À sa descente du bateau de secours rapide pour rejoindre le pont de l’Ocean Viking, elle se jette à terre, se met à genoux et joint ses mains en signe de prière. « Merci mon Dieu ! La Libye, c’est l’enfer, ce ne sont pas des humains mais des monstres ! Ils violent les femmes et les enfants. Toutes les nuits, ils nous violent », hurle Lisa* dans un sanglot déchirant.
Le lendemain, dans l’abri réservé aux femmes et aux enfants, la trentenaire est installée à même le sol, sur la couverture que lui a distribuée l’équipe de prise en charge, tandis que l’enfant de sa voisine vient se réfugier dans ses bras. Au milieu des 67 femmes secourues par l’Ocean Viking, elle se distingue par ses tresses orangées et son teint métissé. Elle sourit mais son visage est empreint de mélancolie.
« Je suis arrivée en Libye en mai 2020, se souvient Lisa. J’ai d’abord vécu à Tripoli, puis à Zouara. C’est là que les problèmes ont commencé. » En février de la même année, la jeune femme quitte le Cameroun avec son frère aîné pour rejoindre son fiancé, parti au Mali après avoir frôlé la mort dans leur pays.
Elle ne le retrouve qu’une fois arrivée en Libye, après être passée par l’Algérie en pleine crise sanitaire. « J’avais prévu d’y travailler pour financer la suite de mon parcours mais il n’y avait pas d’opportunités à cause du Covid. »
À Zouara, elle vit avec une trentaine de personnes dans un foyer pour Africains appelé « campo ». « On était comme ici », montre-t-elle d’un signe de la tête, invitant à suivre son regard qui balaie des yeux le petit conteneur. Son frère est enlevé par des Libyens. « Ils l’ont tué », conclut-elle après avoir insisté sur les souffrances qu’il a endurées, dont le viol.
Elle retrouve son petit ami qui travaille sur les chantiers de construction en journée. Puis elle est emprisonnée en juin, dans un lieu de détention non officiel, sans raison. « Parce que je suis noire et qu’ils sont racistes », présume Lisa. En prison, ils lui enchaînent les mains et les pieds et lui bandent les yeux. « On nous donnait une petite bouteille d’eau pour faire la toilette. On nous donnait des macaronis bouillis, juste de quoi nous tenir en vie. On nous servait la nourriture dans la main. »
Régulièrement, des hommes armés l’emmènent dans un lieu fermé pour la violer. À mesure qu’elle convoque ces souvenirs douloureux, ses sourcils se froncent et sa gestuelle s’emballe. « Une fois, ils étaient sept. Ils m’ont déshabillée et m’ont violée tour à tour. Je hurlais, je vomissais mais ils s’en fichaient. Je les suppliais d’arrêter de filmer car je ne voulais pas me retrouver sur Internet », confie-t-elle dans une voix chancelante. Ils la laissent ensuite nue, à même le sol, durant des heures.
Ils lui font « tellement mal » ce soir-là que Lisa tente de mettre fin à ses jours en buvant de l’eau de Javel. « C’est tout le temps comme ça. Le plus souvent, ils sont ivres et fument beaucoup. Le seul moyen de survivre est de faire semblant de s’être évanoui. Il ne faut pas réagir lorsqu’ils nous frappent. À ce moment-là, ils partent. » C’est une nuit où ils pensent l’avoir laissée pour morte qu’elle parvient à s’échapper.
Des femmes migrantes à bord de l’« Ocean Viking », mardi 26 janvier. © SOS Méditerranée
Dans un rapport d’Amnesty International sur la Libye datant de septembre 2020, l’ONG alerte sur un « terrible cycle de violences » auquel sont confrontés des dizaines de milliers de migrants et réfugiés. « Les femmes et les filles sont particulièrement exposées aux violences sexuelles de la part de bandes criminelles, de groupes armés et même de particuliers », souligne le rapport. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme précise que les violences sexuelles, viols et mauvais traitements se produisent dans les lieux de détention officiels ou clandestins.
À bord du navire humanitaire de SOS Méditerranée, Hannah, la sage-femme, détecte cinq femmes ayant été victimes de violences sexuelles en Libye ou sur le parcours migratoire. « En temps normal, on fait un discours sur les violences sexuelles au lendemain du sauvetage. On fait aussi en sorte d’aller voir chaque femme une par une pour détecter des signes éventuels », explique-t-elle. Cette fois, les sauvetages cumulés en 48 heures (lire notre article ici) ne le leur permettent pas.
Malgré tout, les visites à la clinique s’enchaînent et la parole se libère assez naturellement. « Elles venaient pour d’autres soucis de santé et, au fur et à mesure des questions, finissaient par raconter qu’elles avaient été violées. Si on avait eu le temps d’appliquer notre protocole habituel, je pense qu’on aurait eu beaucoup plus de cas. »
Les violences sexuelles en Libye étant devenues « extrêmement courantes », les femmes ont peut-être plus de facilité à en parler. « Pour les hommes, c’est plus compliqué. J’ai eu quelques suspicions pour quelques jeunes que l’on a secourus, mais cela demande plus de temps pour gagner leur confiance », estime Hannah.
Des viols, accompagnés de torture, qui causent de nombreux traumatismes sur le plan physique et psychologique. « Les femmes avaient des douleurs et présentaient des lésions sur le corps et les parties génitales. Des marques de brûlures causées par des cigarettes, par exemple », détaille Ophélie, infirmière au sein de l’équipe médicale. L’anxiété exprimée au moment de leur récit témoigne également du traumatisme subi.
