Après 14 ans d’indépendance, sous régime parlementaire, le premier coup d’État, orchestré en 1962 par le commandant en chef de l’armée birmane, le général Ne Win, plongea le pays dans plus de trois décennies d’autarcie obscurantiste.
Militaires au pouvoir, une tradition post-coloniale
Ces années sont marquées par des combats incessants contre des rébellions « ethniques » à la périphérie montagneuse de la Birmanie, des milices locales provisoirement fidèles aux généraux birmans, des troupes du maréchal Chiang Kai-chek chassées de Chine en 1949, des combattants du parti communiste birman ou des armées privées de rois de l’opium.
Les astrologues, numérologues et autres augures prirent sur le vieux général Ne Win un tel ascendant que celui-ci décida, dans le plus grand secret, de changer la dénomination de tous les billets de banque en multiples de son chiffre porte-bonheur, le 9. Du jour au lendemain, fin 1987, les coupures de 10, 50 et 100 kyats furent remplacés par 9, 45 et 90 kyats, avec impossibilité d’échanger les anciens billets contre des nouveaux. Cette démonétisation censée ruiner les ennemis du régime, appauvrit surtout la majorité de la population, qui n’a jamais eu de compte bancaire.
Le déroulement des événements de 1988, l’année où la dictature militaire instaurée en 1962 par Ne Win se réincarna avec une extrême brutalité sous le nom de SLORC, met en lumière les bases sur lesquelles ses chefs militaires, formés à la cruelle école de la guérilla contre les minorités ethniques, ont assis leur pouvoir.
Des officiers étrangers au respect des droits de l’homme
Aucun des généraux birmans n’a vécu en temps de paix. La notion de société civile leur est totalement étrangère. Même durant les gouvernements « démocratiques » du premier ministre U Nu, la guerre civile a toujours sévi dans une ou plusieurs régions du pays. Des conflits contre le parti communiste birman, contre des minorités ethniques ou contre des troupes du Kuomintang, le parti nationaliste chinois, repliées dans le Nord-Est birman après la victoire de Mao en Chine, et un temps utilisées par la CIA comme base de reconquête contre le régime maoiste.
Dans cette armée, la discipline signifie principalement obéissance aveugle aux ordres du supérieur hiérarchique. Elle caractérise un corps des officiers soigneusement tenu à l’écart d’influences extérieures et parfaitement étranger aux notions de respect le plus élémentaire des droits de l’homme, ou de l’opinion internationale.
Après les élections de 2015 largement gagnées par Aung San Suu Kyi et son parti la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), un semblant de partage du pouvoir a été accepté par le général Than Shwe, artisan de la constitution de 2008. Celle-ci octroie aux militaires les ministères clé de la Défense, de l’Intérieur et des zones frontalières, en plus d’un droit de veto sur toute réforme jugée par eux importante.
Organiser des élections, pas tenir compte du résulat
Aung San Suu Kyi devient alors « Conseillère d’État », de facto Première ministre, et un civil proche d’elle président de la République. Les sanctions économiques occidentales sont levées et une forme de coopération avec les armées australiennes et néo-zélandaise se met en place, avec l’accent mis sur des formations aux problématiques des droits humains.
En 2017, l’actuel commandant en chef, président du SAC, le général Min Aung Hlaing a lancé l’armée dans une opération qualifiée par l’ONU de « nettoyage ethnique » contre la minorité musulmane Rohingya dans l’ouest de la Birmanie. Le résultat est désastreux : environ 800 000 personnes au Bangladesh, des dizaines de milliers de tués, de femmes violées et des villages brulés par centaines. À ces exactions se mesure le peu d’impact de la coopération occidentale avec les militaires birmans.
Quant aux autorités civiles, Aung San Suu Kyi en tête, elles se sont réfugiées dans le déni des atrocités perpétrées. Une complaisance qui n’a pas suffi à lui épargner renversement et arrestation. La victoire écrasante de la NLD aux élections du 8 novembre fut un affront pour le général Min Aung Hlaing. Envolé son rêve de devenir président et de continuer ses rentables affaires.
Sa brève formation juridique l’a amené à suivre le sillage de Trump : contester le résultat. Démarche refusée par la Commission électorale. Donc coup d’État. En 1989, lorsque le SLORC avait organisé des élections libres, il tint parole, mais dans la nuit, et sans autre forme de procès, les vainqueurs reconnus, les députés de la LND et Aung San Su Kyi, furent emprisonnés. Les chefs militaires s’étaient engagés à tenir des élections, pas à prendre en compte leur résultat.
Société civile en désobéissance
Le rejet du retour à la dictature militaire ne faiblit pas. La campagne de désobéissance civile est généralisée, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, dans les fiefs des minorités Shan, Karen, Mon et Kachin. Même des refugiés Rohyngas au Bangladesh ont exprimé leur solidarité contre l’ennemi commun, l’armée birmane.
Les menaces du SAC, ses démonstrations de force, les coupures répétitives d’Internet, l’usage d’armes à feu – au moins 4 morts répertoriés entre Naypyidaw, la capitale administrative, et Mandalay, la deuxième ville du pays, et un nombre inconnu de blessés ne font qu’accentuer la mobilisation civile. L’usage des réseaux sociaux, partiellement hors service, favorise quand même une large diffusion de l’information, et permet aux citoyens de s’organiser sans hiérarchie. Une situation que les militaires birmans, englués dans leur système pyramidal, ne maîtrisent pas.
La libération de 23 000 prisonniers de droit commun décidée par le SAC, à la fois pour faire de la place dans les prisons et destinés à semer le trouble, n’a pas produit les effets escomptés. En août 1988, le SLORC avait agi de la sorte, et obtenu des résultats. La population de Rangoun était terrorisée à la fois par les militaires qui venaient de tuer dans les rues environ 5 000 civils désarmés et des bandes de brigands attaquant de nuit les domiciles privés.
Au commencement de la quatrième semaine depuis le coup d’État, le SAC conserve une forte marge de progression dans la répression violente. Les opposants au putsch ne l’ignorent pas, mais ne renoncent pas.
Francis Christophe