Tu me manques tant. Saurais-je un jour te retrouver ? Toi qui es parti, sans doute pour ne plus revenir. Des années déjà que tu vis en terre étrangère. Parfois tu regardes la neige et tes yeux se perdent dans des rêveries. Comme si par la force même des différences je possédais ton esprit…
Une terre gorgée d’espérance
Ainsi, plus il fait froid, plus tu penses à ces soirées humides où dormir était impossible entre le chant déréglé et les piqûres acharnées des moustiques..
Plus le sol couvert de verglas se dérobe sous tes pieds, plus tu te lances dans des promenades solitaires sur les chemins tantôt sableux, tantôt rocailleux de ma terre gorgée d’espérance et de mystères. C’est à croire qu’en toi je respire, palpite et renais… à jamais.
Il t’arrive de remercier le Ciel de t’avoir accordé cette chance de partir loin de moi. De t’avoir rendu le droit de rêver. D’aspirer à une certaine dignité humaine.
Et puis d’autres fois, plus souvent que tu n’oses te l’avouer, tu maudis la terre entière car auprès de moi tu aurais voulu rester. Tu te noies alors dans des débats fiévreux contre le gouvernement, les puissances étrangères, les membres de l’opposition… tous responsables de ton départ forcé. Tous, sauf toi.
Il t’a fallu du temps, beaucoup de temps pour comprendre que tu as, toi aussi, créé ce que tu appelles aujourd’hui l’enfer de l’exil.
Aucun sens de la solidarité
Toi et l’ensemble de cette classe moyenne souffrant d’un individualisme destructeur et lâche l’avez créé lentement, sans bruit, de manière pernicieuse. Une classe moyenne qui ne sait qui elle est. Qui vacille entre la masse populaire criant son mal-être, réclamant son droit d’exister, et la classe bourgeoise faisant miroiter sous ses yeux un monde d’exubérance.
Une classe moyenne qui n’a aucun sens de solidarité, s’enorgueillit de pouvoir acheter les services que l’État lui doit et exploite la misérabilité des plus faibles. Elle vit un état de transition sans fin, une crise identitaire constante, entre son mépris pour le prolétariat et ses prétentions de petits-bourgeois.
Tu es de cette classe qui n’a ni nom ni adresse. Te souviens-tu des jours où tu te pavanais avec tes amis en vous vantant de faire partie de l’élite haïtienne ? Place que vous vous êtes attribuée simplement parce que la divine Providence vous avait permis de fréquenter l’une des écoles les mieux cotées du pays.
Vous regardiez les autres de haut, ceux que la société avait oubliés, avait abandonnés. Plus leur ignorance s’étalait, plus vous vous confortiez dans l’idée de valoir mieux qu’eux.
Fils barbelés
Tu as créé ton enfer quand tu as construit autour de toi un fort digne de ce nom. Car il fallait à tout prix te protéger de l’insécurité qui prenait des propensions inquiétantes. Tu érigeais alors une clôture de plusieurs mètres de haut, surmontée de fils barbelés. Tu lâchais des chiens affamés la nuit dans la cour de ta maison. Tu plaçais un 9 millimètres dans le tiroir de ta table de chevet. Qu’importe si mes paysages tout entiers brûlaient… l’essentiel était que tu survives, toi.
Tu l’as créé quand ta maison prenait des allures d’étoile filante dans un quartier noyé dans l’obscurité. Tu offrais alors, avec une suffisance ridicule, un verre d’eau glacée à ton voisin grâce à ton congélateur opérant à l’aide de toute une artillerie qui te ruinait à petit feu.
Tu l’as créé à chaque fois que tu t’offusquais quand la classe défavorisée, les laissés-pour-compte osaient fréquenter les mêmes plages, restaurants ou bars que toi. Plus un loisir était inaccessible à la majorité de tes concitoyens, plus il prenait de la valeur à tes yeux.
Tu l’as créé quand tu soudoyais la Misère pour tordre les bras de la police, des douanes et de la justice ; ou encore pour nourrir tes aspirations bourgeoises en engageant une ribambelle d’employés qui, contre un maigre salaire, faisait luire ton parquet.
Tu l’as créé quand tu t’es désigné juge, prophète et sauveur d’un peuple que tu n’as jamais appris ni à connaître ni à comprendre. Ton éducation est pour toi gage de supériorité.
Ceux que tu regardais sans les voir
Mais où te caches-tu donc quand ce peuple brave la Mort et laisse exploser sa rage de vivre dans mes rues ? Où es-tu quand il se révolte contre la vie chère, l’insécurité, le manque d’électricité, le chômage… ?
Son destin n’est-il donc pas lié au tien ? Son malheur t’est-il si étranger ? Sauras-tu un jour t’affranchir des barrières de ta classe, qui a, depuis longtemps, oublié le sens de l’empathie ou de la compassion ? Sauras-tu rejeter cette mentalité qui te force à ne considérer mes problèmes qu’à travers le prisme de tes intérêts personnels ?
Ceux-là que tu regardais sans vraiment les voir, ceux-là qui semblaient si loin pourtant si proches, ceux-là dont la pauvreté te rendait plus grand et plus fort… sont maintenant à ta porte et font trembler les murs d’exclusion et d’inégalité.
Ils ont quitté les bidonvilles et s’installent dans tes écoles, tes soirées mondaines, tes festivals. Dans tous ces lieux que tu as cru pouvoir marquer du sceau de l’interdit. Sache que toujours il n’y aura qu’une seule et même Haïti. Ta faute a été de vouloir bâtir ta propre version de ce que je suis.
J’entends les opprimés se rebeller. J’entends les frontières basculer… Il est donc temps d’ouvrir tes bras, de te reconnaître dans tous mes visages et de te vouer corps et âme à ma renaissance. Il en est grand temps si tu veux me revoir un jour dans toute ma splendeur.
Priscilla Revolus
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