Assise près de Lisa dans l’abri pour femmes de l’Ocean Viking, Aïcha, 27 ans, est partie de Guinée avec ses deux enfants âgés de 2 et 3 ans. Elle hoche parfois la tête en écoutant le récit de Lisa. Secourue par le navire humanitaire lors de sa seconde opération de sauvetage vendredi 22 janvier au matin, elle a dû faire le trajet sans son mari, resté en Libye faute d’argent lui permettant de payer la traversée.
« Des hommes venaient nous violer alors que les enfants étaient juste à côté »
« Nous avons vécu un an en Libye. Lui y faisait déjà des allers-retours pour travailler en tant que peintre dans le bâtiment. Quand mes parents sont décédés, il nous a ramenés en Libye », raconte-t-elle. Un jour, alors qu’ils se rendent au marché, son mari est battu par des hommes et elle est emprisonnée.
« J’étais avec mes enfants et d’autres femmes dans la cellule. Nous n’avions ni à manger ni à boire. Le soir, des hommes venaient nous violer alors que les enfants étaient juste à côté. Les bébés pleuraient, ils étaient épuisés mais les hommes continuaient », souffle Aïcha, qui n’a pu sortir de prison que grâce à des proches qui se sont cotisés pour « payer la rançon ».
« Moi en prison, ils m’ont dit que je devais coucher avec eux, sinon ils me vendraient comme esclave sexuelle », chuchote Tatiana, l’une des occupantes de l’abri, qui a perdu sa voix avec « le choc » de la traversée et sa peur de mourir en mer. « De toute façon, ils nous frappaient si on se plaignait. Ils violaient même les femmes enceintes », renchérit Aïcha.
Cette dernière réussit à organiser sa traversée une semaine après sa sortie de prison. Le soir venu, le passeur les fait marcher jusqu’au rivage pour y rejoindre un bateau bondé. « J’étais épuisée. Ma fille a été malade en mer, mon fils a beaucoup pleuré. J’ai tellement eu peur pour eux sur le canot pneumatique. »
Dans la même embarcation qu’elle ce vendredi-là, Espérance* fuit également les violences répétées qu’elle a subies durant trois ans en Libye. Lorsqu’elle aperçoit l’Ocean Viking au loin, elle pleure de joie, consciente du chemin parcouru.
Durant le week-end, Espérance flâne sur le pont du navire humanitaire, reconnaissable à ses longues tresses noires et violettes. « J’aime bien les couleurs vives, c’est plus gai », dit-elle en souriant, avant de serrer la main à un jeune homme qui s’enquiert de sa santé. Entre ses mains, des feuilles volantes laissent entrevoir des croquis de tenues vestimentaires à la fois modernes et traditionnelles.
Au Cameroun, elle était couturière. Elle rêve aujourd’hui de devenir styliste et s’informe déjà des prix des tissus en Europe. « Peu importe où je vais, l’essentiel est que je puisse travailler. Mes deux enfants sont restés chez mes parents au pays, car je n’ai pas voulu prendre de risques et leur imposer un trajet dangereux », confie-t-elle une fois la nuit tombée, installée sur le banc devant l’abri pour femmes.
Un mariage forcé suivi de violences conjugales la poussent à fuir son pays en 2017. Elle n’a alors que 25 ans. Elle traverse le Niger, le Nigeria, puis l’Algérie pour rejoindre ce que beaucoup qualifient d’« enfer libyen ». « À peine arrivée, j’ai été emprisonnée. Ça s’est très mal passé. On faisait l’objet de viols, de violences physiques et de malnutrition, énumère-t-elle. On nous marquait aussi la peau des fesses avec le fer. »
Rapidement, Espérance tombe enceinte de l’un de ses violeurs. Un phénomène courant selon Ophélie, l’infirmière : « Les femmes n’ont pas accès aux moyens de contraception et les hommes n’utilisent pas de préservatifs. » Espérance atteint sept mois de grossesse lorsque l’un de ses bourreaux la violente au point qu’elle perd le bébé.
Elle parvient à sortir de prison au bout d’un an d’enfermement, grâce à un membre de sa communauté qui l’aide à s’enfuir. « Mais on nous a rattrapés, fouettés et ensuite demandé une rançon. C’est le monsieur qui a payé, environ 500 000 francs CFA (soit environ 450 euros). »
Elle vit recluse dans un foyer pour Africains durant un an et décide alors de partir pour l’Europe. La même personne l’aide à organiser la traversée et la met en relation avec un passeur qui lui demande 3 000 dinars libyens (soit environ 500 euros) pour la financer. « Ce que j’ai vécu est terrible. Ces gens-là n’ont aucune pitié », conclut-elle dans un soupir.
Hannah, la sage-femme de SOS Méditerranée, est spécialisée dans les violences sexuelles depuis 2018. « Les histoires des femmes passées par la Libye sont les pires que j’ai entendues. C’est très brutal. Au début, on se demandait comment elles pouvaient prendre le risque de faire la traversée avec leur bébé. Mais une fois qu’on entend leurs récits, on comprend mieux. »
Dimanche, à l’annonce du débarquement de l’Ocean Viking au port d’Augusta en Sicile lundi 25 janvier, Lisa ne peut dissimuler son soulagement malgré les larmes qui envahissent ses grands yeux noirs : « La Libye c’est l’enfer… En prenant la mer, je savais que j’avais deux options : survivre ou mourir, affirme celle qui s’était juré de se jeter à l’eau si les garde-côtes libyens les interceptaient au cours de la traversée. J’ai vaincu les Libyens, je suis plus forte qu’eux. Maintenant je veux oublier, mais il est vrai qu’après ça ta vie n’est plus jamais pareille. »
Nejma Brahim