Pour l’hommage à Samuel Paty, le 2 novembre 2020, le gouvernement avait prévenu qu’aucune provocation ne serait tolérée chez les élèves. L’Éducation nationale a été priée de saisir la justice sans trop se poser de questions. À l’arrivée, plus de 130 faits ont été signalés aux procureurs de la République, notamment pour « apologie du terrorisme », selon le bilan brandi à l’époque par Jean-Michel Blanquer.
Cinq mois plus tard, que reste-t-il de ces signalements pour « apologie » ? Combien de condamnations (comme ici) ou de relaxes (comme là) ? Combien de procédures « peau de chagrin » surtout, conclues par de simples rappels à la loi ou des mesures « réparatrices » plutôt vécues comme des humiliations ?
Sollicités par Mediapart, ni le ministère de l’éducation nationale, ni celui de la justice n’ont été en mesure de livrer un bilan – même partiel – des suites données à ces opérations de novembre.
Mediapart a décidé de revenir sur plusieurs cas d’enfants suspectés d’« apologie du terrorisme », emblématiques de ce qu’il faut bien appeler – avec cinq mois de recul – un emballement. Et de raconter les dégâts, psychologiques et scolaires, auxquels ces familles se retrouvent aujourd’hui confrontées. « Je pense que c’était un peu trop… », confie un principal de collège ayant saisi la justice. « C’était finalement moins sérieux que cela ne semblait paraître », admet un procureur. Cinq récits qui laissent un âpre sentiment de gâchis.
À Albertville, des enfants mis totalement hors de cause
Le 5 novembre 2020, à 7 heures du matin, une opération antiterroriste est lancée sur le quartier HLM des Contamines à Albertville (Savoie). Simultanément, des policiers en uniforme accompagnés d’autres en civil, brassard au bras, cagoulés et armés de fusils, frappent à la porte de quatre appartements de cette petite cité à l’écart du centre-ville.
Les logements sont perquisitionnés, le matériel informatique saisi. Quatre écoliers de 10 ans, élèves dans la même classe de CM2 de l’école élémentaire Louis-Pasteur (123 élèves en tout, en réseau éducation prioritaire), sont interpellés dans le cadre d’une enquête préliminaire pour « apologie du terrorisme et menaces de mort » ouverte par le procureur de Chambéry.
Les enfants sont placés en « retenue légale », l’équivalent d’une garde à vue pour les mineurs, et sont interrogés toute la journée. Ils ne retrouvent leur famille que le soir après 18 h 30. Les parents sont également interrogés.
Près de cinq mois plus tard, il ne reste de cette opération à grand spectacle rien ou à peu près. Elle s’achève en un fiasco presque aussi spectaculaire que les interpellations d’écoliers. Elle laisse le sentiment d’un énorme gâchis, pour les enfants, leur famille, l’école et la justice.
Le parquet de Chambéry soutient bien sûr l’inverse. « Dans le contexte de l’époque, il fallait lever tout doute quant à la possibilité d’un passage à l’acte », assure Pierre-Yves Michau, procureur de la République à Chambéry, joint par Mediapart.
Ce lundi matin, en tout cas, le directeur de l’école, qui tient également une classe de CM2, parle avec ses élèves, dans la foulée de l’hommage à Samuel Paty. Il les connaît bien puisqu’il les suit de niveau en niveau depuis trois ans. Et le soir même, il signale à son directeur académique des propos inquiétants de quatre de ses élèves, une fillette et trois garçons. Le lendemain, il trouve un mot dans la boîte aux lettres de l’école, avec cette seule inscription : « T mort ».L’Éducation nationale porte plainte. La machine d’État est lancée.
Interrogé ce mois de mars pour savoir si, rétrospectivement, l’opération antiterroriste du 5 novembre n’était pas grandement disproportionnée, le procureur de Chambéry assume. « Certainement pas. C’est vrai que c’était spectaculaire mais c’était la seule stratégie judiciaire possible. Au-delà des enfants, ce qui intéressait l’enquête était le milieu familial. Donc il nous fallait un effet de surprise pour pouvoir perquisitionner les appartements », explique Pierre-Yves Michau.
