L’un après l’autre, les participants au forum ont pu prendre le microphone numérique pendant que des milliers de personnes écoutaient en silence. Un Chinois confie ne pas savoir s’il doit croire ou non tous ces articles sur l’existence de camps de concentration pour les musulmans dans le Xinjiang, dans l’extrême ouest du pays. Une Ouïgoure prend alors la parole et explique calmement être certaine de l’existence des camps, parce que les membres de sa famille y ont été internés. Un Taïwanais intervient pour demander à toutes les parties de faire preuve de compréhension, et un Hongkongais félicite la femme d’avoir eu le courage de se manifester.
C’est un rare moment de dialogue par-delà les frontières, avec des personnes de Chine continentale qui sont en général séparées du reste du monde en ligne par la “grande muraille digitale” [mise en place par Pékin]. Pendant un court moment, celles-ci ont trouvé sur l’application Clubhouse un forum ouvert pour débattre de sujets controversés, sans les contraintes habituelles de l’Internet du pays.
“Emmurés, et maintenant ?”
Le 8 février au soir, l’inévitable se produit : la censure chinoise intervient. Beaucoup d’utilisateurs du continent rapportent avoir reçu un message d’erreur quand ils ont essayé d’aller sur la plateforme. D’autres précisent n’avoir pu accéder au site qu’en utilisant un VPN (réseau virtuel privé) pour contourner les frontières numériques. En quelques heures, plus d’un millier de personnes se connectent à un forum intitulé “Emmurés, et maintenant ?” pour écouter un débat sur le blocage du site. Les recherches pour Clubhouse sur le réseau social chinois Weibo sont bloquées.
Pour beaucoup d’utilisateurs chinois, il s’agissait d’un aperçu de ce qu’est un réseau social libre. Sous la direction de Xi Jinping, les autorités s’efforcent de contrôler presque totalement ce que les citoyens lisent et disent en ligne. Des commentateurs stipendiés par l’État et des trolls nationalistes inondent fréquemment les réseaux sociaux chinois de propagande et de messages au vitriol qui empêchent tout débat public ouvert sur les sujets considérés comme sensibles par les autorités.
“Ce n’était qu’une question de temps”, déclare au téléphone Alex Su, 30 ans, journaliste dans une start-up de Pékin. Pendant son bref passage sur Clubhouse, elle a été particulièrement émue par une conversation où des Ouïgours racontaient les discriminations dont ils avaient été victimes dans le Xinjiang.
“C’est vraiment le genre d’information auquel on n’a pas accès sur le continent habituellement”, précise-t-elle.
Les sujets les plus sensibles débattus avec calme
Le nombre de personnes de Chine continentale inscrites à Clubhouse est inconnu. Avant que l’application soit bloquée, elle n’était accessible que par le système d’exploitation d’Apple et était donc hors de portée de la grande majorité des Chinois, qui utilise Android. Il fallait se déconnecter de l’App Store d’Apple Chine pour la télécharger.
De plus Clubhouse n’est accessible que sur invitation. Un petit marché noir de codes d’invitation avait fait son apparition ces derniers jours. Avant le blocage, le prix d’un code pouvait atteindre 300 yuans [38 euros].
Cela n’avait pas empêché des milliers de Chinois de se ruer sur la plateforme et ses forums de discussion audio qui disparaissent quand la conversation se termine. Plusieurs forums sinophones ont récemment atteint leur capacité maximale de 5 000 utilisateurs. Certaines personnes déclaraient se connecter depuis le continent, d’autres de l’étranger. Beaucoup étaient de Hong Kong et de Taïwan.
Apparemment, tous les sujets figurant sur la liste noire de la censure chinoise ont été débattus. Un forum s’est interrogé sur le nom des dirigeants chinois responsables de la répression qui a eu lieu place Tian’anmen en 1989 [les tirs de l’armée sur les manifestants prodémocrates ont causé au moins un millier de morts]. Les participants d’un autre forum ont raconté leurs expériences de contacts avec la police chinoise. Dans un troisième, les participants ont observé le silence pour célébrer le premier anniversaire du décès de Li Wenliang [le 7 février], un médecin qui avait été rappelé à l’ordre pour avoir lancé l’alerte à propos du coronavirus à Wuhan et qui est mort de la maladie. Le hashtag liberté d’expression s’était répandu sur les réseaux sociaux après son décès.
