Les femmes représentent 51 % des migrants internationaux en Europe et autour de 20 % des arrivées maritimes en Europe méridionale. Parmi les personnes secourues par l’Ocean Viking lors des deux rotations du navire humanitaire début 2021, 11 % étaient des femmes. Entre trajectoires diverses, violences physiques et sexuelles durant le parcours migratoire et violence des politiques migratoires en Europe, Camille Schmoll, enseignante-chercheuse à l’université Paris-Diderot et membre du Groupe international d’experts sur les migrations (Giem), autrice de Les damnées de la mer – femmes et frontières en Méditerranée (La Découverte, 2020), analyse les migrations féminines et revient sur l’importance de « féminiser le regard des chercheurs » en la matière.
Nejma Brahim : Même si les femmes ont été plus nombreuses à traverser la Méditerranée au cours des dernières années, pourquoi la « féminisation des migrations » n’est-elle pas un phénomène récent ?
Camille Schmoll : Dans les années 1990-2000, une catégorie de chercheurs, en évoquant une « féminisation des migrations », a permis de mettre en évidence la part des femmes dans les migrations mais aussi les migrations dites autonomes, des femmes qui partent seules. Car lorsque l’on représentait les femmes par le passé, on les représentait toujours comme des suivantes. Si l’on a constaté une augmentation du nombre de femmes dans les traversées ces dix dernières années, et même au cours des derniers mois, il ne faut pas l’exagérer.
Avec Les Damnées de la mer, j’ai voulu restituer la place de ces femmes dans les migrations dites irrégulières, car on se les représente souvent comme des migrations essentiellement masculines. En 2009 déjà, lorsque j’ai commencé mon travail de terrain à Malte, il y avait énormément de femmes. Cela s’inscrit dans un mouvement plus général de la féminisation du regard : depuis quelques dizaines d’années, des chercheuses se sont rendu compte de l’importance des femmes dans les migrations, qu’il s’agisse des flux de la traite ou des grandes migrations transcontinentales de la fin du XIXe et du début XXe. Elles étaient souvent majoritaires mais complètement effacées de l’histoire des migrations.
Au début du XXe, des données de recensement démontrent que les femmes constituaient la moitié de la population immigrée. Durant les Trente Glorieuses, elles ont aussi été invisibilisées. Parce qu’on s’imagine qu’elles venaient dans le cadre du regroupement familial, on a tendance à oublier qu’elles étaient ouvrières, travailleuses domestiques, concierges ou employées dans le soin et la santé. La « féminisation des migrations » n’est donc pas un phénomène récent. C’est bien entendu très fluctuant selon les causes du départ, mais les femmes ont toujours été présentes.
Des femmes secourues par l’Ocean Viking alors qu’elles tentaient de traverser la Méditerranée, début 2021. © NB
En quoi la mobilité des femmes bouscule-t-elle les idées reçues ?
L’image de la femme souffre d’un stéréotype ancré, qui remonte au moins à l’Antiquité. C’est l’idée que les femmes sont dans l’immobilité, dans l’attente, dans l’espace du foyer et de la reproduction de la famille. Elles sont donc dans l’ancrage tandis que les hommes naviguent. C’est une des raisons pour lesquelles on n’a pas parlé des migrations féminines pendant très longtemps. Cela paraît contre nature d’imaginer les femmes en mouvement.
Or, non seulement les femmes se déplacent énormément mais, en plus, on constate encore plus de déplacements féminins dans les migrations internes au pays, notamment du milieu rural à la ville. Mais pour des raisons qui ont trait à nos représentations, on ne les voit pas. Par ailleurs, elles sont aussi dans l’auto-invisibilisation. Pour des raisons qui ont trait aux rapports de genre, elles ont tendance à minimiser leurs déplacements alors qu’elles ont des trajectoires incroyables. Elles traversent des milliers de kilomètres mais minimisent la part d’individualité, d’autonomie et de volonté qu’il y a dans ces trajectoires. C’est une façon d’avoir la paix et de se protéger des stigmates qui les accompagnent du début à la fin.
Les femmes rencontrées à bord de l’Ocean Viking avaient toutes des profils très divers. Toutes ont quitté leur pays pour des raisons bien spécifiques, seules ou avec leurs enfants, avec leur mari parfois, décédé en cours de route ou resté enfermé en prison en Libye, et ont poursuivi leur route jusqu’en Europe. Pourquoi est-ce que la « femme migrante » n’existe pas ?
