Le samedi 8 avril 1871 la guerre sainte contre la France était proclamée à Seddouq par le grand maître de la confrérie des Rahmaniya, cheikh El-Haddad. L’appel de ce pontife octogénaire qui, jetant sa canne dans la foule, affirmait qu’avec l’aide de Dieu il serait aussi facile aux moudjahidin de chasser les Français, allait lancer dans l’insurrection quelque 600 000 personnes. Ce djihad étendait en fait une révolte sporadique depuis janvier 1871 et relançait une guerre proclamée le 14 mars par le bachagha El-Mograni dans son fief héréditaire de la Medjana et qu’avaient déjà suivie une trentaine de fractions tribales.
L’appel à la guerre sainte, bien que s’adressant en principe à tous les musulmans d’Algérie, ne devait guère être entendu que par les affiliés de cette confrérie aux principes égalitaires et démocratiques, mais cela suffit à mobiliser quelque 250 tribus et à donner à la guerre sa dimension nationale. Le tiers de la population algérienne, la majeure partie du Constantinois, la grande Kabylie et quelques tribus de l’Oranie furent impliquées dans cette insurrection en plusieurs vagues dont la plus forte déferla d’avril à juillet 1871 pour ne s’éteindre que le 20 janvier 1872.
Origines et mobiles de l’insurrection
Pour déterminer les causes de cette insurrection sur laquelle les historiens ont présenté des interprétations fort diverses, le mieux est peut-être de rétablir le strict enchaînement des faits. Pour qui suit les rapports mensuels des officiers de bureaux arabes, nul doute ne subsiste sur l’état d’effervescence des tribus dès 1869. Faisant le point le 12 juin 1869, le maréchal Mac-Manon écrivait que « les Kabyles resteraient tranquilles aussi longtemps qu’ils ne verraient pas la possibilité de nous chasser de leur pays » et prévenait : « Un revers de notre part sur un point quelconque entraînerait un soulèvement presque général »
On le vit bien en 1870. Dès les premiers bruits de guerre les tribus qui s’étaient engagées « à faire partir tous les fusils à la fois dans le cas d’un dernier effort pour chasser les Français » se concertèrent. Après le départ des troupes de ligne « la question d’une insurrection est discutée assez publiquement » (colonel Hanoteau). Un marabout rallié à la France, Ben Ali Cherif, prévenait au début d’août que les tribus s’armaient et que le fils du cheikh Haddad Si Aziz s’agitait. En Kabylie orientale et dans le Sud constantinois, où plusieurs grands chefs avaient naguère été évincés, ceux-ci excitaient leurs tribus.
Les officiers annonçaient la répétition des événements de 1864 lors du départ des troupes pour le Mexique. « En 1864. écrivait le général Lallemand la confrérie des Darqawa, qui compte surtout ses adeptes dans les classes inférieures, a fait appel aux prolétaires dans des écrits qui respirent une haine atroce des Français et le bas peuple a fait mouvement. » « A nouveau les serfs écoutent la voix de leurs seigneurs », se lamentait un autre officier « Une nouvelle Vendée » se préparait.
