« Nous ne pouvons pas répéter les erreurs de ces dernières années. Le défi posé par la Chine exige des efforts énergiques de la part des démocraties – celles d’Europe, celles d’Afrique, celles d’Amérique du Sud, et surtout celles de la région indo-pacifique. Si nous n’agissons pas maintenant, le Parti communiste chinois (PCC) finira par éroder nos libertés et subvertir l’ordre fondé sur des règles que nos sociétés ont travaillé si dur à construire. Si nous plions le genou maintenant, les enfants de nos enfants pourraient être à la merci du PCC, dont les actions sont le principal défi aujourd’hui dans le monde libre. »
Ces propos ont été tenus en juillet 2020 par le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, lors d’un discours aux accents de guerre froide, sobrement intitulé « La Chine communiste et l’avenir du monde libre » (Pompeo, 2020, c’est nous qui traduisons). Ils illustrent le durcissement sous l’administration Trump de la politique des États-Unis vis-à-vis de la Chine. Mais la nécessité de contrer la « menace chinoise » ne date pas d’hier. C’est d’ailleurs l’un des rares sujets, à Washington, à bénéficier d’un large consensus entre démocrates et républicains, même si les moyens pour y parvenir font débat.
Peu d’observateurs s’attendent ainsi à ce que Biden bouleverse fondamentalement la politique de son prédécesseur vis-à-vis de la Chine (Chandler, 2021). Et on se souviendra que c’est Obama qui a fait du « pivot vers l’Asie » le cœur de sa politique étrangère, avec l’objectif avoué de rééquilibrer les forces dans la région face à la montée en puissance de la Chine (Delarue, 2016). Un objectif d’autant plus impérieux que l’échec des aventures américaines au Moyen-Orient, ainsi que la crise économique et financière de 2008, avaient sérieusement ébranlé les piliers de l’hégémonie américaine… et largement profité à la Chine (Arrighi, 2007).
Retour du « péril jaune »
De quoi, dès lors, raviver la crainte pluriséculaire du « péril jaune ». En 1897 déjà, le sociologue Jacques Novicow s’en amusait : « Le péril jaune est signalé de toutes parts. Les Chinois sont 400 millions. Théoriquement, ils peuvent mettre 30 millions d’hommes sur pied de guerre. Un beau matin, ils devraient envahir l’Europe, massacrer ses habitants et mettre fin à la civilisation occidentale. Cela paraissait un dogme inattaquable. Mais, on s’est aperçu dans ces derniers temps que les Chinois éprouvent une horreur insurmontable contre le service militaire. Depuis qu’ils se sont laissé battre par les Japonais, dix fois moins nombreux, les pessimistes ont fait volte-face. Le péril jaune n’est plus à craindre sous une forme militaire, du moins pour une période qui peut entrer dans nos préoccupations, le péril jaune vient surtout de l’ouvrier chinois qui se contente de cinq sous » (Novicow, 1897).
Aujourd’hui, le pays compte 1,4 milliard d’habitants. Et ce n’est plus uniquement sa capacité à tirer profit de son vaste réservoir de main-d’œuvre qui inquiète les chancelleries occidentales. Les performances économiques chinoises des dernières décennies ont en effet été si massives et rapides qu’elles débouchent mécaniquement sur des bouleversements géopolitiques profonds. Des performances qui, de l’aveu même de la Banque mondiale, n’ont aucun parallèle dans l’histoire humaine (cité dans Macfarlane, 2020).