Le résultat est aujourd’hui acté. Aucune des quatre familles, musulmanes pratiquantes, ne présente le moindre signe de radicalisation. Quant aux quatre écoliers, Éric Lavis, directeur académique, avait assuré au Dauphiné le 5 novembre que « leurs propos justifiaient l’horrible assassinat de Samuel Paty et pouvaient sous-entendre que leur enseignant, s’il avait le même type de comportement, pourrait être tué de la même manière ». Interrogés par Mediapart en novembre, trois de ces quatre enfants de 10 ans niaient avoir approuvé l’assassinat de l’enseignant et plus encore avoir menacé leur maître.
Depuis, deux des enfants ont été totalement mis hors de cause. Quant aux deux autres, le parquet a demandé des « mesures de réparation » et en a informé les familles le 3 mars, non pas au tribunal mais à la simple maison de la justice d’Albertville. La mesure de réparation est une mesure éducative prononcée à l’égard d’un mineur auteur d’une infraction pénale. Elle peut être ordonnée directement par le procureur de la République sans passer nécessairement par le juge des enfants.
Mais quelles sont ces mesures de réparation ? Là, le mystère commence. Interrogé par Mediapart, le procureur de Chambéry explique dans un premier temps « ne plus se souvenir du détail », évoque « peut-être une lettre d’excuses ». Puis quand nous interrogeons son vice-procureur chargé des mineurs, ce dernier renvoie au procureur qui, cette fois, refuse de répondre. « Nous avons suffisamment communiqué sur cette affaire. Je considère que toutes les informations utiles ont été transmises. » Malgré d’autres relances, impossible de savoir ce que sont ces mesures, si elles seront prises et quand…
Car les familles concernées – aucune n’a d’avocat – n’en savent pas plus ! Omer Polat, père du petit Mohamed Emin, explique « être passé à la maison de la justice ». « On nous a parlé de réparation pour notre fils mais on ne sait pas ce que ce sera. Ils n’ont pas précisé. J’ai entendu dire que, parfois, c’est des cours… On ne sait pas et on n’a pas de nouvelles », dit-il à Mediapart.
Omer Polat explique avoir « finalement accepté » la mesure visant son fils. « On a signé pour ne pas faire d’histoire. Ma femme et moi, on est fatigués par des petites histoires comme ça. Tout ce qui s’est passé depuis le début n’est pas normal. Je me suis interrogé pour porter plainte pour toute cette affaire. On m’a dit : c’est long, c’est compliqué. Bon, tant pis, on laisse tomber. » La famille Polat finit de faire construire sa maison à Albertville et s’apprête à quitter le quartier.
« Pas normal. » C’est aussi ce que dit Nabil Harrid, père d’un garçon mis hors de cause. « L’affaire est fermée, c’est passé, il n’y a rien de rien de rien. Alors une assistante sociale est venue une fois nous voir, parler avec ma femme, avec moi. Elle a trouvé chez nous très bien, l’enfant bien habillé, bien élevé. Et voilà. Bon, c’est la France… »
Le procureur, lui, n’en démord pas. « La réalité des menaces est établie. Il n’y a pas de quiproquo, ce n’est pas une affaire de formulation maladroite, il s’agissait bien de menaces de mort », affirme-t-il. Sauf que ses précédentes déclarations étaient moins catégoriques. En novembre, il déclarait au Dauphiné que « les trois garçons [avaient] avoué avoir tenu certains propos, sans reconnaître explicitement les menaces de mort ».
La réalité des mots prononcés par les élèves dans le huis clos de la discussion avec leur maître reste à établir. Ce dernier, joint par Mediapart, ne souhaite pas s’exprimer. Il renvoie au directeur académique, qui refuse également toute déclaration et renvoie au rectorat.
Quant au billet portant l’inscription « T mort », l’enquête se poursuit, conduite par le parquet d’Albertville. Les quatre enfants ont été mis hors de cause et l’auteur n’a, à ce jour, pas été identifié. « C’est ce mot qui déclenche tout », affirme Omer Polat. « C’est étrange, cette lettre. C’est peut-être un scénario, un coup monté, et on ne trouve rien », s’interroge-t-il, tant sa méfiance est grande.
