« Au cœur de la Bataille d’Alger, il fut arrêté par l’armée française, placé au secret, torturé, puis assassiné le 23 mars 1957. Paul Aussaresses [ancien responsable des services de renseignement français à Alger – ndlr] avoua lui-même avoir ordonné à l’un de ses subordonnés de le tuer et de maquiller le crime en suicide. »
Emmanuel Macron a reconnu mardi 2 mars, « au nom de la France », que l’avocat et dirigeant nationaliste Ali Boumendjel a été « torturé et assassiné » par l’armée française pendant la guerre d’Algérie en 1957 [1]. Cette reconnaissance, que le chef de l’État a lui-même annoncée aux petits-enfants d’Ali Boumendjel en les recevant, fait partie des gestes symboliques recommandés par l’historien Benjamin Stora dans son rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie pour « apaiser » les mémoires de part et d’autre de la Méditerranée.
Historienne et chercheuse à l’Institut d’histoire du temps présent au CNRS, Malika Rahal s’est longuement penchée sur la destinée de l’ancien avocat et militant algérien Ali Boumendjel. Autrice d’un portrait singulier, historique et biographique, Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne (Les Belles Lettres, 2010), Malika Rahal revient dans un entretien à Mediapart sur le meurtre de cette figure politique et intellectuelle du nationalisme algérien, décédée à l’âge de 37 ans, qui fit à l’époque scandale : « Dix ans après la Seconde Guerre mondiale, certains Français font la comparaison entre leur armée et la Gestapo. »
Rachida El Azzouzi : Comment avez-vous réagi à l’annonce de la reconnaissance par la France de l’assassinat de la figure nationaliste algérienne Ali Boumendjel par l’armée française ?
Malika Rahal : Je l’accueille en pensant à Malika Boumendjel, décédée au mois d’août 2020 et dont c’était l’anniversaire mardi 2 mars. C’est une reconnaissance qui était si importante pour elle et à laquelle elle n’aura pas assisté alors qu’elle a tellement œuvré pour que jamais son mari ne sombre dans l’oubli. Cela vient très tard.
Trop tard ?
Il était important que cette reconnaissance soit adressée plus tôt à cette femme et à sa famille. On ne peut pas faire comme si aujourd’hui, c’était la même chose qu’hier et que quelque chose n’a pas été manqué. Malika Boumendejl est une femme dont le mari a été enlevé, a disparu et a été assassiné.
Son père, Belkacem Amrani, a été enlevé et a disparu, un de ses frères, André Amrani, a été enlevé et a disparu, plusieurs autres de ses frères ont été enlevés et torturés durant leur détention (Djamel, Abdelmalik et Ali). La famille de Malika Boumendjel incarne donc la disparition forcée, considérée aujourd’hui par l’ONU comme un crime contre l’humanité. Il m’est douloureux de savoir que cette femme qui a mené un si long combat pour la vérité ne connaîtra pas cette reconnaissance.
Qui était Ali Boumendjel ?
Il est le frère cadet d’Ahmed Boumendjel, également avocat et responsable politique, doté de contacts importants dans les milieux politiques français. Après l’enlèvement de son jeune frère, il écrira des dizaines de lettres, alertant notamment François Mauriac ou Pierre Mendès France. Après le déclenchement de la guerre d’indépendance, en 1954, Ali Boumendjel se met à défendre les militants nationalistes arrêtés, et participe à la création du premier collectif des avocats du FLN.
Il retrouve au sein du FLN son ancien camarade de collège, Abbane Ramdane, et fait le lien entre son parti, l’UDMA et le FLN. Son enlèvement, le 9 février 1957, intervient dans le cadre d’une répression de grande ampleur contre la population algérienne d’Alger, mais aussi dans le cadre d’une répression accrue des avocats. Après lui, tous les autres membres du collectif des avocats seront arrêtés. Un second collectif sera alors créé à Paris, sous la houlette de Ahmed Boumendjel, dont Jacques Vergès sera membre.
Après son enlèvement, Boumendjel est détenu dans différents lieux, sans que sa famille puisse savoir où. Alors qu’il est détenu à l’hôpital Maillot, une assistante sociale – Yvette Farnoux, ancienne résistance et déportée, elle-même victime de torture durant la Seconde Guerre mondiale –, qui a pu lui rendre visite témoigne qu’il entendait des hurlements venant d’une cellule voisine, dont on lui faisait croire qu’ils provenaient de sa femme, en train d’être violentée.
C’est une forme de torture attestée par ailleurs. Ailleurs, il a été détenu dans une cuve à vin, où il parvenait à communiquer avec son beau-frère Abdelmalik détenu dans la cuve à vin voisine. Le 23 mars, il a été précipité du haut d’un immeuble occupé par les parachutistes, sur les hauteurs d’Alger. La version officielle affirme qu’il s’agit d’un suicide.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la figure de Ali Boumendjel ?