Sur les quarante dernières années, le PIB chinois s’est envolé d’un niveau proche de celui de l’Espagne (environ 195 milliards de dollars) à un niveau qui se rapproche aujourd’hui de celui des États-Unis (14000 milliards de dollars contre 21000 milliards pour les Américains)… et qui devrait bientôt les dépasser. C’est même déjà le cas depuis 2014 si l’on calcule le PIB en parité de pouvoir d’achat. En 2000, le PIB chinois représentait seulement 3,6% du PIB mondial. En 2019, cette proportion s’élevait à 17,8% (Polverini, 2020). La part de la Chine dans le commerce mondial a suivi la même évolution, passant de 3% en 1995 à 12,4% en 2018 (China Power Team, 2020). Sur la même période, la proportion de Chinois vivant dans l’extrême pauvreté est passée de 88% à 2%, une baisse qui concerne près d’un milliard de personnes (Macfarlane, 2020)…
L’image d’une Chine comme simple atelier du monde et championne de la contrefaçon est désormais largement périmée. En 2019, le géant asiatique a dépassé les États-Unis en termes de nombre de brevets déposés auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (WIPO, 2020). En 2020, pour la première fois, il y avait plus d’entreprises chinoises qu’américaines classées dans le célèbre Global Fortune 500 qui rassemble les 500 plus grosses multinationales de la planète en termes de revenus (Kennedy, 2020). Et comme le soulignait la CNUCED en 2019, dans son « Rapport sur l’économie numérique », le pays est aujourd’hui le seul à faire jeu égal avec – voire à dépasser – les États-Unis dans des secteurs aussi stratégiques que l’intelligence artificielle, le « Big Data », la 5G ou encore les technologies blockchains (CNUCED, 2019).
Un modèle alternatif
Face à un tel bilan, on comprend l’inquiétude qui gagne les Occidentaux. D’autant qu’au-delà des débats qui font rage pour savoir si le modèle chinois relève ou non du néolibéralisme – ou même du capitalisme [1] –, une chose est certaine : il n’a que peu à voir avec les recommandations formulées par les institutions économiques et financières occidentales depuis les années 1980. Aux « thérapies de choc » néolibérales, Pékin a systématiquement privilégié le gradualisme et les essais-erreurs (Arrighi, 2007). Et alors que la régulation étatique était vilipendée au profit d’un « nouveau constitutionnalisme » de marché [2], l’État chinois a toujours veillé à maintenir dans son giron des secteurs et des leviers clés de la politique économique (Macfarlane, 2020). Bien que leur rôle ait été réduit, les entreprises d’État continuent ainsi de dominer la plupart des secteurs stratégiques en Chine (banques, énergies, infrastructures), et même les entreprises privées doivent se plier à des formes de contrôle plus ou moins strictes qui brouillent souvent la frontière entre secteur public et secteur privé.
L’État planifie et coordonne également l’ensemble de l’activité économique à travers des organes comme la « Commission nationale pour le développement et la réforme », « qui supervise la création du plan quinquennal de la Chine, et est responsable de la formulation et de la mise en œuvre des stratégies de développement économique et social national » (id.). Enfin, à travers un contrôle étroit du système financier, Pékin est aussi en mesure « de coordonner l’activité économique d’une manière qui n’est pas possible dans la plupart des pays occidentaux, où la finance privée règne en maître. Cela permet également à l’État chinois de protéger l’économie nationale contre les turbulences des marchés financiers mondiaux » (id.).
Mais le plus « inquiétant » pour les Occidentaux vient peut-être de l’erreur d’appréciation qui les a poussés – Américains en tête – à miser sur la « démocratisation » inévitable de la Chine à mesure que le pays s’ouvrirait et se développerait économiquement. Ironiquement, c’est à Hillary Clinton, devenue secrétaire d’État sous Obama, qu’il est revenu de doucher les espoirs suscités par son mari une décennie plus tôt, lorsqu’il défendait l’idée d’une accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme le moyen le plus sûr de pousser le pays à s’ouvrir (Clinton, 2000). Dix ans plus tard, Clinton (Hillary) se rangeait cette fois parmi les « faucons » pour promouvoir une politique de rééquilibrage stratégique visant à contenir la « menace chinoise » (Dyer et Mitchell, 2016). Et dans son discours de juillet 2020 (cité ci-dessus), son successeur Mike Pompeo allait jusqu’à déclarer que : « Si le monde libre ne change pas, c’est la Chine communiste qui nous changera ». On mesure l’ampleur du revirement.
