Le CETRI s’est aussi longtemps enorgueilli d’être, en Europe, le centre d’étude le plus fourni en publications et documentation consacrées à la révolution sandiniste, à ses succès et ses travers, à ses amis et ses ennemis. En 1996 d’ailleurs, la silhouette monumentale d’un zanatillo (oiseau nicaraguayen emblématique) fut inaugurée devant nos bureaux, à l’occasion du 20e anniversaire du Centre tricontinental. Symbole d’émancipation et de justice, elle est l’œuvre d’Ernesto Cardenal, le prêtre, poète et sculpteur nicaraguayen décédé en 2020 (https://www.cetri.be/Deces-d-Ernesto-Cardenal-ami-du), grande figure du gouvernement révolutionnaire des années 1980, dont il fut le ministre de la culture. Puis, par la suite, comme bon nombre de ses coreligionnaires, en vint à s’opposer radicalement à… Daniel Ortega.
Aux antipodes du sandinisme
La donne en effet va se retourner du tout au tout. Revenu au pouvoir en janvier 2007 par les urnes à la faveur d’un pacte avec la droite antisandiniste, Daniel Ortega va immédiatement gouverner aux antipodes des orientations tiers-mondistes et égalitaires du sandinisme. Il se fera ensuite réélire deux fois d’affilée, en 2011 et 2016. Et mène aujourd’hui sa 8e campagne présidentielle successive au nom du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), pour se maintenir à la tête de l’État nicaraguayen au-delà du scrutin du 7 novembre prochain. Et ce, fort d’avoir neutralisé la révolte de 2018 : plus de 300 morts, des centaines d’emprisonnements politiques, des dizaines de milliers d’exilés. Et satisfait d’avoir fermé « légalement » à l’opposition toute possibilité de l’affronter à armes égales.
Cette nouvelle campagne électorale biaisée est l’occasion pour le CETRI de revenir à grands traits – une dernière fois avant d’aborder les profils politiques contradictoires des « opposants » au régime Ortega – sur ce que ce dernier a été, sur base d’un examen assidu des politiques qu’il a menées de 2007 jusqu’à la répression des mobilisations de 2018 et l’étouffement de toute forme de contestation qui a suivi. Il convient d’ailleurs, pour désigner ce régime, d’adjoindre le nom de Murillo à celui d’Ortega : Rosario Murillo, l’épouse du président, elle-même vice-présidente du Nicaragua depuis 2016, mais à la barre du gouvernement « sandiniste » depuis 2007 déjà.
La thèse officielle du couple présidentiel Ortega-Murillo – reprise telle quelle par une partie de la gauche internationaliste peu attentive à ce qui s’est réellement passé au Nicaragua ces quinze dernières années – est que le pays est dirigé, depuis le retour au pouvoir des « sandinistes », par un gouvernement démocratique, socialiste et progressiste. Thèse totalement erronée à nos yeux, contraire à la réalité et surtout insultante pour le peuple nicaraguayen. Thèse décriée par la grande majorité des leaders et intellectuel·les sandinistes des années 1980, dont les critiques formulées par le CETRI s’inspirent largement.
À l’examen, les stratégies déployées par l’« ortéguisme », dès les années 1990, et les politiques menées, à partir de 2007 jusqu’à aujourd’hui, ne sont ni démocratiques, ni socialistes, ni progressistes. Elles sont en revanche clairement autocratiques sur le plan politique (la concentration de tous les pouvoirs de l’État – et au-delà – dans les mains du seul clan présidentiel y est absolue) ; néolibérales et prédatrices sur le plan économique (en partenariat étroit – jusqu’à mai 2018 – avec les fédérations patronales, les milieux d’affaires et les investisseurs extérieurs) ; et enfin, elles sont d’obédience conservatrice sur le plan sociétal, familial et moral (en connivence avec les figures les plus figées des églises catholiques et évangéliques). Pour tout qui n’entend pas se voiler la face, les faits qui corroborent cette triple tendance – autocratique, prédatrice, conservatrice – sont légion.
Autocratique
Le caractère autocratique de la gouvernance renvoie à l’ensemble des stratégies, des collusions, des alliances contre nature, licites ou illicites, mobilisées pour reconquérir la tête de l’État et, une fois reconquise, pour y édifier et y bétonner l’hégémonie « ortéguiste » sur tous les niveaux de pouvoir. Nous ne pouvons que les évoquer ici, partiellement qui plus est. Elles sont détaillées dans les multiples travaux que François Houtart (décédé en 2017) et l’équipe du CETRI y ont consacrés depuis le début de ce siècle : https://www.cetri.be/+-Nicaragua-+.
Elles ont abouti au Nicaragua, dans l’entière confiscation des pouvoirs publics (exécutif, législatif, judiciaire, électoral, administratif, policier, militaire…) et la forte concentration d’entreprises mixtes et privées (médiatiques, énergétiques, etc.) entre les mains du clan Ortega-Murillo, de sa famille nombreuse, de ses fidèles et obligés. Et ce donc, à coups d’élections frauduleuses, d’habiles cooptations, de corruption systématisée, de pressions, d’accointances et de chantages divers.
