S’il est encore possible de faire pression sur le régime militaire birman et d’inverser le cours du retour de la dictature et de sa sanglante répression, cela impliquerait de porter un coup dur à leurs ressources financières. Dans les dernières années, la junte birmane a investi dans un cyber-arsenal sophistiqué, fourni par des entreprises du monde entier dans les dernières années : drones israéliens de surveillance ou équipés de gaz lacrymogène, dispositifs de craquage de smartphones suédois et logiciels de piratage américains.
Mais, par le passé, ce sont les sanctions économiques imposées aux dictatures militaires précédentes qui ont permis à Aung San Suu Kyi et aux forces démocratiques de déclencher la transition, aujourd’hui détruite.
Pour Phil Robertson, le représentant de Human Rights Watch pour l’Asie du Sud-Est, un boycott général est la priorité. « Les gouvernements du monde entier doivent imposer des sanctions économiques ciblées contre la junte, qui englobent à la fois les chefs militaires et les entreprises appartenant à l’armée, explique-t-il. Deux grands conglomérats, Myanmar Economic Holdings Ltd. (MEHL) et Myanmar Economic Corporation (MEC), devraient être lourdement sanctionnés, afin que le général Min Aung Hlaing et ses acolytes mesurent le risque de poursuivre cette répression. »
Kirin, géant de la brasserie japonaise, a été le premier à mettre fin à une joint-venture de six ans avec une holding liée à l’armée du pays. Le 4 mars, l’Union européenne a suspendu toute coopération et toute aide au développement qui pourraient bénéficier aux autorités militaires. Le même jour, la junte a tenté de transférer environ un milliard de dollars détenus à la Banque de la Réserve fédérale de New York vers la Banque centrale du Myanmar, une transaction annulée sur ordre du président Biden.
Dans le centre de Yangon, le 25 février 2021, des manifestants appellent à une implication des États-Unis pour aider à renverser le régime de la junte, qui a saisi le coup d’État le 1er février. © Collectif The Myanmar Project
Suite à l’annonce de l’entreprise australienne Woodside de cesser ses activités dans les champs de pétrole et de gaz en Birmanie, activités qui rapportent 920 millions d’euros par an au pays, l’organisation Publish What You Pay appelle à intensifier la pression contre les deux autres gros investisseurs étrangers : Chevron aux États-Unis et Total en France. « Total a déclaré avoir payé 229,6 millions d’euros au Myanmar en 2019 sous forme de taxes et d’actions au gouvernement pour sa production de gaz, ce qui fait probablement de l’entreprise la plus grande source de revenus du régime militaire », explique l’ONG au Guardian.
Alors que le carnage continue, les Birmans demandent sur Twitter « combien faut-il de corps pour que l’ONU entre en action ». Christine Schraner Burgener, envoyée spéciale des Nations unies pour le Myanmar, explique avoir prévenu les militaires que les sanctions des États membres de l’ONU allaient se multiplier. Face à la perspective de cet isolement de la Birmanie, le commandant en chef adjoint de l’armée Soe Win lui a répondu : « Nous sommes habitués aux sanctions et nous y avons survécu dans le passé. Nous devrons apprendre à marcher avec seulement quelques amis. »
Mme Burgener a également averti que l’armée planifiait d’emprisonner les membres de la LND pour fraude électorale et trahison, puis d’interdire le parti, avant l’organisation d’élections factices dans un an ou deux. Une tactique similaire à celles employées par la Thaïlande du général Prayuth Chan-ocha, qui vient de survivre à six mois de manifestations intensives et fait emprisonner ses leaders. Ou par le Cambodge de Hun Sen, premier ministre aux commandes depuis trente-six ans, qui a annoncé vendredi qu’il « règnerait sur le pays aussi longtemps qu’il en aurait envie ». Selon l’envoyée spéciale de l’ONU, les « actions classiques » de l’armée ne fonctionneront pas cette fois-ci, comme ce fut le cas en 1988, 2007 et 2008. « Aujourd’hui en Birmanie, nous avons une génération de jeunes qui ont vécu en liberté pendant dix ans. »
« En 1988, il a fallu un an pour diffuser toutes les informations au monde. Maintenant, c’est instantané », note Aung Zaw, rédacteur en chef du journal The Irrawaddy. Il raconte comment « chaque jour les gens pleurent le matin avant d’aller à la manifestation, perdant espoir d’éviter un tel bond en arrière », mais aussi la détermination de se battre jusqu’au bout, avec certains atouts. « Les militants ont très bien organisé le Mouvement de désobéissance civile (MDC), avec des pancartes dans un anglais impeccable. Beaucoup de magnats ne veulent pas que les militaires reviennent au pouvoir, alors ils aident discrètement le mouvement. » Il espère « un règlement pacifique » : « Les jeunes de la classe moyenne urbaine ne vont pas aller dans les collines se battre avec des guérilleros ethniques, comme ils ont essayé de le faire en Thaïlande en 1976. »
Dans le centre de Yangon, le 25 février 2021, un manifestant tient une banderole suggérant l’implication de la Chine dans le soutien au coup d’État au Myanmar. Le mouvement prodémocratie est enragé par le refus de la Chine et de la Russie de condamner ouvertement le coup d’État au Conseil de sécurité des Nations unies et dénonce l’influence régionale de la Chine au sein de l’Alliance du thé au lait. © Collectif The Myanmar Project
L’espoir de résolution politique le plus concret repose sur une « Assemblée nationale » formée par quinze députés déchus de la LND, quelques jours après le coup d’État. Le 26 février, le représentant permanent du Myanmar auprès de l’ONU, Kyaw Moe Tun, a déclaré son allégeance au peuple et a demandé à l’ONU de reconnaître ce Parlement, le Committee Representing Pyidaungsu Hluttaw (CRPH), comme le gouvernement légitime du Myanmar.