Nouvel homme fort à Pékin
Il faut dire qu’entre-temps, la politique intérieure et étrangère chinoise a également évolué, notamment sous l’impulsion de Xi Jinping, arrivé au sommet de l’État entre 2012 et 2013. Qualifié par certains de « président chinois le plus puissant depuis Mao Zedong » (Frenkiel, 2015), Xi arrive au pouvoir dans un contexte de crise alimentée « par la corruption, mais aussi par la pollution, la menace terroriste, l’instabilité au Tibet, au Xinjiang et à Hongkong, par un affaissement de la croissance économique, etc. » (id.).
Pour y faire face, celui qui aime se présenter comme un homme providentiel procède à une concentration du pouvoir inédite depuis le début des réformes, dans les années 1980. « Le principe de direction collective élaborée par Deng est remis en cause — ce dernier avait créé une division du travail au sein du Politburo, poussant à la concurrence entre factions et à la construction de coalitions au sein du Parti pour éviter l’émergence d’un nouvel homme fort. M. Xi, lui, cumule les fonctions — secrétariat général du PCC, présidence de la commission militaire centrale, mais également direction de plusieurs organes en charge de la sécurité nationale et de la cybersécurité » (id.).
Cette concentration s’accompagne d’un virage autoritaire, nationaliste et conservateur qui se traduit à la fois par un durcissement des politiques répressives en interne et par une attitude plus agressive sur la scène internationale. Comme l’explique Shieh (dans cet Alternatives Sud) : « Depuis que Xi Jinping est arrivé au pouvoir en 2012, le pays a connu une répression constante et brutale, qui va des campagnes de diffamation à l’adoption de lois sécuritaires (…), en passant par les confessions forcées et un puissant contrôle idéologique des universités, des médias et d’Internet ». Sous couvert de lutte contre le « terrorisme et le séparatisme islamiste », la communauté Ouïghour fait tout particulièrement les frais de cette répression accrue, comme le démontrent les révélations qui se multiplient sur les camps de rééducation dans lesquels des centaines de milliers d’entre eux auraient été envoyés ces dernières années (ASPI, 2020).
Vis-à-vis de l’extérieur, exit cette fois l’époque du « taoguang yanghui » (littéralement « fuir la lumière et rechercher l’obscurité ») cher à Deng Xiaoping et qui a largement inspiré la diplomatie chinoise depuis les années 1980. Xi affirme désormais haut et fort les positions et ambitions internationales de Pékin. En témoigne le lancement de programmes phares comme les « Nouvelles routes de la soie » en 2013 (voire l’article de Bello dans cet Alternatives Sud) ou encore « Made in China 2025 ». Il n’hésite pas non plus à recourir ouvertement à la force ou à la menace pour défendre les intérêts chinois en mer de Chine (Cebron, 2019) ou vis-à-vis de Taïwan et de Hong-Kong. Plus largement, on lui reproche également de vouloir bouleverser les règles du jeu international à travers un activisme renforcé au sein des Nations unies (Hughes, 2020), la promotion d’un modèle chinois de gouvernance d’Internet (Hong et Harwit, dans ce numéro) ou encore la création d’institutions parallèles, à l’image de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), créée en 2014 pour concurrencer les institutions financières occidentales en Asie.
Des craintes à relativiser
Faut-il pour autant avoir peur de la Chine ? Tout dépend du point de vue. Rappelons d’abord que si le rattrapage économique et géopolitique chinois est effectivement impressionnant, d’autres indicateurs montrent qu’il lui reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant de pouvoir prétendre au statut de première puissance mondiale. Comme le souligne notamment Loong Yu dans cet Alternatives Sud : « Si vous regardez son PIB, la Chine est le deuxième plus grand pays du monde. Mais si vous mesurez le PIB par habitant, c’est toujours un pays à revenu intermédiaire. On peut aussi voir des faiblesses même dans les domaines où elle rattrape les puissances capitalistes avancées. Par exemple, le téléphone mobile Huawei, devenu maintenant une marque mondiale, a été développé non seulement par ses propres scientifiques chinois, mais surtout en embauchant 400 scientifiques japonais. Cela montre que la Chine dépendait et dépend toujours fortement des ressources humaines étrangères pour la recherche et le développement ».
