OUI
En raison de ses liens avec l’extrême droite
— Vedomosti, Moscou
[Le 24 février], Amnesty International a retiré à Alexeï Navalny le statut de prisonnier d’opinion qu’elle lui avait elle-même accordé un mois plus tôt [quand il a été arrêté à Moscou à son retour d’Allemagne, le 17 janvier]. Cela a provoqué un scandale international. La principale organisation mondiale de défense des droits humains a expliqué avoir accordé ce statut parce qu’elle considérait que les poursuites contre lui étaient politiques. Elle ne revient pas sur cette appréciation. Mais Amnesty doit également se conformer à un autre principe, et ce depuis 1960. Une personne qui a fait usage de la violence ou fait la promotion de la violence ne peut être qualifiée de “prisonnier d’opinion”. C’est d’ailleurs à ce titre que le statut de prisonnier d’opinion avait été refusé en 1964 à Nelson Mandela, qui avait pris part à la lutte armée contre le régime de l’apartheid.
Navalny a perdu le statut de prisonnier d’opinion à cause de déclarations faites dans la deuxième moitié des années 2000. Dans une vidéo du mouvement nationaliste Narod en 2007, par exemple : il y parle de “cafards et de mouches” qu’il faudrait éradiquer à coups de savate et de tapette. Sur fond d’images de violence et de terrorisme, apparaissent alors des individus pouvant être identifiés comme des musulmans. Et Navalny de poursuivre : “Et si le cafard est trop gros, ou la mouche trop agressive…” à ce moment, un homme habillé à l’orientale fait irruption dans le studio, la lumière s’éteint et on entend des tirs. “Pour ces situations, je recommande l’usage du pistolet”, conclut alors l’opposant.
Un “coup de l’ennemi”
Après avoir pris connaissance de cette vidéo et d’autres, l’organisation internationale des droits humains a conclu que les propos nationalistes qu’on y entend “correspondent aux critères du discours de haine”, ce qui justifie sa décision de ne plus reconnaître l’opposant comme prisonnier d’opinion.
Les partisans de Navalny et les journalistes de plusieurs médias russes ont estimé que la décision d’Amnesty International était le résultat d’une manipulation du Kremlin, qui aurait mobilisé ses agents pour discréditer l’opposant politique aux yeux de l’opinion publique occidentale (Amnesty International réfute catégoriquement avoir fait l’objet de pressions). Aux yeux des partisans de Navalny, toute opinion indépendante ou personnelle qui contient une critique ou une condamnation de l’opposant ne peut être qu’un “coup de l’ennemi”. Dans leur logique, Navalny est une victime du régime, et en tant que tel il ne peut être soumis à la moindre critique.
Cependant, ce débat enflammé sur la sympathie supposée de la part d’Amnesty International et plus généralement de la gauche occidentale à l’égard de Vladimir Poutine ne doit pas nous faire oublier un point. L’entourage de Navalny ne prétend pas exclure toute interaction avec l’extrême droite. Les ponts n’ont pas été coupés ni les liens rompus. Autrement dit, pour ses partisans (ou du moins une partie d’entre eux), cette question fait référence au passé, mais possiblement aussi à l’avenir. Navalny, en politique expérimenté, n’a jamais désavoué ses propos nationalistes passés – au cas où, dirons-nous. En effet, en Ukraine, par exemple, les nationalistes ont non seulement été une force motrice de la révolution, mais ils assurent, depuis, le maintien de l’ordre idéologique et la répression de l’opposition, fonctions que l’État ne peut pas ou ne veut pas assumer.
— Alexeï Sakhnine, publié le 1er mars 2021 —
NON
Amnesty fait fausse route
— The Times, Londres
Oxford, dans les années 1970. Ma mère finit sa lettre à Brejnev et me la tend, à moi d’indiquer l’adresse. Une de plus parmi les centaines que nous envoyons depuis la table de notre cuisine. L’époque est lugubre, et le fait d’espérer que les légères enveloppes bleues de ces courriers envoyés par avion aideront les dissidents soviétiques condamnés au goulag a tout de don Quichotte. Mais les campagnes de courrier orchestrées par Amnesty International pour les prisonniers de conscience donnent du cœur aux détenus tout en agaçant leurs geôliers (ce qui a depuis été révélé par les dossiers du Politburo).
Or, cinquante ans plus tard, Amnesty vient de priver de son statut de prisonnier de conscience le plus célèbre dissident de Russie, Alexeï Navalny. L’organisation ne nie pas que le pourfendeur de la corruption dans son pays soit victime de persécution politique (il est actuellement en prison, sous le coup de plusieurs chefs d’inculpation fabriqués de toutes pièces qui pourraient lui valoir de rester derrière les barreaux pendant des années). Le problème est lié aux horribles propos qu’il a tenus en 2007 dans une vidéo sur le port d’arme, où il compare apparemment les délinquants originaires du Caucase à des cafards. Du pain bénit pour la machine de la propagande russe, qui en profite pour le traiter de raciste tout en dénonçant l’hypocrisie de ses soutiens occidentaux. L’ONG Amnesty International rappelle qu’elle s’était montrée tout aussi sourcilleuse au sujet de Nelson Mandela. Ce dernier, ayant approuvé la lutte armée contre l’apartheid, n’avait pas passé le test de la non-violence.
Soutien des libéraux russes
Navalny, lui, n’a jamais eu recours à la violence (bien qu’il en ait été la cible, entre autres lors d’une attaque à l’aide d’un agent innervant). Il n’a jamais réitéré ces déclarations qui remontent au début de sa carrière politique. Il épouse aujourd’hui un nationalisme citoyen centré sur les droits des travailleurs et l’État de droit.
Les libéraux russes, eux, sont convaincus. Navalny a pour mentor la grande dame du journalisme d’opposition Evguenia Albats. Alexandre Etkind, historien en exil, l’a proposé pour le prix Nobel de la paix. La journaliste Masha Gessen lui a apporté son soutien dans The New Yorker. Il se trouve que tous trois sont juifs : pas un d’entre eux n’irait se rapprocher de quelqu’un qui afficherait des opinions racistes ou xénophobes. Parmi ses alliés se trouve aussi l’activiste proche des Pussy Riots Nadejda Tolokonnikova, et ce en dépit de leurs divergences politiques. En février, elle a déclaré au Times qu’elle rêvait de pouvoir s’opposer à Navalny dans le cadre d’un Parlement russe libre.
Ce qui est véritablement inquiétant, ce ne sont pas les idées de Navalny mais la volte-face d’Amnesty. Son antenne moscovite a vaguement invoqué de “nouvelles informations”. Alors que tout ce qui concerne le passé de Navalny est de notoriété publique. La seule nouveauté, c’est une violente campagne sponsorisée par le Kremlin sur les réseaux sociaux. La timidité est un des rares défauts d’Amnesty. Autrefois d’une inébranlable rigueur dans ses objectifs, l’organisation adopte désormais des positions nébuleuses et joue le bon Samaritain pour des causes aussi disparates que le contrôle des armements, le changement climatique et les droits syndicaux chez Amazon. Malgré tout, au moment où j’écris ces lignes, la pétition exigeant de Poutine qu’il remette en liberté le “prisonnier de conscience” Navalny se trouve toujours sur son site. Signez-la sans tarder.
— Edward Lucas, publié le 25 février 2021 —
Alexeï Sakhnine
Edward Lucas
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