Dans les ambassades birmanes à Washington, Berlin, Genève et Tokyo, des diplomates ont annoncé ne répondre qu’aux ordres du CRPH. Le 4 mars, un représentant du CRPH a officiellement demandé à l’ONU le déclenchement au Myanmar de la « R2P » (« responsabilité de protéger »). Le processus, « testé » en Libye avec des résultats vivement critiqués, stipule en théorie que, « si un État ne protège manifestement pas ses populations, la communauté internationale doit être prête à prendre des mesures collectives en temps utile et de manière décisive ».
Relayée par des millions de Birmans, cette demande se heurte à la Russie et à la Chine, qui refusent de condamner ouvertement le coup d’État. Quant à la junte, elle a bouclé le pays. « Les États-Unis, en leur qualité de président du Conseil ce mois-ci, et leurs alliés devraient faire pression sur le Conseil de sécurité pour imposer un embargo mondial sur les armes », estime Phil Robertson, de Human Rights Watch.
Il explique que des centaines d’ONG et de groupes de la société civile d’Asie et du monde entier ont répondu à l’appel en faveur de cet embargo. Et assure : « La Russie et la Chine hésiteront à défier un consensus mondial pour défendre une junte aussi répréhensible et sanguinaire. » Selon Robertson, « la Russie ne fait pas beaucoup d’affaires au Myanmar et les intérêts économiques de la Chine nécessitent une stabilité politique. Or Pékin, qui soutient les insurgés de l’Alliance du Nord le long de la frontière birmane, des opposants parmi les plus féroces de la junte, avait conclu un très bon accord avec la LND de Aung San Suu Ki et n’est donc pas vraiment ravie de la situation. »
« C’est un rapport de force, d’endurance et de capacité à travailler à l’unisson »
En attendant que le monde s’accorde sur une position commune, les manifestants enjoignent les officiers civils qui vont encore travailler de boycotter le régime, promettant que « le peuple vous nourrira ». Mutual Aid Myanmar, un réseau de militants, d’universitaires et de dirigeants politiques, se charge de distribuer des fonds pour compenser la perte de revenus et financer nourriture, soins de santé et logement aux manifestants.
Les travailleurs migrants en Thaïlande, plus d’un million de personnes (70 % de la diaspora birmane, lire notre reportage), sont parvenus à envoyer des millions de kyats aux familles des victimes de violences policières. Les applications Way Way Nay et Blacklist Myanmar permettent aussi à ses utilisateurs d’identifier tous les produits liés à des entreprises militaires en vue d’un boycott général.
Pour Gwen Robinson, chercheuse à l’Institut d’études internationales et stratégiques de Bangkok, cette pression populaire pourrait bien rendre le pays ingouvernable : « Il y a un million de fonctionnaires, dont 75 % ne travaillent pas. Le système bancaire est paralysé, les entreprises ferment, les ordures et les égouts ne sont plus nettoyés. Les gens ne sont pas payés et ne peuvent pas acheter de nourriture. Le pays est en train d’imploser. »
Toutes les banques privées ont été obligées de fermer la plupart de leurs agences depuis le 8 février, en raison de l’adhésion de la majorité de leur personnel à la contestation. Les retraits automatiques ont été plafonnés à l’équivalent de 300 euros par jour, créant une extrême pénurie de liquidités.