Car c’est bien la confiance qui a été brisée par cette opération de police. Dix jours ou deux semaines après leur interpellation, les quatre enfants sont retournés à l’école et ont retrouvé leur directeur et enseignant. « Mon fils n’est pas trop en confiance avec le maître après ce qui s’est passé, mais il est content de retourner à l’école », dit Nabil Harrid. « Ça a repris doucement avec le maître, ma fille a toujours un peu peur », estime Zulbye Yildirim, dont la petite fille, Emira, avait très vite été mise hors de cause.
Les parents des quatre enfants ont demandé une rencontre avec l’enseignant et une psychologue dès novembre. Zulbye Yildirim dit avoir vu également le directeur en l’accompagnant pour une sortie d’élèves à la médiathèque. « Le maître n’a pas aimé comment tout ça s’est passé, raconte-t-elle. Il a dit qu’il avait eu peur après la lettre, qu’il était obligé de signaler et qu’après il n’y pouvait plus rien. On l’aime bien, ce maître, il est tout jeune, 26 ans. Moi, je lui ai dit qu’on était tous très déçus parce qu’il aurait pu nous prévenir, il connaissait bien toutes les familles. Et lui aussi a dit qu’il était très déçu par tout ça. Ils se sont servis du maître en fait, je crois. »
Une semaine après cette première rencontre avec les familles, le 20 novembre, le directeur académique anime une rencontre dans l’école avec enseignants et parents d’élèves. Il explique l’obligation de signalement, la démarche du parquet de Chambéry et tente de recoller les morceaux. « Les liens de confiance instaurés depuis de nombreuses années avec les familles n’ont pas été rompus », affirme aujourd’hui le rectorat – vision bien optimiste de la situation.
« Dans cette affaire, personne ne s’est excusé, ils auraient pu tout de même », note Omer Polat, qui a le sentiment, comme d’autres parents, d’être tombé dans un piège. Le SNUipp-73, syndicat d’enseignants du primaire joint par Mediapart, dit « ne pas être compétent pour [se] prononcer sur ce qui s’est effectivement passé à Albertville en novembre ».
Mais l’une de ses responsables en Savoie, Sarah Hamoudi-Wilkowsky, ajoute : « À titre syndical, nous pouvons souligner que cette situation est un bien triste exemple de ce que produit la politique du gouvernement, qui, au prétexte de la lutte “antiterroriste”, attise toujours plus les haines. Face à des mots d’enfants, ce sont bien l’institution Éducation nationale et les forces de police qui ont dérapé, utilisant des moyens et des procédures proches de celles réservées aux adultes. »
Dans le Var, Léna* a « défendu son copain musulman »
À Hyères, Sandrine*, elle non plus, n’est toujours pas remise de « l’emballement dont a été victime » sa fille Léna*, 14 ans, en classe de 3e. « Le système est véritablement devenu fou », dénonce-t-elle, en revenant sur la « semaine traumatisante » qui a suivi l’hommage à Samuel Paty.
Dans ce collège dont elle souhaite taire le nom, après la minute de silence, les élèves sont invités à participer à un débat organisé par la professeure de sciences de la vie et de la Terre (SVT). La classe livre ses impressions sur l’assassinat du professeur d’histoire. L’un des élèves affirme que « les chrétiens ne tuent pas, contrairement aux musulmans ». Mohamed*, 15 ans, lance un « Allah Akbar ! ». L’enseignante ne l’entend pas sur le moment, mais quelques élèves viennent le lui rapporter.
Léna veut alors « défendre son copain musulman » et affirme, selon sa mère, que « Samuel Paty l’a un peu cherché ». D’autres disent avoir entendu « il l’a bien mérité ». Léna s’excuse immédiatement, « mais c’était trop tard, la machine s’est mise en marche », témoigne Sandrine.
L’enseignante alerte la directrice du collège, qui prévient sa hiérarchie ; l’équipe décide de signaler les faits à la justice et dépose plainte contre les deux élèves.