Je me suis intéressée à lui car sa famille cherchait la vérité, en particulier sa femme Malika et leur fils Sami. Également décédé, Sami fut longtemps la cheville ouvrière du dossier dans la famille, cherchant à trouver des contacts et à garder vivante l’affaire. Comme pour sa mère, cela aurait été un immense soulagement pour lui de vivre cette reconnaissance. Sami avait contacté plusieurs historiens, il connaissait bien Benjamin Stora et c’est ainsi comme étudiante que j’ai été amenée à écrire la biographie de Ali Boumendjel qui est parue aux Belles Lettres en 2010.
Au début de mon travail, les mémoires du général Paul Aussaresses venait de paraître (en 2001). Il y reconnaissait avoir fait assassiné Boumendjel. À défaut de pouvoir le poursuivre pour ses actes, les familles de ses victimes, notamment la famille Boumendjel, l’avait poursuivi pour ses propos pour apologie de crime de guerre, au risque paradoxal de décourager d’autres officiers de parler. J’avais songé à l’interviewer mais après sa condamnation en appel, il refusait toute interview. À partir de ces mémoires, tout le monde dans la famille n’avait pas la même attente concernant la nécessité ou pas d’une reconnaissance officielle. Pour certains, comme Malika et Sami, elle était toujours essentielle.
Qu’avez-vous découvert ?
En 1957, l’assassinat de Ali Boumendjel fait scandale en France, mais la mémoire de ce scandale a disparu, remplacée par d’autres affaires devenues plus connues : l’affaire Audin, portée par les militants communistes, puis les trajectoires spectaculaires de femmes comme Djamila Bouhired, ou Djamila Boupacha, qui mobilisent des personnalités françaises comme l’écrivaine Simone de Beauvoir et l’avocate Gisèle Halimi. Cela a un peu fait disparaître la mémoire de ce premier cas.
Ce qui choque une partie de l’opinion en France en mars 1957, c’est la similitude entre les méthodes employées contre Ali Boumendjel et celles de la Gestapo pendant la Seconde Guerre mondiale. On a dit d’Ali Boumendjel que c’était un Pierre Brossolette algérien car Pierre Brossolette s’est défenestré le 22 mars 1944, durant une séance de torture. Dans Le Canard enchaîné, Morvan Lebesque écrit à son sujet : « Les gens qui se jettent dans le vide pour échapper à un interrogatoire sont redoutables. Ce sont des gens à qui, tôt ou tard, leur pays élève des statues. »
En France, ceux qui le connaissent – les hommes politiques, les journalistes, René Capitant qui a été son professeur –, ceux qui connaissent son frère, disent qu’il est l’homme du combat juste, un pacifiste. S’il est avec le FLN, alors ce Front de Libération nationale n’est pas un ramassis de brigands, comme le prétendent les autorités françaises. Ils sont alors obligés de repenser leur vision du nationalisme et du conflit. Des opinions basculent. Des Français connaissent leur premier engagement politique contre la guerre autour de cette affaire, comme Madeleine Rebérioux par exemple.
J’ai lu les messages envoyés à la famille Boumendjel. Ceux qui écrivaient signaient : « Untel ou Unetelle, institutrice », « Untel, militant communiste », « Untel, déporté » qui signait alors en indiquant son numéro de déportation. Dix ans après la Seconde Guerre mondiale, le scandale réveille les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, et certains Français font la comparaison entre leur armée et la Gestapo.
L’affaire Boumendjel a réveillé les traumas de la société française. Une femme écrit à la famille « en tant que française et en tant que juive aussi – et donc habituée à la souffrance » pour dire que « nous les jeunes n’acceptons pas ce visage déformé et grimaçant de la France » et assurer les proches qu’ils ne sont pas seuls.
Fadhila Chitour, figure du féminisme en Algérie, et nièce de Ali Boumendjel, s’étonne qu’on ne distingue que son oncle et qu’on le singularise des autres martyrs, dans un entretien au quotidien algérien Liberté Algérie [2]. Dans El Watan, l’historien français Alain Ruscio abonde [3] : « Les assassinats de Maurice Audin ou d’Ali Boumendjel furent des épisodes des nombreux crimes de l’armée. Jeter l’opprobre sur les seuls sinistres Massu et Aussaresses est à la limite facile. » Est-ce que reconnaître quelques figures parmi les milliers de victimes de disparition forcée entre les mains de l’armée française dessert le combat pour les disparus et continue de servir des silences officiels coupables ?