Peu avant la révolte de 2018, Orlando Nuñez – l’un des très rares intellectuels sandinistes à être resté du côté du président – nous disait ceci, comme pour résumer et justifier la stratégie développée par l’ortéguisme, sans même que nous l’ayons amené à le faire : « Comment aurions-nous pu récupérer puis asseoir notre pouvoir sans ces pactes et ces achats de votes ? Pas d’hégémonie possible sans alliance. Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner quand la majorité de leurs dirigeants sont désormais assis au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés ? Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes. » (https://www.cetri.be/Toujours-sandiniste-le-Nicaragua-4475)
Néolibéral
En ce qui concerne le caractère néolibéral du modèle économique ortéguiste, voici ce qu’en disait le Fonds monétaire international (FMI) peu avant la révolte de 2018, à Daniel Ortega lui-même, dans la propriété El Carmen à Managua, à la fois domicile privé du couple présidentiel, bureau central du FSLN et siège de l’exécutif d’où s’exerce le pouvoir sur le reste du pays. « Votre modèle (économique) a été couronné de succès ces cinq à dix dernières années. Basé principalement sur l’attraction des investissements étrangers, sur une hausse de la compétitivité par rapport au marché états-unien qui est votre principal client à l’exportation, et sur une stabilité macroéconomique vraiment louable, votre modèle a été couronné de succès. Félicitations » (https://www.cetri.be/La-crise-nicaraguayenne-ressorts).
Et de fait, Ortega a perpétué et consolidé au Nicaragua, un modèle de développement conforté presque partout en Amérique latine ces deux dernières décennies : le modèle « extractiviste » d’exportation de matières premières. À savoir, pour le Nicaragua, l’or, la viande, le café, le sucre, les arachides et le tabac pour l’essentiel, auxquels il faut ajouter la confection textile produite en zones franches. Un modèle basé sur l’ouverture indiscriminée aux investisseurs et aux capitaux étrangers, sur des politiques d’exonérations, de déréglementation et de dispenses fiscales, sociales et environnementales, ainsi que sur des campagnes de promotion à l’international des terres et de la main-d’œuvre nicaraguayennes, vendues comme « les moins chères d’Amérique centrale » (http://pronicaragua.gob.ni).
Ce modèle a permis – en cela, le FMI a raison – un doublement du PIB du Nicaragua en dix ans à peine ! Une hausse annuelle des investissements directs étrangers de 16% et des exportations de 8%. Plus de 50% des volumes échangés l’ont été avec les seuls États-Unis, d’où provient plus d’un tiers du revenu national nicaraguayen. La tendance a été boostée par l’Accord de libre-échange régional avec le géant états-unien (CAFTA), avalisé par le FSLN ortéguiste. L’euphorie a duré tant que le modèle a pu profiter du « boom des matières premières » (les cours très élevés des produits exportés sur les marchés internationaux) et de... la double allégeance opportuniste du régime Ortega-Murillo.
De l’allégeance rhétorique à l’égard du Venezuela d’Hugo Chavez d’un côté, qui a valu au clan Ortega une généreuse aide annuelle – équivalant à un quart du budget national – en marge des comptes officiels. Et, de l’autre côté, de l’allégeance pragmatique à l’égard des États-Unis de Bush puis d’Obama, auxquels le « sandiniste » a garanti l’ouverture économique, la paix sociale et la fermeté migratoire (à sa frontière Sud) qui en ont fait « un partenaire fiable », plusieurs fois félicité et financé par l’administration états-unienne (https://www.cetri.be/Nicaragua-a-40-ans-de-la).
Cette période de vaches grasses a permis, comme dans la plupart des pays latino-américains, une diminution sensible de la pauvreté, grâce au financement de programmes sociaux ciblés. Mais, en dépit des moyens existants, aucune politique de transformation sociale digne de ce nom n’a été entreprise. Juste une version clientéliste et partisane des anciens dispositifs ad hoc de lutte contre la pauvreté sous ajustement structurel néolibéral, tels que le Nicaragua en a connu avec les trois administrations de droite assumée qui ont précédé le retour du FSLN au pouvoir.
La période faste a surtout participé à l’aggravation de la détérioration de l’environnement – notamment par l’accélération de la déforestation –, ainsi qu’à l’enrichissement des secteurs les plus fortunés du Nicaragua, avec lesquels Ortega a « co-gouverné » le pays en bonne intelligence à partir de janvier 2007 jusqu’en mai 2018. Date à laquelle le grand patronat a dû se résoudre, en raison de la répression sanglante des révoltes d’avril, à lâcher son allié (qualifié jusque-là de « populiste responsable »), sans pour autant accepter de rallier les appels à la grève générale des contestataires.