Sandrine est convoquée le lendemain. « Ils m’ont répondu que ce n’était plus l’heure de discuter et qu’une sanction s’imposait, rapporte la mère. La directrice m’annonce que ma fille va être expulsée, que c’est terrible, qu’elle est convertie à l’islam et qu’elle fait l’apologie du terrorisme. C’était délirant. » En réalité, Léna qui est « certes un peu typée », n’est pas musulmane mais athée et franco-brésilienne.
De l’aveu même de l’équipe enseignante, cette jeune fille diagnostiquée haut potentiel ne posait jusqu’alors aucun problème. « J’ai tenté de discuter, de rappeler que puisqu’il s’agissait d’un débat, il aurait mieux valu lui expliquer la gravité de ses propos plutôt que de la punir, mais personne ne voulait rien entendre », déplore Sandrine.
Mercredi 4 novembre, 7 h 45, trois policiers armés débarquent au domicile de Sandrine et réveillent Léna. Ils perquisitionnent les lieux, saisissent son téléphone portable et son passeport. « Ils ont cherché partout et ont pu constater qu’il n’y avait ni Bible, ni Coran, ni aucun signe religieux », précise sa mère. Les policiers emmènent ensuite la jeune fille de 14 ans pour huit heures de garde à vue.
Arrivée au commissariat, elle est mise à nu pour subir une fouille corporelle appuyée. « Elle a même été palpée à l’anus », dénonce Gilles Desnot, membre de la section Toulon de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et qui accompagne Sandrine dans ses démarches.
« Ma fille m’a dit avoir beaucoup pleuré dans sa cellule. Moi j’attendais sur le parking du commissariat car on m’a interdit de l’accompagner », poursuit sa mère. Lors de son audition, Léna reconnaît les faits et est convoquée à un stage de citoyenneté.
Son avocat, Me Jean-Baptiste Politano, conteste la qualification d’« apologie du terrorisme ». « Léna a juste voulu s’opposer au courant majoritaire pris par la classe lors de ce débat, par esprit de contradiction. On est très loin du texte qui vise à condamner les personnes qui commentent favorablement des actes terroristes. Ce n’est absolument pas caractérisé », estime le conseil.
Mohamed, 15 ans, qui aurait dit « Allah Akbar ! » et qui se serait montré insolent une fois convoqué par la directrice, a également subi une garde à vue. Elle était d’ailleurs « plus musclée » puisqu’il a été menotté. « Cet enfant a un problème de croissance. Lors de sa garde à vue, j’ai surtout constaté qu’il s’agissait là aussi d’une provocation pour amuser la galerie », explique Me Politano.
© Illustration Fanny Monier
Sollicitée par Mediapart, la directrice n’a pas souhaité livrer de commentaires. Mais sa position de l’époque, qu’elle assume, est détaillée dans le compte-rendu établi par Gilles Desnot : « Lorsque la LDH lui rappelle qu’elle aurait dû d’abord privilégier le dialogue en respect avec les règlements officiels sur la laïcité, la directrice répond qu’elle a dû agir en priorité pour garantir la sécurité au sein du collège : celle des deux élèves incriminés, en les retirant provisoirement du collège pour les protéger, celle de tout le collège pour affirmer dans un contexte tendu l’autorité de la loi », peut-on lire dans ce rapport.
Lors de cette réunion, la FCPE avait toutefois démenti la direction en précisant que les autres élèves de l’établissement ne parlaient plus de cet incident et qu’ils n’étaient pas traumatisés.
La directrice, qui avait souhaité exclure Léna de l’établissement, s’est finalement ravisée lorsque Sandrine a annoncé qu’elle souhaitait de toute manière scolariser sa fille ailleurs. « C’était impensable qu’elle retourne dans ce collège, explique-t-elle. Elle était en plein décrochage scolaire, complètement chamboulée. Un psychiatre a dû l’arrêter trois semaines. » Depuis, Léna a abandonné l’école et suit désormais sa scolarité à distance, grâce au Cned.
Mohamed, lui, a été exclu définitivement de l’établissement. « Sa mère ne s’était pas rendue à une convocation. Elle avait moins de ressources et était moins armée pour se défendre », déplore Gilles Desnot, qui regrette une « injustice supplémentaire » pour cet élève qui a lui aussi assisté à un stage de citoyenneté.