Il est essentiel de critiquer cette notion de « femme migrante ». D’abord parce qu’en effet, elles ont des origines, des histoires et des trajectoires très diverses. C’est le danger de l’essentialisation que de vouloir considérer qu’il y a une condition féminine en migration. En réalité, elles sont très différentes les unes des autres. Entre l’Érythrée, la Somalie, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Maghreb… Elles viennent de pays et de contextes très divers.
C’est en cela que la perspective intersectionnelle est importante : il n’y a aucune raison de trouver plus de points communs entre deux femmes qu’entre une femme et un homme érythréens. Il faut croiser la question du genre avec d’autres dimensions, telles que le pays d’origine, la question raciale, l’âge, le fait de voyager seule… Il faut insister sur la complexité, les causes et les motivations des migrations. Je dénonce également l’instrumentalisation de la migration féminine, en particulier par les acteurs du contrôle migratoire, qui, sous prétexte de créer une figure univoque de la femme en migration, nécessairement victime de la traite et d’hommes que l’on stigmatise, justifie des politiques répressives.
Quelles sont les raisons qui poussent les femmes à quitter leur pays ?
Ces femmes correspondent à ce que les chercheurs décrivent concernant les migrants en général : elles ne sont pas issues des milieux les plus pauvres et sont souvent allées au collège, au lycée et parfois à l’université. Elles ont des ressources au départ, ont de petits commerces. Elles partent avec un certain bagage au sens large et métaphorique, à la fois économique, culturel et familial. Les raisons du départ sont très variées, mais il y a une imbrication des motivations, genrées ou non. D’un côté, fuir un mariage arrangé ou des mutilations génitales, de l’autre, comme pour les hommes, refuser l’absence d’opportunités économiques, fuir une instabilité politique très forte, une guerre civile, un État autoritaire.
Quand j’entends qu’il faut distinguer la migration économique de l’asile, je dis que, certes, ces catégories juridiques ont un sens et permettent la protection de personnes fuyant des persécutions, mais en tant que chercheurs, on n’est pas obligés de rentrer dans la dichotomie. On peut se permettre de complexifier les choses, car la plupart des trajectoires sont dans l’entre-deux de ces motivations, et ces dernières évoluent durant le parcours. La plupart des femmes subissent les violences sexuelles, la torture ou la perte de leurs proches et sont des survivantes. Cette opposition des motivations de départ devient donc de plus en plus problématique.
Survivre à la « vie dans la frontière »
Sont-elles davantage vulnérables durant le parcours migratoire ?
On sait qu’elles sont plus nombreuses au départ, et donc plus nombreuses à mourir en route. Il y a plusieurs raisons à cela, dont les violences sexuelles. Il y a une vulnérabilité spécifique aux femmes, et les organisations internationales les reconnaissent d’ailleurs comme une catégorie vulnérable, à l’instar des mineurs. Il est clair que les femmes risquent beaucoup plus que les hommes, même si aujourd’hui la situation est devenue tellement épouvantable que beaucoup d’hommes subissent des violences atroces, y compris sexuelles.
Les violences physiques et sexuelles semblent être devenues quasi systématiques, notamment en Libye, comme en témoignent les femmes rencontrées à bord de l’Ocean Viking [1]. Comment se reconstruire après de tels traumatismes ?
Ce qui est extrêmement grave, c’est que lorsqu’elles arrivent en Europe, il n’y a pratiquement pas de prise en charge du traumatisme physique et psychique lié aux violences sexuelles. Les médecins ne sont pas assez nombreux et pas du tout soutenus. C’est un vrai problème car cela hypothèque la suite du parcours des femmes. Le fait de ne pas prendre en charge le traumatisme du voyage, y compris juridiquement, renforce leur vulnérabilité. Il n’y a aucune forme de protection pour les violences subies en route, qui restent une zone d’ombre. À leur arrivée en Europe, ces femmes se retrouvent dans des limbes économiques, physiques, psychiques terribles.
Plusieurs femmes secourues par l’Ocean Viking ont déchanté en apprenant qu’elles allaient devoir rester en quarantaine sur un ferry après leur débarquement en Sicile. Certaines ont aussi très mal vécu le fait d’être séparées de leur sœur ou de leur frère car l’un des deux avait été testé positif au Covid-19. Est-ce brutal ?
Certainement. Et malheureusement, ce n’est que le début. À Malte, en particulier, la situation est encore plus violente. La difficulté pour ces femmes est de se dire : « Je pensais arriver en Europe et je suis arrivée ailleurs. » Il y a une désillusion et un décalage total entre l’image qu’elles avaient de l’Europe et la situation dans laquelle elles se retrouvent. Ça commence par des formes de séparation, puis les procédures mises en place à leur arrivée. Et le Covid-19 ajoute une dose de violence supplémentaire.