Le mécontentement des djouad, un instant rassurés par la politique annoncée par Napoléon III en 1865, avait en effet reparu, plus profond. Les progrès des colons, l’affaiblissement de l’autorité des officiers, qui seuls comprenaient les sentiments de la noblesse militaire algérienne, l’annonce de la généralisation du régime civil en mars 1870 les effrayaient. Car les Européens n’avaient pas caché ce qu’ils entendaient par régime civil, « la subordination de l’indigénat, la libre dépossession des indigènes, la suppression de leurs lois nationales et une sorte d’assimilation radicale » « De plus. comme l’écrivait Mac-Mahon. les rapports entre Européens et indigènes deviennent de plus en plus tendus, les procédés des Européens à l’égard des Arabes sont durs et injustes, ils ont fait naître un véritable antagonisme entre eux. La presse se livre à des attaques incessantes contre l’Arabe en cherchant à ameuter les rancunes et les haines. »
Les premières défaites des armées françaises, la captivité de Napoléon III - de ce souverain qui avait osé dire qu’il se sentait « l’empereur des Arabes autant que celui des Français » et qui avait invité ceux-ci à « traiter les Arabes en nouveaux compatriotes », - la révolution du Quatre Septembre, tout cela avait abasourdi les Algériens puis renforcé les espérances de beaucoup. Le 15 septembre, le gouverneur avertissait : « Un mouvement insurrectionnel impossible à prévenir me paraît imminent et avec le peu de troupes dont je puis disposer je ne saurais prévoir la gravité des conséquences qu’il pourra produire. »
Le 24 janvier 1871, à l’appel des anciens seigneurs de la région et avec l’aide de spahis mutinés, la tribu noble des Hanencha entrait la première en insurrection « pour se débarrasser des Français ». Les insurgés assiégèrent Souq-Ahras mais échouèrent et passèrent en Tunisie. Cette tentative eut d’autant plus de retentissement qu’elle avait coïncidé avec l’annonce de la prise de Paris et celle de l’arrivée sur le territoire tunisien, puis algérien, du fils d’Abd El-Kader, Mahi-ed-din. Celui-ci, accompagné de quelques nobles arabes dont Nacer Ben Chohra et de deux émissaires allemands. Rohlfs et Wetzsheim, avertissait tous les notables que l’heure de la délivrance était venue : « Dieu a anéanti nos ennemis, il ne leur reste plus ni territoire ni armée. » Il annonçait l’arrivée d’une armée turque à Tripoli : « Je viens par ordre du sultan. Que Dieu le chérisse ! Sa colonne est arrivée. Il désire exalter la religion. Envoyez-moi vos députations. Nous marcherons tous ensemble contre les chrétiens et nous arriverons à Alger où nous rejoindrons notre père. » (Lettre inédite.)
Certes, la tentative de Mahi-ed-din pour soulever la région de Tébessa échoua à la fin mars, mais ses lettres enflammèrent le patriotisme des jma’a kabyles. Lorsque celles-ci apprirent par les turcos rentrant de captivité l’état de la France, elles s’imaginèrent que Paris vaincu, « les autres tribus françaises » allaient soit l’abandonner, soit lui faire la guerre. Les événements de la Commune ne les surprirent donc pas, et le moment parut à tous favorable pour secouer la domination étrangère. Dès lors, comme l’affirma devant la commission d’enquête le capitaine Villot : « Le sentiment national, dont ce serait une erreur de croire qu’il a disparu en Algérie, suffit à expliquer la révolte » ; et le général Lacroix signalait tout aussi naturellement comme causes de l’insurrection « l’esprit de nationalité et d’indépendance ».
Or, pendant le même temps, les Européens faisaient aussi leur révolution et celle-ci était incompréhensible pour les Algériens. Les comités de défense nationale multipliaient paradoxalement les prises de position anti-militaristes, les officiers étaient insultés dans la rue, et deux généraux rembarqués de force par la foule.
A Alger la presse faisait l’éloge de la Commune de Paris et s’en prenait aux prêtres et aux officiers. La Commune d’Alger fermait les écoles chrétiennes. Les gardes nationaux d’Alger défilaient dans les petites villes voisines en scandant : « Vive Paris, à bas Versailles ! » Les juifs étaient devenus citoyens et mobilisés dans les milices ; un juif, Crémieux, dirigeait, disait-on, la France et l’Algérie. Aux yeux des musulmans c’étaient là autant de signes de la folie des Français : « Dieu les a frappés, ils ne se reconnaissent plus entre eux, ils sont devenus fous. » Certains l’étaient vraiment, qui, inquiets de l’agitation des tribus, s’emparaient d’otages et procédaient à des exécutions sommaires. Dans ce climat, où les musulmans découvrirent la main de Dieu, personne n’eut à leur souffler que l’heure était venue de chasser les chrétiens.