Entendre des points de vue différents
Devant la soudaine popularité de Clubhouse en Chine, beaucoup de gens se sont demandé pendant combien de temps l’État laisserait la fête se poursuivre. Les réseaux sociaux opérant en Chine doivent conserver l’identité des utilisateurs, communiquer ces données à la police et suivre des directives strictes en matière de censure.
La plupart des sites d’information et des réseaux sociaux occidentaux, Twitter, Facebook et Instagram,, par exemple, sont totalement bloqués, et il est de plus en plus difficile d’accéder à des VPN. Les réseaux sociaux développés en Chine et autorisés, par exemple WeChat [Weixin, en chinois] et Weibo, sont strictement réglementés et suivis de près par la censure.
“Clubhouse, c’est exactement ce que la censure chinoise ne veut pas voir dans la communication en ligne – un débat de masse, libre, où les gens s’expriment ouvertement”, déclare Xiao Qiang, le fondateur de China Digital Times, un portail d’information destiné au contrôle de l’Internet chinois. “Il rappelle également que quand ils en ont la possibilité, les Chinois ressentent désespérément le besoin de se parler les uns aux autres et d’entendre des points de vue différents.” Clubhouse n’a pas répondu à notre demande de commentaire.
En temps réel, courtoisie et intimité
Créé l’année dernière par des investisseurs de la Silicon Valley, Clubhouse a rapidement décollé et comptait 600 000 abonnés en décembre. La plateforme était censée être un espace virtuel exclusif permettant aux gens de socialiser et son public de base comprend des célébrités, des DJ et des personnalités politiques. Ce n’est que quand Elon Musk, le milliardaire du numérique qui est porté aux nues par certains en Chine, y a fait une apparition le mois dernier que l’intérêt des Chinois a commencé à grandir. Les cercles du numérique chinois plaident déjà pour le lancement de forums similaires.
Les forums sinophones n’abordent pas que des sujets politiques, mais les plus fréquentés se concentrent cependant sur les sujets les plus controversés. L’un d’entre eux était ainsi consacré aux relations entre la Chine continentale et Taïwan ; un animateur y invitait les personnes des deux côtés du détroit à s’exprimer à tour de rôle. La situation a parfois dégénéré. À un moment, par exemple, un homme qui se disait taïwanais est intervenu pour insulter les continentaux avant de se retirer rapidement. En général cependant, la présence d’animateurs et le débat en temps réel favorisent la courtoisie et l’intimité qui font défaut sur les autres réseaux sociaux, par exemple Twitter et Weibo, son équivalent chinois.
Plus la popularité de Clubhouse augmentait, plus les critiques s’élevaient. Les médias d’État ont fait connaître leur mécontentement. “Il n’y a jamais de liberté d’expression quand on parle de la Chine sur les réseaux sociaux de l’étranger : les partis pris peuvent aisément étouffer les voix qui démontent les mensonges”, déclarait lundi le Global Times, un tabloïd nationaliste soutenu par l’État, dans un éditorial qui faisait référence à Clubhouse.
Pour Vinira Abdgheni, la Ouïgoure qui a évoqué l’internement des membres de sa famille, cela a été un soulagement, confie-t-elle, de pouvoir s’adresser à des Chinois qui doutaient peut-être encore des abus commis dans le Xinjiang. “J’ai essayé tellement de canaux pour évacuer ma frustration, explique-t-elle au téléphone depuis Tokyo. Je me suis donc dit que, puisque j’avais cette possibilité de parler, je ferais mieux d’en profiter – parce que je ne voulais pas me taire.”
Amy Chang Chien
Amy Qin
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