Le groupe de femmes de Shwedaung, dans la région de Sagaing, participe à la manifestation quotidienne, le 22 février 2021. © Collectif The Myanmar Project
Enfin, les citoyens tentent de résister à la vague de nominations de cadres de l’armée à tous les échelons administratifs du pays. Plus des trois quarts des cantons de Yangon ont refusé les nouveaux administrateurs de quartier imposés par la junte. Les communautés tentent de former des gouvernements locaux parallèles, malgré les violentes intimidations. Dans le village de Kyaung Kone Gyi, le 5 mars, des militants promilitaires liés au parti USDP ont décapité le président de la branche locale du parti LND et son neveu de 17 ans. Un survivant a témoigné dans Myanmar Now : « Je les ai entendus dire : “S’ils meurent, nous pouvons faire ce que nous voulons. Tuez-les tous !” »
Dans son éditorial, le journaliste Aye Min Thant estime que « les gens doivent être préparés financièrement, physiquement et mentalement pour que cela dure un an, voire plus. […] C’est un rapport de force, d’endurance et de capacité à travailler à l’unisson, et le camp qui ne peut tenir indéfiniment perdra. » Le temps presse, alors que les corps s’accumulent et que les coupures de courant se multiplient pour affaiblir le mouvement.
« À l’heure actuelle, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) est nettement divisée, précisePhil Robertson, de Human Rights Watch. D’un côté, l’Indonésie, Singapour et les Philippines, qui veulent exiger la libération de Suu Ki et d’autres prisonniers et la négociation. De l’autre, la Thaïlande, le Vietnam et le Cambodge, qui prennent le parti de la junte. Mardi, la réunion de l’Asean n’a débouché sur rien. Si les militaires continuent leur répression sanglante, l’Asean devra soit agir, soit se retirer. La situation menace de perturber la stabilité de toute la zone. » Le spectre d’un État en déliquescence en Asie du Sud-Est pourrait motiver une vague de diplomatie secrète.
Au checkpoint de Three Pagodas Pass, les Birmans qui ont choisi de rester en Thaïlande vivent sur le parking et ceux qui ont choisi de rester du côté birman vendent leurs biens derrière des barbelés érigés au milieu du marché depuis le Covid-19. © Laure Siegel
Jeudi soir, les membres de la Milk Tea Alliance (l’Alliance du thé au lait) se sont réunis dans la douleur. Ces jeunes cyber-activistes issus d’une dizaine de pays asiatiques, qui sont opposés à l’ingérence chinoise et à l’autoritarisme, vivent des temps dramatiques. Tandis que les activistes hongkongais sont dévastés par le procès, la condamnation et l’emprisonnement de 47 militants prodémocratie, les Birmans pleurent l’assassinat de Kyal Sin, une jeune fille abattue à Mandalay. Quant aux Thaïlandais, ils sont sous le choc du suicide de Jeen, une autre jeune fille chassée de sa maison par son oncle pour ses opinions libérales et qui survivait dans la rue en vendant des livres radicaux pendant les manifestations prodémocratie à Bangkok.
Dans ce village de la province de Sangkhlaburi, les animistes Mon côtoient les chrétiens Karen ou les musulmans birmans et les bouddhistes thaïlandais. Les résidents ont appris à vivre au rythme des conflits qui éclatent sporadiquement à la fontière birmano-thaïe depuis les années 1990, principalement en participant aux multiples échanges qui animent cette dense forêt tropicale parsemée de dizaines de chemins de traverse : orchidées, armes, drogues…
Sur un parking de terre battue près du check-point de Three Pagodas Pass, quelques dizaines de travailleurs birmans survivent tant bien que mal depuis la stricte fermeture des frontières décidée il y a six mois à cause de la nouvelle vague de Covid-19. Malgré les risques d’arrestation par la police de l’immigration thaïlandaise et les informateurs de l‘armée birmane, qui fourmillent dans le coin, ils continuent à manifester en face de leur consulat.
Artiste et fermier ruiné par la pandémie, Somchai soupire : « Ici, tout le monde est anti-coup, que ce soit en Thaïlande ou en Birmanie. Mais, au village, on dit aussi que les manifestants sont stupides de continuer à se battre, parce qu’on sait toujours comment ça finit, par la mort de milliers de personnes, des raids de l’armée et des villages en feu. » Il n’est pas d’accord avec ce fatalisme. « Si nous acceptons ça, le général Prayut pourrait faire la même chose en Thaïlande l’an prochain si l’envie lui en prend, redoute-t-il. Nous avons déjà perdu tant d’années, combien de temps devrons-nous encore supporter ces régimes ? »
Laure Siegel