Dans les rassemblements aux portes de Delhi, à Singhu, Tikri et Ghazipur, de nombreuses femmes ont rejoint le mouvement de protestation qui gronde contre les trois nouvelles réformes agricoles. Leur présence marque une étape importante dans l’histoire de la mobilisation politique des femmes en Inde.
Elles ont fait fi de l’opinion de la Cour suprême, [dont le juge en chef, tout en renonçant le 11 janvier à interdire les manifestations, a affirmé que] femmes et enfants ne devraient pas se trouver dans les manifestations en bordure de la capitale. Les célébrations organisées en janvier dans le cadre de la Journée des agricultrices avaient à leur tête un groupe de femmes du Pendjab et ont été imitées avec la tenue de rassemblements similaires en plusieurs endroits du pays.
Par leurs méthodes de contestation “assez peu orthodoxes”, les manifestantes reprennent le vocabulaire symbolique et performatif employé depuis des dizaines d’années par de nombreuses femmes “insoumises”, tant sur la scène nationale qu’internationale, pour “donner une voix à la démocratie et être reconnues en tant que citoyennes”.
Elles perpétuent les traditions de l’activisme politique féminin en défilant avec les portraits de leurs fils et de leurs maris qui se sont donné la mort, victimes de la détresse qui frappe le monde agricole, en organisant des parades de tracteurs, en déclamant des poèmes, en jouant des sketchs, en “montant la garde” devant les lieux publics, en chantant, en tenant des piquets de grève et en préparant dans les cuisines communes de nombreux repas pour les manifestants qui affrontent le froid. Mais elles sont aussi allées dans les villages, les marchés et les temples pour inviter la population à une prise de conscience, elles ont fait des sit-in devant des gratte-ciel sièges de grandes compagnies et ont entonné des chants de deuil.
Bousculer l’association entre bravoure et masculinité
Leurs efforts pour instaurer une solidarité qui transcende les castes, les classes sociales et les professions ont attiré dans leurs rangs des syndicats de Dalits [ou intouchables] sans terres, ou encore des étudiantes d’origine paysanne redoutant un avenir précaire, la perte de leurs terres et de leurs revenus. Loin d’être enfermées dans le carcan des “problématiques purement féminines”, elles sont là en tant que parties prenantes — elles sont cultivatrices, laboureurs, responsables des semences, moissonneuses, éleveuses ou encore forestières — et demandent à avoir voix au chapitre.
Depuis toujours, les femmes inventent des formes de militantisme sans recours aux muscles. Tout comme Gandhi l’avait si bien fait en son temps, elles rejettent la séparation artificielle des sphères privée et publique en faisant entrer de façon symbolique le corps féminin et les objets domestiques et de soin dans l’espace public, afin de bousculer l’association traditionnelle entre bravoure et masculinité. Depuis les années 1970, à travers plusieurs luttes non violentes, les femmes étendent leurs revendications pour y inclure les enjeux des moyens de subsistance, des inégalités de développement, de l’accès aux ressources, et pour dénoncer la manière dont l’État protège certains intérêts particuliers.
En Inde, si 85 % des femmes vivant en milieu rural travaillent dans le secteur agricole, seules 13 % d’entre elles possèdent leurs propres terres. Par ailleurs, l’agriculture emploie 80 % des femmes actives — 33 % sont employées et 48 % sont fermières. Dans quelle mesure leur combat actuel s’appuie‑t‑il sur l’exclusion qu’elles vivent personnellement au quotidien, tant pour l’accès à la propriété que les prises de décisions ? Alors que cette expérience fait d’elles des alliées naturelles du combat pour la justice, l’équité et la dignité, jamais elles n’en ont été à la tête. Ainsi, la délégation de 35 agriculteurs choisie pour négocier avec le gouvernement ne comprend aucune femme.
Difficultés sans commune mesure
Autre ombre au tableau : les incidents regrettables qui ont émaillé le Republic Day [la fête nationale] à Delhi [en janvier] et terni la réputation non violente du mouvement féminin. Il est difficile de prévoir si une profonde restructuration des relations hommes‑femmes viendra modifier la trajectoire de celui‑ci dans les prochaines années. Leur volonté de poursuivre la lutte et de rassembler davantage de soutien demeure toutefois intacte. On estime qu’entre 2000 et 2015 environ 16 000 agriculteurs et ouvriers agricoles se sont donné la mort au Pendjab, principalement à cause de l’endettement. Treize pour cent d’entre eux avaient contracté des dettes excédant deux fois leur revenu annuel. Celles qui sont devenues veuves ont dû en supporter la charge sans jouir de la pleine propriété des champs cultivés.
Les hommes sont de plus en plus nombreux à abandonner l’agriculture, notamment au Pendjab, et à rejoindre la ville pour y exercer des emplois précaires, laissant les familles à la charge des femmes. Derrière cette “féminisation de l’agriculture” provoquée par la crise du secteur, les femmes paysannes sont en réalité confrontées à des difficultés sans commune mesure avec celles des hommes. Pourtant, la plupart de leurs inquiétudes n’ont toujours pas été prises en compte par l’État.
L’agriculture a besoin d’une profonde réforme, c’est évident. Le gouvernement devra répondre aux nombreuses protestations qui entourent [la suppression] du prix de vente plancher [pour certains produits agricoles]. Pour l’heure, manifestement, aucune des parties ne sait ni écouter ni se faire entendre. L’intransigeance affichée des deux camps cache une profonde défiance. En attendant, les paysannes nous dévoilent, elles, les mille et un visages de la résistance.
Meenakshi Gopinath
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