De son côté, la journaliste Jeanne Hughes souligne dans un article récent du Monde diplomatique à quel point la supposée « offensive chinoise » au sein des Nations unies relève du « fantasme » (Hughes, 2020). « […] Aussi étrange que cela puisse paraître, nous explique-t-elle, les chiffres montrent que la Chine est plutôt sous-représentée dans les rouages de l’organisation ». Certes, son influence a augmenté ces dernières années, mais elle est encore loin de correspondre à ce qu’elle pourrait revendiquer au vu de son poids démographique et économique. En outre, les institutions les plus influentes et décisives restent encore largement sous contrôle occidental (ex : FMI, OCDE, etc.).
Enfin, et surtout, comme le rappelait récemment l’historien Adam Tooze : « Pour l’heure, il est grossièrement exagéré de parler de la fin de l’ordre mondial américain. Les deux piliers de sa puissance mondiale - militaire et financière - sont toujours fermement en place » (Tooze, 2019). Les dépenses militaires des États-Unis continuent ainsi de surpasser celles, combinées, des dix plus gros pays qui les suivent dans ce classement. Ils peuvent en outre compter sur un réseau d’environ 800 bases militaires à l’étranger, réparties dans une septantaine de pays (Lazare, 2020). Résultat, comme le soulignait un numéro récent du bimensuel Manière de voir : « Malgré ses 14000 kilomètres de côtes, la Chine se heurte, dès qu’elle sort en mer, à l’armée américaine. Outre les bases de plusieurs dizaines de milliers d’hommes au Japon et en Corée du Sud, on trouve quelques centaines de militaires répartis entre Singapour, la Thaïlande, le Pakistan, etc. » (Manière de voir, 2020)
Côté financier, le cœur du pouvoir hégémonique américain réside toujours dans le « privilège exorbitant » que leur confère le statut de monnaie de réserve internationale du dollar. Un statut que, paradoxalement, la crise économique et financière de 2008 a contribué à renforcer (Tooze, 2019). Avec pour conséquences que « les États-Unis peuvent punir toute entreprise ou tout pays qu’ils n’aiment pas en leur imposant des sanctions qui les excluent du système du dollar, et par extension de l’économie mondiale » (Macfarlane, 2020). Face à cette situation, la Chine cherche bien des alternatives, mais elle reste pour l’heure largement prisonnière de la montagne de réserves en dollars et de titres de la dette américaine qu’elle a accumulée ces dernières décennies…
Une « menace » pour qui et pour quoi ?
Mais la vraie question qui mérite d’être posée lorsque l’on s’interroge sur une possible « menace chinoise » est peut-être d’abord celle-ci : une menace pour qui et pour quoi ? À en croire les Américains et les Occidentaux en général, la réponse semble évidente, et elle devrait l’être pour tout le monde : la Chine est une menace pour le « monde libre », la paix et la stabilité mondiales. Pour les pays du Sud, la situation est plus compliquée. D’abord, parce que le « monde libre » est surtout celui de l’hégémonie américaine, et que celle-ci est plutôt synonyme d’interventions militaires, de néocolonialisme et d’hypocrisie pour beaucoup de pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Entendre Mike Pompeo, par exemple, dénoncer une Chine qui ne respecterait pas les règles internationales ou qui menacerait la démocratie doit faire rire (jaune) les populations du Sud qui ont eu à souffrir de l’unilatéralisme décomplexé des administrations Bush et Trump, pour ne citer qu’elles.