C’est le problème du politique au cas par cas comme l’a été la reconnaissance d’abord d’Audin et aujourd’hui d’Ali Boumendjel. En effet, Aussaresses ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt de l’armée française et de la politique française en Algérie, ni l’Algérie l’arbre qui cache la forêt de la politique coloniale dans son entier. Pour certains en Algérie, cette reconnaissance est de peu d’importance car rien de son affaire n’était ignoré et l’assassinat n’a jamais fait aucun doute. Mais lorsque la reconnaissance a lieu, elle distingue un cas des autres et pose invariablement la question de savoir pourquoi on le choisit, lui.
C’est le problème fatal auquel se heurte ce type de geste. Nous ne sommes pas dans le cas où il s’agit pour un pays d’honorer un de ses soldats – que l’on choisit alors en général « inconnu » à la fin d’une guerre pour symboliser les autres. Nous sommes dans la situation d’innombrables morts cachées au point que les corps ont souvent été détruits ou dissimulés. Il n’est donc pas possible d’éviter la phase de nomination des victimes, une à une, sans quoi, en sortir une seule du chapeau risque de perpétuer la dissimulation des autres.
Cette reconnaissance a-t-elle la même portée que lorsque Emmanuel Macron a reconnu, une fois élu, la responsabilité de l’État français dans l’assassinat du militant communiste Maurice Audin et admis le recours systémique à la torture pendant la guerre d’Algérie ? [4]
Il me semble qu’elle a une portée supplémentaire car Ali Boumendjel vient « avec d’autres » qui sont, une fois n’est pas coutume, nommés : son beau-père, Belkacem Amrani, son beau-frère, André Amrani et son ami Mohand Selhi, tous disparus en 1957, pendant la Bataille d’Alger. Les autres disparus sont aussi mentionnés. Commence donc à apparaître du multiple dernière le cas individuel. Ça a correspondu avec une posture très claire de la famille qui a refusé que le cas de Ali Boumendjel soit distingué de celui de tous les autres.
C’est tout le sens du projet « 1000autres.org » [5] que nous menons avec l’historien Fabrice Riceputi sur le terrain du savoir scientifique. Notre objectif est de trouver les noms et les histoires des personnes disparues pendant la Bataille d’Alger, à Alger, en 1957. Nous nous sommes rendu compte, en rencontrant certaines familles, que poser le nom de « leur » disparu, même sur un simple site internet, provoquait l’émotion. Toute reconnaissance politique globale devra tenir compte de cette nécessité de nommer les victimes alors même que c’est un casse-tête scientifique.
Sur une archive d’un millier de victimes de disparition forcée entre les mains de l’armée française durant la seule Bataille d’Alger en 1957, vous avez identifié, grâce à leurs descendants à ce jour, près de 400 disparus dont 322 disparus assassinés tout comme Audin et Boumendjel…
Notre projet fait le lien entre archives et mémoires des familles. Pour avancer, les archives sont en effet essentielles mais on n’est pas certain d’y trouver les vérités qui peuvent être cachées, codées, et avec le risque que certaines archives aient été détruites par des militaires soucieux de camoufler des crimes. Le coffre-fort, c’est la mémoire des anciens soldats et officiers, et les archives qu’ils ont pu conserver à l’intérieur de leur famille.
Mais au fond – et on l’a souvent oublié – ceux qui parlent le plus exactement de la disparition forcée sont ceux qui en ont été victimes, les familles qui ont assisté aux enlèvements et qui peuvent témoigner de ce que le disparu n’est jamais reparu. C’est le cas dans les dictatures d’Amérique latine où l’on n’attend pas que les militaires eux-mêmes nomment les victimes mais où les témoignages des survivants est la base du travail d’enquête.
Vous avez accueilli le rapport Stora de manière critique. Pourquoi ?
L’exercice, la commande, étaient impossibles à tenir. C’est un rapport qui fait trop de choses différentes à la fois : un état des lieux de ce qui pose problème dans la société française, un état des lieux des relations avec l’Algérie et de comment les améliorer – sans avoir le temps et l’espace pour définir les raisons pour lesquelles elles devraient être améliorées : Benjamin Stora évoque même l’importance des relations commerciales.
Mais alors on reconnaîtrait les crimes du passé pour vendre des avions ? Le lien serait alors bien cynique et ne correspond pas d’ailleurs à l’engagement d’historien de l’auteur. Il propose également une série de gestes, dont certains sont importants, mais le risque du catalogue dans lequel les politiques viendraient faire leur marché mémorial est élevé.
C’est un travail forcément limité, réalisé dans un temps court par une seule personne qui ne peut regarder suffisamment ce qui s’est fait, d’abord en Algérie et en langue arabe, mais aussi dans d’autres pays, en anglais, en allemand, en japonais, et ne peut poser la comparaison avec d’autres pays, comme la Belgique, les Pays-Bas, d’autres anciennes grandes puissances coloniales pour réfléchir à la façon dont on prend en compte ailleurs le passé colonial. Les préconisations prennent la forme d’une succession de gestes – dont fait partie la reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel – qui posent la question de savoir quel sera le prochain geste.