Vous avez suivi au long cours de nombreuses femmes ayant traversé la Méditerranée, placées en centre d’accueil ou de rétention en Italie et à Malte. Qu’advient-il d’elles ?
Il y a différents types de trajectoire, mais il y a surtout un contraste entre l’autonomie dont font preuve les femmes dans leur trajectoire migratoire, toutes les ressources qu’elles parviennent à mobiliser, et les politiques migratoires inscrites dans une tension entre mobilité et immobilité forcées. Il y a d’un côté les mobilités que ces femmes souhaiteraient entreprendre en Europe, et de l’autre des politiques d’immobilisation dans des centres, de rétention ou d’accueil temporaire, ou des politiques de mobilité contrainte, comme l’expulsion, le rapatriement dit volontaire et la Convention de Dublin.
Les femmes sont alors dans l’impossibilité de demander un titre de séjour dans le pays où elles se sont rendues en Europe, et renvoyées dans le premier pays d’arrivée en Europe. C’est dramatique car bien souvent elles ne peuvent rien construire dans ce pays-là, où elles n’ont ni entourage ni ressources leur permettant d’aller de l’avant. Cela fait un moment que l’on dit que cette réglementation est absurde, même les politiques en conviennent. Mais il y a une immense difficulté à la réformer et à sortir d’une approche répressive et sécuritaire de la question migratoire.
Le chercheur Andrea Rea parle d’un « État de guerre » contre les migrants. Ce n’est plus une métaphore avec le renforcement de Frontex et ses pratiques illégales, la collaboration avec des dictatures pour arrêter la migration.
Une jeune Guinéenne secourue par l’Ocean Viking (lire ici son récit [2]), placée, depuis, dans un centre d’accueil italien, m’expliquait qu’il était difficile pour elle de ne pas pouvoir aller en France et de devoir rester dans un pays dont elle ne maîtrise pas la langue, dans un centre « éloigné de tout »…
Il y a un isolement et une solitude extrêmes pour ces femmes. Les centres d’accueil sont souvent dans des zones rurales et isolées, où il n’y a accès à rien. C’est un dépaysement total. Cela dure des mois, voire des années, ce n’est donc pas une situation transitoire. Pour celles qui n’ont ni téléphone ni tablette, le fait de ne pas pouvoir communiquer est très dur. Avoir un contact avec l’extérieur est vital, ne serait-ce que parce qu’elles ne parlent pas la langue du pays.
C’est là que les vulnérabilités peuvent s’accentuer et que les femmes perdent pied. Elles ont supporté tellement de choses en route que lorsqu’elles arrivent, elles risquent de glisser vers une forme de démence. J’ai rencontré des femmes qui étaient dans une forme d’apathie totale, clairement dépressives du fait de ce qu’elles avaient vécu, mais aussi de l’ennui qui caractérisait le quotidien dans ces centres.
En quoi « la vie dans la frontière », cet entre-deux imposé aux migrantes à leur arrivée en Europe, démontre le niveau de violence de nos politiques migratoires ?
Comme l’explique Chowra Makaremi [anthropologue et chercheuse au CNRS – ndlr], on est passé de l’étude de la frontière à l’étude des êtres « dans la frontière ». À partir du moment où l’on a des politiques migratoires qui freinent le plus possible les mouvements migratoires, qui les découragent et vulnérabilisent les personnes, quand elles ne mènent pas directement à leur mort en route, le résultat est l’allongement des trajectoires et l’intensification des violences en route. Comme cela dure dans le temps, on ne peut plus faire l’économie d’une réflexion sur ce qu’il se passe entre le point de départ et le point d’arrivée. C’est ce qu’on appelle la « frontière mobile » ou « épaisse », qui ne cesse de se présenter au fil des trajectoires. Cela caractérise des années de précarité, d’irrégularité, d’insécurité totale. L’anthropologue Michel Agier parle d’un « couloir des exilés ».
Comment les femmes s’adaptent-elles à cette longue attente ?
Elles passent par un certain nombre de tactiques pour essayer d’alléger le quotidien. Elles se créent des lignes de fuite, se construisent une trajectoire, se trouvent du travail. Cela passe par des activités collectives, souvent entre femmes : les routines religieuses, la cuisine, le rire, la danse ou le tressage, qui devient même une petite économie… Tout cela prend une place majeure et permet de se raccrocher à des éléments du quotidien très positifs, pour pouvoir garder le moral et avancer.
« Les Damnées de la mer », aux éditions La Découverte. © La Découverte