public très largement affecté par le mouvement de grève générale. Les armes du régime proviennent d’Israël, de Russie, d’Inde et de Chine [5].
Si l’armée ne comptait que 200 000 hommes en 1988, elle est aujourd’hui forte de plus de 400 000 soldats. Les forces de police ont été entrainées à « la gestion de foule » par l’Union Européenne dans le cadre du programme MYPOL [6] mis en place depuis 2016. La police secondée de l’armée a usé de canons à eau et de balles en caoutchouc, équipement inédit en 1988. Le régime prépare une loi liberticide de cybersécurité visant à contrôler les réseaux sociaux, un nouvel espace où l’armée se sait attaquée. À la différence de Ne Win et de Than Shwe, Min Aung Hlaing cherche à utiliser un argumentaire juridique pour « légaliser » son coup d’État, incluant même des civils dans son gouvernement. Cette modernisation, qui différencie le Conseil pour l’Administration de l’État dirigé par Min Aung Hlaing du Conseil de restauration de la loi et de l’ordre d’État des généraux Saw Maung et Than Shwe, empêchera-t-elle le sang de couler ?
La jeunesse dans les rues de Rangoun aujourd’hui a déjà goûté à la démocratie. Consciente de son héritage et des défaites passées, elle défie avec détermination et bravoure une autre génération de généraux. « La résistance a uni l’ensemble de la nation birmane, souligne Khin Zaw Win, en incluant même les musulmans et les Rohingyas. »
Salai Ming, à Rangoun