Le rectorat de Nice, interrogé en février par le New York Times, assume en tout cas cette intransigeance. « Le mot d’ordre de la consigne, c’est de ne rien laisser passer », justifiait Lilia Parisot, une responsable.
Avec plusieurs mois de recul, le parquet de Toulon, lui, admet à demi-mot un emballement. « J’avais fait placer en garde à vue les mineurs qui ont reconnu les faits sans toutefois bien comprendre la gravité de ces derniers, précise le procureur à Mediapart. Après lecture de l’ensemble des auditions, il en ressort des propos quelque peu plus nuancés, avec un dialogue autour de l’hommage et plus largement des causes de la mort du professeur. Les professeurs ont indiqué dans leurs dépositions que les deux élèves avaient finalement déclaré “mieux comprendre” les raisons de l’hommage après coup. » Et de conclure : « Bref, c’était finalement moins “sérieux” que cela ne semblait paraître. »
À Marseille, « un enfant turbulent qui a fait une bêtise »
Maître Ramzi Aidoudine décolère pas. Son client de 11 ans, Yanis*, comparaissait le 27 janvier dernier, accompagné de ses parents, devant le délégué du procureur de Marseille pour « apologie publique d’un acte de terrorisme ».
Scolarisé dans un collège privé catholique du centre6ville, cet élève de 6e n’a pas respecté la minute de silence. « En parlant trop vite, et parce que je pensais aux caricatures qui m’ont blessé, j’ai dit que c’était bien fait pour lui, confie le jeune garçon à Mediapart. Alors qu’il ne le méritait pas. »
Dans la classe, cette phrase a été prononcée à voix basse mais trois de ses camarades la répètent au professeur de français, qui en informe le principal, lequel le signale au parquet. Et la machine judiciaire se met en branle.
Le 11 novembre, Yanis est placé en retenue, l’équivalent de la garde à vue pour les mineurs de moins de 13 ans. « Au début, les policiers m’ont dit que j’allais rester au commissariat 12 heures, ou peut-être même 24 heures, et que j’allais finir en centre éducatif fermé. Je n’ai pas arrêté de pleurer. J’avais trop peur de ce qui allait m’arriver »,raconte Yanis. Finalement, l’interrogatoire du collégien et de ses parents durera six heures.
« C’est perturbant pour nous, adultes, imaginez pour mon fils. Ça fait 30 ans que je vis en France, je n’ai jamais connu ça »,s’émeut encore le père, des mois après. Cet agent de sécurité d’origine algérienne, installé à Marseille depuis les années 1990, parle d’un interrogatoire orienté : « On a demandé à ma femme si elle partait en vacances à La Mecque, si elle possédait une carte bleue, si je n’étais pas trop sévère avec elle, si elle avait des copines, etc. Et me concernant, ils m’ont interrogé sur mes pratiques religieuses. »
Il explique pratiquer un « islam modéré » : « Je fais la prière cinq fois par jour, fume des cigarettes et je ne suis pas allé à la mosquée depuis bien longtemps. Pour certains, je ne suis pas ce que l’on peut appeler un musulman parfait. »
« Cette famille a eu droit à ce que l’on appelle un interrogatoire “Salaf”, pour “suspicion de salafisme” »,précise Me Aidoudi. Dans la foulée de l’interrogatoire, la police effectue une perquisition au domicile des parents, dans le centre-ville de Marseille. « Je leur ai ouvert toutes les portes, mais ils ont à peine regardé »,se souvient le père.
Du côté de l’établissement scolaire, on ne pensait pas que cette histoire irait aussi loin. « On avait des consignes, que l’on a respectées, sinon je ne serais jamais allé jusque-là,justifie le principal de collège, qui précise que la famille de Yanis n’a jamais posé problème. Concernant cet enfant, je pense que c’était un peu trop, mais c’est comme ça, c’est la règle. »
Une de ses sœurs est aussi scolarisée en terminale au lycée, et l’aînée a eu son bac et vient d’intégrer médecine. « C’est même une famille que l’on soutient financièrement,poursuit le principal. Yanis n’est pas stigmatisé. C’est un enfant turbulent qui a fait une bêtise. Je pense que ce jour-là, il a voulu se faire remarquer, c’était maladroit… » Il a demandé au collégien de rédiger une lettre d’excuses.