Ensuite, parce que, au contraire, comme le rappellent différentes contributions à ce numéro d’Alternatives Sud, la Chine partage un héritage commun avec le Sud – à la fois comme victime de l’impérialisme et du colonialisme et comme acteur majeur du tiers-mondisme. Un héritage qu’elle n’hésite pas à mobiliser dans ses relations avec le monde en développement, comme le souligne Carrozza (dans ce numéro) en partant de l’exemple de l’Afrique : « Le discours chinois inscrit les relations sino-africaines dans une logique plus large de coopération Sud-Sud, dans laquelle le ‘Sud’ (...) est une source d’identité pour les acteurs étatiques et non étatiques – une identité qui est constamment négociée lors des réunions du Mouvement des non-alignés (MNA), du G77 et d’autres organisations régionales et sous-régionales et qui englobe l’expérience commune du colonialisme et de l’impérialisme. En fin de compte, le ‘Sud’ est utilisé comme une stratégie mobilisatrice fondée sur une critique des asymétries et des inégalités du système international contemporain (…) ».
Pour autant, personne n’est dupe. La Chine d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec la Chine de Bandung, et son insistance sur les relations « gagnant-gagnant » cache mal des asymétries croissantes dans ses rapports économiques et politiques avec le Sud. En Asie, par exemple, Ha (dans cet Alternatives Sud) explique qu’« une bonne dose de prudence et d’analyse des coûts est entrée dans la perception des Nouvelles routes de la soie dans la région, contrairement à l’enthousiasme qu’elles avaient reçu en 2015-17 ». En cause, notamment, « une réalité historique partagée par les États membres de l’ANASE dans leurs relations respectives avec la Chine », à savoir : « l’asymétrie de pouvoir qui induit structurellement leur crainte constante de la vulnérabilité, de la surdépendance et de la perte d’autonomie ».
En Amérique latine aussi les relations avec la Chine sont devenues plus ambivalentes ces dernières années. Comme le souligne Laufer (dans ce numéro) : « Au cours de la première décennie de ce siècle, en stimulant les prix des ressources naturelles importées, le marché chinois a été pour l’Amérique latine le moteur d’un cycle de revenus élevés. Mais la convergence d’intérêts entre les classes dirigeantes latino-américaines et la bourgeoisie chinoise, concrétisée par cette alliance commerciale, ne s’est pas traduite par un élan d’industrialisation et de diversification des produits régionaux. Elle a plutôt débouché sur une nouvelle approche des gouvernements dits ‘progressistes’, qui ont parié sur le modèle extractiviste et sur le développement tourné vers l’international ; pari encouragé par la conjoncture des prix élevés des produits exportés. [3] »
Mais c’est peut-être vis-à-vis de l’Afrique que les débats sur un « nouvel impérialisme » chinois sont les plus vifs... et les plus réducteurs. En effet, à mesure que la Chine a pris de l’importance sur le continent ces deux dernières décennies – notamment en tirant profit des espaces laissés ouverts par les États-Unis et l’Europe –, un discours binaire s’est constitué dans les médias et les déclarations officielles faisant de la Chine soit un « prédateur », soit un « ami » de l’Afrique (CETRI, 2011 ; Wu, 2019 ; Koen, 2020).
Dans le premier cas, on insiste sur les accaparements de terres et de ressources, la diplomatie du piège de la dette (debt-trap diplomacy) ou le soutien aux gouvernements autoritaires (Reuters, 2011 ; Dok & Thayer, 2019). Dans le second, on relève plus volontiers le respect des souverainetés nationales, l’investissement dans les infrastructures de long terme et la promotion des intérêts mutuels (Brown, 2019). Or, la réalité se situe souvent entre les deux, sans compter que les relations avec la Chine varient considérablement d’un pays africain à l’autre, même si Pékin tend de plus en plus à les inscrire dans ce que Carrozza (dans ce numéro) qualifie de « nexus liant la sécurité et le développement ». Un des défis les plus pressants pour le continent africain est donc surtout celui de l’unité, un constat qui vaut d’ailleurs autant pour ses relations vis-à-vis de la Chine que vis-à-vis des États-Unis et de l’Europe.