Le contexte favorable à l’économie ortéguiste va basculer vers 2015, avec le retournement concomitant des trois grands facteurs évoqués : l’entrée dans un « cycle déflationniste » des matières premières exportées (la chute des cours), la chute aussi de l’aide vénézuélienne (de près de 500 millions de dollars annuels à zéro), et la dégradation progressive du climat des affaires avec les États-Unis, notamment suite à la candidature à la vice-présidence de l’épouse du président Ortega en 2016, qui va en crisper plus d’un, jusqu’au sein du… FSLN.
Conservateur
De la même façon, une série ininterrompue de faits et gestes du binôme Ortega-Murillo corrobore le caractère résolument conservateur des politiques menées depuis 2007 sous la gouvernance « sandiniste », en matière familiale, morale et religieuse. À commencer par l’omniprésence aux côtés du couple présidentiel, au moindre acte officiel, du très conservateur cardinal catholique Obando y Bravo (décédé en 2018), ennemi juré de la révolution sandiniste dans les années 1980, mais reconnu aussi au Nicaragua comme « le faiseur de présidents », tant il a voulu et œuvré urbi et orbi pour le départ du dictateur Somoza en 1979, ainsi que pour les victoires électorales de Violeta Barrios de Chamorro en 1990, d’Arnoldo Alemán en 1996, d’Enrique Bolaños en 2001 et de… Daniel Ortega en 2007, 2011 et 2016.
L’inauguration en grande pompe par le même président Ortega du somptueux Musée San Juan Pablo II en décembre 2016 à Managua, celui-là même qui avait ostracisé aux yeux du monde entier le Nicaragua révolutionnaire sandiniste dans les années 1980, n’est qu’un des multiples gestes de gratitude du chef de l’État nicaraguayen à l’égard du chef de l’Église nicaraguayenne. Bien d’autres renvois d’ascenseur – y compris du second vers le premier, en remerciement plus ou moins avouable d’affaires judiciaires classées – ont été mis au jour (https://www.cetri.be/Nicaragua-el-poder-Ortega-Murillo).
Le providentialisme médiéval, les références permanentes à Dieu et à sa volonté dans les communications et décisions gouvernementales (jusqu’à faire passer la pandémie en cours pour une sanction divine à l’encontre des pays riches), ajoutés à l’appétence de la vice-présidente pour l’ésotérisme le plus niais, ont mené nombre d’analystes à souligner le caractère théocratique de l’État-parti « sandiniste », mâtiné cela dit d’une fantasmagorie tape-à-l’œil destinée à ratisser aussi large que possible (https://www.cetri.be/Nicaragua-Adios-a-la-ideologia-De).
Mais le conservatisme n’est pas qu’apparence. La non-remise en cause du caractère patriarcal, pour ne pas dire machiste, sexiste et homophobe, de la culture dominante nicaraguayenne, notamment dans le code de la famille et les diverses politiques menées, ont participé de la consolidation de rapports de domination intolérables et de drames sociaux en cascade. La condamnation sévère de toute forme d’avortement, garantie par l’une des législations les plus restrictives au monde, est sans doute, en la matière, l’un des exemples parmi les plus édifiants de ce à quoi on ne pensait pas que le « sandinisme révolutionnaire » pouvait mener.
L’après 2018
Le régime Ortega-Murillo est sorti victorieux des révoltes de 2018 et de leur écrasement, avec un bilan meurtrier dix à quinze fois plus élevé que celui des soulèvements réprimés de 2019 au Chili, en Bolivie ou en Équateur. Le couple présidentiel est toujours en place. Et s’achemine, à ses propres conditions, vers les prochaines élections. Il a perdu dans l’aventure le soutien des fédérations patronales et d’une importante fraction de la droite nicaraguayenne, qui compte l’affronter dans les urnes, sans jamais avoir rejoint dans les rues – et encore moins dans les prisons – les manifestant·es de 2018. Logiquement, ces dernier·es, plutôt à gauche pour les plus politisé·es, peinent à croire à la possibilité et à la représentativité d’une candidature unique de l’opposition, dans un cadre électoral plus faussé encore qu’il ne l’était en 2016 (https://www.cetri.be/Epineuse-la-question-de-l).
Quant à la « la communauté internationale » – qui a salué et financé l’ortéguisme jusqu’en 2018 pour la conformité et la responsabilité de ses orientations, économiques notamment –, elle a beau jeu aujourd’hui de multiplier les verdicts de « violations généralisées des droits humains » au Nicaragua. Ainsi que les menaces de sanctions, les recommandations électorales et le gel des avoirs dans les banques occidentales de personnalités du régime. Si cette communauté internationale avait eu la volonté politique d’aider à un renversement de régime au Nicaragua, à une véritable démocratisation du pays, elle aurait pu agir autrement. Mais par cohérence alors, elle aurait dû faire de même avec les régimes voisins du Honduras et du Guatemala par exemple, régimes tout aussi condamnables que le régime nicaraguayen, car tout aussi conservateurs, prédateurs, illégitimes et répressifs. D’où sans doute sa relative apathie.
Bernard Duterme
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