Avec l’aide de sa grande sœur, Yanis s’est exécuté.Il en fait lecture : « Les propos que j’ai tenus sont totalement déplacés et je ne me suis pas rendu compte de l’ampleur ni de l’horreur des phrases que j’ai dites. J’avoue que les caricatures m’ont blessé mais je comprends que Samuel Paty n’y est pour rien. Alors il ne mérite pas ce qui lui est arrivé, personne ne mérite cela. J’aimerais que cette erreur de ma part soit oubliée car les répercussions que cela a eues sur moi me pèsent sur le mental aussi. »
Son père raconte que le jeune garçon dort mal depuis novembre dernier, qu’il va à l’école « avec la boule au ventre ». Si ses professeurs semblent plutôt bienveillants à son égard, selon les dires du garçon, Yanis confie subir du harcèlement de la part de certains camarades.
Il raconte que ses délateurs « ne lâchent pas l’affaire », « comme s’ils voulaient [l]e pousser à bout ». « Dans la classe, on a installé une boîte à idées, et la déléguée a mis un mot sur lequel était écrit “Yanis nous dérange on en a marre de lui”, avec de fausses signatures d’élèves », assurele collégien, blessé.
Le principal du collège confirme cette histoire de boîte à idées mais juge qu’elle aurait plutôt à voir avec « le côté turbulent » de Yanis, non avec l’incident de novembre. « On ne parle plus de cette affaire. Dans l’éducation, il n’y a pas de place pour la rancune », insiste le directeur d’établissement.
Le père de Yanis, lui, se dit encore inquiet pour son fils, émettant l’idée de le changer de collège. « Mais ma femme et mes filles s’y sont opposées. Et puis si j’ai mis mes enfants dans cet établissement, c’est pour qu’ils aient une bonne éducation et qu’ils puissent se mélanger à toutes les religions »,explique-t-il.
Faute de psychologue scolaire au collège, il envisage, à la demande de Yanis, de prendre rendez-vous chez un pédopsychiatre en libéral.
« Les droits de l’enfant ont été bafoués,s’indigne Maître Ramzi Aidoudi. Tout ça est d’une violence inouïe. » « Si je n’avais pas senti Yanis si perturbé par cette histoire, j’aurais refusé le rappel à la loi et nous serions allés jusqu’au procès »,poursuit-il.
Interrogée par Mediapart sur le sens de ce rappel à la loi, la procureure de Marseille ne parle pas de « sanction » mais justifie les mesures prises par « l’onde de choc qu’a représentée cet acte et les inquiétudes qui étaient alors celles de l’ensemble de la communauté éducative » et « plus globalement de notre pays ». « Nous étions engagés dans une nécessité d’évaluer les situations familiales de ces enfants et adolescents qui pouvaient révéler des failles éducatives ou peut-être un mode de fonctionnement familial contraire aux valeurs de la République »,ajoute la magistrate. Et de conclure : « Il est facile a posteriori de dire que tout cela n’est pas bien grave… mais qu’elle aurait été la réaction – celle des médias en particulier – si nous nous étions désintéressés de ces signalements faits par les équipes éducatives ? »
Aucune mention de ce rappel à la loi ne sera portée sur le casier judiciaire de Yanis. Mais Me Aidoudi précise « qu’à partir du moment où cet enfant a été placé en retenue, son nom restera inscrit au fichier TAJ [traitement d’antécédents judiciaires – ndlr] », auquel la police et la justice ont accès pendant des décennies.
« À l’air libre » est allé à la rencontre de Yanis.
[Vidéo non reproduite ici. Yanis, 11 ans, accusé d’apologie de terrorisme, témoigne. © Mediapart]
Quand un collégien afghan dit connaître l’assassin de « Madame Paty »
Khalid* fait partie de ces mineurs mis en examen à la suite des signalements de l’Éducation nationale. Rencontré avec son père, réfugié afghan, ce garçon d’apparence timide, arrivé en France deux ans auparavant, a le sourire gêné des adolescents mal dans leur peau. Alors qu’il parle pachtoun, on essaye de lui faire raconter les faits à sa manière, dans son français balbutiant : comment a-t-il pu, au milieu d’un cours de sport, affirmer qu’il « cautionnait » l’assassinat de Samuel Paty ? « J’ai dit qu’il n’avait pas le droit de parler de religion à l’école. On m’a posé plein de questions. Je ne comprenais pas tout »,relate Khalid.