Les divers types de révoltes
Parmi les mouvements de révolte, certains furent le fait de ce que le commandant Rinn a appelé des « ligues de paysans et de prolétaires ». Elles furent préparées dès octobre-novembre 1870 par de petites assemblées occultes de dix à douze personnes, les chartiya, qui s’étaient constituées d’abord dans les tribus du cercle de Biskra, à l’imitation des chartiya de la révolte tunisienne de 1864, « pour surveiller les caïds, infliger des amendes, saisir les biens des récalcitrants ou des dissidents à la cause commune, acheter des chevaux, des armes, des munitions... ». Sous l’action de ces véritables cellules révolutionnaires qui se substituaient aux djema’a légales, les tribus revenaient, selon le général Lacroix, à « leurs anciennes coutumes : à El-Oued un prévenu de vol avait la tête tranchée en plein marché malgré les protestations du khalif du Souf ».
Ainsi s’explique sans doute que certaines tribus se soulevèrent d’elles-mêmes tels les Ouled Aïdoun de la région d’El-Milia le 14 février 1871 et les Beni Tlilan le 22 février, tandis que d’autres s’insurgèrent bien après la mort d’El Mograni, tels les Beni Menacer le 13 juillet.
A ces jacqueries, on pourrait ajouter les « agitations » décelées par les autorités civiles dans les villes algériennes ; des « réunions occultes tenues dans les cafés maures » de Constantine, d’où sortirent des pétitions anonymes envoyées d’Alger au sultan ou à la reine d’Angleterre
Mais ces premières révoltes furent ensuite absorbées par les deux grands mouvements insurrectionnels, déclenchés respectivement par El Mograni et sa ligue de seigneurs, puis par le cheikh El Haddad et les mugaddim de sa confrérie.
Le premier fut une révolte aristocratique et politique animée par les Ouled Mogram et leurs parents Elle aurait voulu être une coalition des djouad du Constantinois et un baroud d’honneur destiné à montrer aux Français qu’ils ne sauraient se passer d’eux. En fait, cette guerre des nobles échoua très vite et El Mograni dut s’adresser, pour relancer la lutte, à une organisation plus populaire, la confrérie des Rahmaniya.
Mais alors même que les pieux montagnards kabyles se ruaient à l’assaut de nos places, El Mograni apprenait qu’un « homme de race », l’amiral de Gueydon, gouvernait désormais l’Algérie. Il tenta de négocier mais le fit en vain Dès lors la fantasia des djouad tourna à la lutte sans merci : le bachagha s’était proclamé émir des Moudjahidin, il devait se battre jusqu’à la mort. Il fut tué le 5 mai, et son frère Bou Mezraq lui succéda en s’engageant devant les combattants à suivre la voie du disparu. Il tint parole et ne fut pris qu’en janvier 1872, évanoui dans le désert où il était tombé d’épuisement.
La révolte des tribus soumises à l’influence du cheikh El-Haddad fit de la fronde aristocratique une guerre populaire et patriotique, une guerre religieuse aussi dirigée par les prieurs de cet ordre. Mais la direction politique avait été remise au fils aîné du cheikh El-Haddad. Si Aziz ; or celui-ci, plus ambitieux que patriote, mesura vite l’échec de ses troupes, se découragea, et, le 14 mai, commença à parler de paix. Le 30 juin, il se rendait aux Français avec son frère, bientôt suivi par son père. Ainsi les Khouan insurgés furent-ils lâchés par ceux qui les avaient lancés dans la guerre.
Dès 1891, l’historien Alfred Rambaud comparait avec justesse ces révoltes aux agitations de la France pendant la Ligue : il y retrouvait des nobles ambitieux ou mécontents, des moines fanatiques soulevés par des supérieurs intrigants, enfin une plèbe ivre de liberté et d’indépendance. Il n’oubliait que l’essentiel : la volonté commune de chasser le maître étranger avait été l’âme de ces révoltes.
Histoire et historiographie coloniales
Mais l’histoire peut et doit éliminer d’autres légendes dont l’historiographie coloniale a entouré le récit de cette guerre. L’armée française « forte de quatre - vingt - six mille trois cent vingt-trois hommes » livra-t-elle « plus de trois cent quarante batailles contre deux cent mille combattants » ? Les archives parlent un autre langage : « Grâce à l’emploi préparatoire et un peu prolongé de l’artillerie », les « batailles » ne furent en réalité que des rencontres peu meurtrières pour les troupes françaises dont les colonnes ne dépassèrent jamais un total de vingt-deux mille hommes
Ni les pertes ni les effectifs des Algériens ne sont évidemment connus, mais les « deux cent mille fusils » sont une amplification oratoire puisque la recherche systématique des armes diverses n’aboutit en 1872 qu’à un total de quatre-vingt-huit mille ; de plus tous les rapports d’officiers notent que les insurgés n’avaient souvent que des bâtons et attendaient de prendre l’arme de ceux qui tombaient.