Reste qu’entre les ambitions géopolitiques de Pékin, son expansionnisme économique et sa gourmandise en matières premières, les craintes d’un nouvel impérialisme chinois sont loin d’être infondées… à condition d’en reconnaître les spécificités. Bello, par exemple, souligne que, pour l’heure en tout cas, l’impérialisme chinois reste fondamentalement différent de l’impérialisme américain – et occidental en général – sur au moins un point : celui du recours à la guerre et à la violence armée : « l’émergence de la Chine en tant que puissance capitaliste a été marquée par un niveau de violence comparativement faible dans le processus d’accumulation primitive du capital, et il en va de même pour son expansion économique mondiale au cours des vingt-cinq dernières années. Une situation qui contraste fortement avec l’évolution des relations entre les puissances capitalistes occidentales et les pays du Sud » (Bello, 2019).
Plus critique que le Philippin sur la nature du pouvoir chinois, Loong Yu (dans ce numéro) ne dit pourtant pas autre chose : « La Chine suit une trajectoire impérialiste. Je suis contre la dictature du Parti communiste, son aspiration à devenir une grande puissance et ses revendications dans la mer de Chine méridionale. Mais je ne pense pas qu’il soit correct de mettre la Chine et les États-Unis sur le même plan. À l’heure actuelle, la Chine est un cas particulier. Il y a deux facettes à son essor. D’une part, ce qui est commun à ces deux pays : les deux sont capitalistes et impérialistes. D’autre part, la Chine est le premier pays impérialiste qui était auparavant un pays semi-colonial. C’est très différent des États-Unis ou de tout autre pays impérialiste. Nous devons en tenir compte dans notre analyse pour comprendre comment la Chine fonctionne dans le monde. »
Un pouvoir et une société contradictoires
Autre élément sur lequel insistent ces deux auteurs (et d’autres) : la nécessité de rompre avec une vision aussi répandue que réductrice d’une Chine homogène et univoque, d’autant plus redoutable qu’elle pourrait compter sur l’héritage d’une civilisation plurimillénaire où se mélangent l’obéissance confucéenne, l’art de la guerre de Sun Tzu et le totalitarisme communiste… En réalité, comme Bello le montre dans cet Alternatives Sud à travers l’exemple des Nouvelles routes de la soie, le pouvoir chinois est loin d’être le monolithe omniscient souvent représenté dans les médias et les discours officiels [4]. Les autorités locales, par exemple, disposent d’énormément d’autonomie pour mettre en œuvre les grandes orientations fixées par le pouvoir central, et leur mise en concurrence débouche régulièrement sur des dynamiques centrifuges et irrationnelles sur lesquelles Pékin peine à garder la main.
En outre, derrière le « miracle chinois » se cachent également des contradictions de plus en plus difficiles à gérer. Toujours dans son article sur les Nouvelles routes de la soie, Bello considère par exemple que celles-ci ne sont « qu’une tentative de donner un semblant d’ordre au chaos et à la crise qui minent la Chine. Le problème de la surcapacité est aujourd’hui le frein le plus important à l’économie chinoise (…). C’est son externalisation qui se cache derrière [les Nouvelles routes de la soie] ». Le problème des inégalités croissantes est également connu de longue date, mais il ne fait qu’empirer, à la fois entre les riches et les pauvres, mais aussi entre les villes et les campagnes (Piketty, Yang & Zucman, 2019).
Pourtant, en s’y attaquant, la Chine pourrait réduire sa dépendance à l’économie mondiale et se recentrer sur son marché intérieur, mais les efforts en ce sens se heurtent systématiquement à la résistance de puissants intérêts économiques et politiques, en Chine et en-dehors. Dans leur article sur les droits des travailleurs en Chine, par exemple, les membres du China Labour Bulletin expliquent qu’« avec le ralentissement de l’économie dans les années 2010, plusieurs hauts fonctionnaires envisagèrent ouvertement de revenir sur certains droits [concédés aux travailleurs, ndlr], afin de créer un environnement juridique plus favorable aux entreprises »...
En parallèle, pour ne rien arranger, les dégradations environnementales ont également atteint des niveaux tels qu’il n’est plus possible de les ignorer. Lau Kin Chi (dans ce numéro) rapporte ainsi que « Selon le Rapport sur la richesse globale de 2014, publié par le Programme des Nations unies pour l’environnement, la croissance de la Chine en termes de PIB a progressé de 523% entre 1990 et 2010, mais seulement de 47% en termes de richesse inclusive », c’est-à-dire si on tient compte des destructions environnementales. Or, toujours selon elle, les solutions convoquées pour y faire face ont tendance à renforcer les inégalités, ainsi que l’emprise technocratique du pouvoir de Pékin sur la société.