En effet, plusieurs de ses camarades et la professeure de sport ont ressenti ces difficultés de compréhension. Quand on le rencontre plusieurs semaines après l’épisode, Khalid semble encore ignorer les circonstances précises de l’assassinat terroriste – il appelle la victime « Madame Paty ».
Sur la base de nombreux témoignages et documents, Mediapart a pu reconstituer le fil des événements. Le 2 novembre, c’est donc la professeure de sport qui mène la discussion avec sa classe de 3e. Pour favoriser le dialogue, elle a positionné des tapis de sol en arc de cercle.
Très vite, Khalid prend la parole. Prononcés sans élever la voix, ses mots vont choquer certains de ses camarades. Il répète à plusieurs reprises que l’enseignant assassiné n’avait « pas le droit » de montrer les caricatures à l’école, dit qu’il « connaît » l’assassin. Il se trompe au passage sur sa nationalité, le croyant « syrien » quand celui-ci est tchétchène.
À plusieurs reprises, d’autres élèves lui demandent s’il « cautionne » l’assassinat. « Oui », leur répond Khalid. L’enseignante invite d’autres élèves musulmans à se prononcer, qui disent leur désaccord.
Vient ensuite une mise en situation : et si c’était leur prof d’histoire-géographie qui avait montré ces caricatures ? Khalid répond du tac au tac : « Je l’aurais filmée et je l’aurais mise sur Insta », réseau social où les collégiens ont l’habitude d’échanger.
Khalid ne cille pas quand on lui dit que cela pourrait avoir des conséquences. C’en est trop pour deux élèves, qui sortent du cours apeurées et vont rapporter la scène à la principale. L’histoire s’accélère.
« C’est nous qui avons fait le signalement à la justice, assume Bernard Beignier, le recteur d’académie. On peut toujours discuter [de l’opportunité – ndlr], mais ce garçon a donné le sentiment de justifier un acte criminel, il était difficile de réagir autrement. »
Le jour même, les enquêteurs missionnés par le parquet de Marseille se rendent au collège et perquisitionnent le domicile parental. La principale livre un premier témoignage. Khalid aurait dit : « Je connaissais l’agresseur et moi aussi, je l’aurais tué. » Une déclaration qui va orienter l’enquête, alors que tout semble démontrer que la citation est largement déformée. « Il n’a jamais dit qu’il ferait pareil »,nous assure d’ailleurs l’enseignante d’EPS. Les témoignages d’élèves recueillis par les policiers iront dans le même sens.
Khalid passe 48 heures en garde à vue. Ni ses interrogatoires ni l’examen de son téléphone portable ne viennent accréditer l’idée d’un adolescent radicalisé. Mais à l’issue, le jeune Afghan est mis en examen par la juge des enfants pour « apologie du terrorisme ». Elle ordonne également des mesures éducatives et Khalid est depuis suivi par la protection judiciaire de la jeunesse.
Divers experts sont invités à se pencher sur son cas, à scruter ses conditions de vie, à sonder sa personnalité… « Mais je n’ai aucune nouvelle de la juge des enfants à ce stade », note son avocate, Anne-Sophie Grardel, qui attend qu’une nouvelle audience soit programmée.
Pendant ce temps, Khalid a été exclu de son collège, puis rescolarisé dans un autre établissement, où la principale l’a accueilli avec ces mots : « Ici, on laisse la religion à la porte. »
Dans les Yvelines, des policiers affolés par le nom d’Allah
Sarah*, elle, n’est pas poursuivie pour des faits survenus lors de l’hommage à Samuel Paty. Mais son interpellation a bien eu lieu dans ce contexte, alors que médias et politiques tournent en boucle sur les « violations » de la minute de silence.