Le caractère de cette guerre aussi a été longtemps déformé par les manuels scolaires français. La plupart n’ont voulu retenir que « l’incendie par des rebelles de fermes isolées » et le « massacre de populations civiles sans défense ». L’épisode le plus sanglant, la « tuerie de Palestro », régulièrement commémoré dans l’Algérie coloniale avant 1914 fut en réalité un combat de rue où cinquante hommes furent tués les armes à la main tandis que quarante-deux femmes, vieillards et enfants étaient faits prisonniers.
Le souci de la vérité a cependant permis parfois une précoce décolonisation de l’histoire Certains ouvrages osèrent rendre hommage au patriotisme et au courage malheureux des combattants algériens. Rinn salua les imesebbelèn, ces volontaires de la mort « levés pour chasser les envahisseurs » et rappela ce 22 mai 1871 où, après avoir entendu la prière des morts, deux mille deux cent quatre-vingt d’entre eux tentèrent d’escalader les remparts de Fort national et se firent hacher sur place.
La répression se voulut exemplaire. Encore fut-elle loin de satisfaire ceux qui écrivaient dans la presse algérienne : « Il faut que la terreur plane sur ces repaires d’assassins et d’incendiaires. Il faut que la répression soit telle qu’elle devienne chez toutes les tribus une sinistre légende garantissant une sécurité sérieuse aux immigrants » (La Seybouse).
Cependant, l’Assemblée nationale avait décidé de concéder 100 000 hectares de terres aux Alsaciens et aux Lorrains, et l’on jugea expédient, à Alger, de demander les terres et l’argent aux populations insurgées.
En fin de compte on leur prit, au titre de l’indemnité de guerre ou du rachat des séquestres, 446 406 hectares, dont 301 516 de terres de culture et 54 461 de terres complantées. Les insurgés versèrent au total 64 739 075 francs-or, ce qui représentait 70 % de leur capital et 85 francs-or par tête. Les chansons kabyles purent répéter : « 1871 fut l’année de notre ruine... l’année 1871 fut l’année terrible... Nous sommes tous réduits à mendier. »
Ce ressentiment des populations dépossédées ou déplacées se devine, et le général Lapasset jugeait que « l’abîme créé entre colons et indigènes serait un jour ou l’autre comblé par des cadavres. Pour moi, le pays est complètement perdu ; il nous échappera un jour ou l’autre ». « On a semé la haine dans les villages, constatait comme en écho une complainte kabyle, nous la cachons sous terre et il en reste toujours. C’est comme l’abondante récolte d’un champ défriché... »
Cette dépossession n’était pas une mesure de répression militaire : elle était le premier acte politique de la victoire des colons. Aux mises en garde des militaires, ceux-ci répondirent : « Nous, Algériens, savons beaucoup mieux que les Français ce qu’il nous faut. » A les en croire, il fallait désormais peupler l’Algérie de populations européennes capables de dominer ou de refouler le peuplement indigène. Toute autre politique eût été antinationale. Cette politique, dite de l’Algérie française, se voulait assimilatrice : « L’Arabe doit subir le sort du vaincu ; il doit s’assimiler à notre civilisation ou disparaître. » Telle était, paraît-il « la loi de la colonisation », cette loi d’airain qui résonne comme le vae victis des peuples antiques, cette loi étrangère à un peuple de civilisation libérale allait pourtant être acceptée docilement par les républicains opportunistes et devenir, malgré les protestations de certains libéraux, la politique même de la France.
Dans ces conditions, on voit qu’il n’est pas exagéré de dater de l’insurrection de 1871 l’application de la politique d’Algérie française ; elle en fut l’origine et la cause essentielle.
Charles-Robert Ageron
On trouvera la référence précise de la plupart des citations contenues dans cet article dans mon livre : les Algériens musulmans et la France [1871-1914] P.U.F. 1968.