D’ailleurs, plus largement, la volonté de Xi Jinping de faire face aux multiples crises que traverse la Chine à travers une concentration et un durcissement considérables du pouvoir contient peut-être en elle-même sa propre contradiction, comme le suggère Shieh (dans ce numéro) : « Alors que Xi Jinping cherche à renforcer le Parti, il s’est également arrangé pour concentrer le pouvoir entre ses mains, et ainsi saboter les normes de direction et de succession collectives qui constituaient la marque de fabrique de la résilience autoritaire du Parti ». Sans parler du coût humain énorme de cette répression…
Des résistances fragilisées, mais toujours présentes
Et pourtant, comme le montre la dernière série d’articles réunis dans cet Alternatives Sud, les résistances internes à la société chinoise restent plus nombreuses et vivaces que ce que suggèrent les représentations dominantes sur le « totalitarisme » et la « docilité » des Chinois (voir notamment l’article du China Labour Bulletin sur les mobilisations des travailleurs ou celui de Shieh sur la société civile en général). Même le durcissement autoritaire opéré sous Xi Jinping n’a donc pas totalement fait disparaître les espaces ouverts à la contestation et à l’organisation de la société civile ces dernières décennies, à mesure que la structure et les relations sociales du pays se complexifiaient.
Comme le souligne Shieh (dans ce numéro) : « Des manifestations à petite échelle dans les rues et en ligne ont toujours lieu. Des ONG locales, comme Friends of Nature, ont intenté des procès publics en matière d’environnement (…). Des activistes continuent à aider les travailleurs à s’organiser, à négocier des conventions collectives, et à demander des comptes à la Fédération des syndicats de Chine (le syndicat officiel chinois). Des féministes et militant.e.s LGBT font entendre leurs voix au sujet de la violence et de la discrimination sexuelles, et des avocats continuent à défendre le nombre croissant d’activistes détenus ».
Ces dynamiques s’inscrivent toutefois dans un contexte et dans une histoire propres à la Chine qui nécessitent de les analyser pour eux-mêmes… sans pour autant s’interdire de faire des liens avec des dynamiques plus larges. Yiping, par exemple (dans cet Alternatives Sud), dans son article sur le mouvement des femmes en Chine, insiste pour faire de ce dernier une partie intégrante du mouvement féministe transnational : « Il ne faut pas voir le mouvement et l’organisation des femmes chinoises comme étant isolés du mouvement féministe transnational. Au contraire, des liens les unissent, comme en témoignent leurs trajectoires historiques respectives ». Ce qui ne l’empêche pas, dans la foulée, d’évoquer les contraintes et les défis particuliers qui pèsent sur les femmes chinoises, à commencer par les « pressions culturelles multidimensionnelles entre l’idéologie socialiste de libération des femmes, les attitudes discriminatoires et misogynes toujours bien ancrées et le pouvoir des entreprises qui dominent la société de consommation ».
Dans ce domaine comme dans d’autres, il faut donc se méfier des récits téléologiques et réducteurs qui ont le vent en poupe lorsque l’on parle de la Chine. D’un côté, en effet, on peut difficilement en faire un « exemple » à suivre pour le Sud (cf. Loong Yu dans ce numéro), tant les conditions de son essor ont été (et lui restent) spécifiques, sans parler des coûts humains, sociaux et environnementaux colossaux associés à son modèle de développement. Mais de l’autre côté, il est tout aussi problématique de faire de la Chine une « menace » monolithique, à supposer que l’on s’accorde sur ce qu’elle menace exactement. En réalité, sa trajectoire future est loin d’être figée et les contours que pourrait prendre, à l’avenir, une éventuelle « hégémonie chinoise » restent eux aussi largement incertains.
Cédric Leterme
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