C’est le 5 novembre, à l’occasion d’un blocus devant son établissement, que cette lycéenne voilée, scolarisée en classe de seconde, a été placée en garde à vue pendant 72 heures, suspectée non seulement de « rébellion » vis-à-vis des policiers, mais aussi d’« apologie du terrorisme ».
Quand Mediapart la rencontre dans l’appartement familial, au 6e étage d’une tour posée au milieu d’un quartier résidentiel des Yvelines, Sarah prépare un exposé. À 16 ans, cette déléguée de classe « réfléchit à des projets de sorties en rapport avec l’environnement ».
Dans le salon, son père, Hamadi, 56 ans, prépare le thé en transvasant du liquide d’un verre à l’autre pour le faire mousser, le tout sans quitter des yeux une télé branchée sur France 24 en arabe. « C’est comme ça qu’on fait chez les Sahraouis »,lâche ce dernier.
Depuis 2012, la famille vit ici après avoir passé plusieurs années en Espagne, pays dont ils ont tous la nationalité, à l’exception des deux petits derniers, nés en France. Comme nombre de Sahraouis, la famille H. a été forcée par le Maroc à l’exil, il y a plus de 15 ans.
Sarah nous raconte sa journée du 5 novembre. Alors qu’un blocus est organisé devant le lycée, la situation se crispe. « J’étais avec des amies pour aller en cours quand la police a jeté du gaz lacrymogène. » Subitement, l’une d’entre elles se sent mal et tombe au sol.
Alors que Sarah reste à ses côtés pour la réconforter, les policiers les somment de déguerpir. Les noms d’oiseaux pleuvent. Un policier attrape Sarah par le bras, puis pratique une clé de bras, avant de se placer derrière elle, le bras autour de son cou pour la maintenir, selon des photos que Mediapart s’est procurées.
Le policier essaie également de lui retirer le voile qu’elle porte sur le visage, soutient la jeune fille – ce que les policiers contestent. Avant de lui donner deux coups dans les jambes, toujours selon elle, puis dans le ventre, une fois installée dans le camion qui l’emmène au commissariat. Un certificat médical, réalisé après sa garde à vue, lui accorde quatre jours d’interruption temporaire de travail ; un second, huit jours d’éviction scolaire.
Dans le procès-verbal d’interpellation, un policier soutient que Sarah a franchi la ligne jaune. Véhémente, elle les aurait menacés : « Allah, il va tous vous buter, bande de sales flics. » Un autre agent, un gradé, se montre quant à lui incapable de le confirmer. Il se contente de dire que la jeune fille était agitée.
Sarah nie avoir proféré des menaces : « Tout ce que je leur ai dit, c’est : “Par Allah, j’ai rien fait !” »
Au poste, la jeune fille est interrogée deux fois, ses parents sont convoqués. Bien plus que sur les faits, les questions des policiers portent sur leur pratique de la religion : ont-ils contraint leur fille à porter le voile ? Combien de fois par jour font-ils la prière ? Comment définissent-ils leur pratique de la religion ?
Plus étonnant encore, les agents interrogent les parents sur le projet de loi « séparatisme », ainsi que sur l’attentat contre Samuel Paty : « Eu égard à la situation actuelle, avez-vous eu une discussion avec votre fille sur le sujet de l’intégrisme, le terrorisme et ce que notre président de la République appelle le séparatisme ? Comment pratiquez-vous la religion ? Votre fille m’a dit qu’elle portait le voile et que c’était son choix, qu’en pensez vous ? »
« Le parquet nous a demandé à ce que l’on enquête sur l’environnement familial, justifie le commissaire divisionnaire chargé de la zone, contacté par Mediapart. Cela nous a plutôt rassurés. »
« Bien sûr qu’on est contre le terroriste qui a tué le professeur, c’est pas notre vision de l’islam,s’insurge Sarah. Peut-être que s’ils m’ont arrêtée, c’est parce que j’étais la seule fille voilée. »
À l’arrivée, une juge des enfants l’a mise en examen pour « outrage » et « rébellion », nullement pour « apologie » – une mesure de réparation éducative a aussi été prononcée, dans l’attente du jugement. Mais Sarah se remet difficilement de ses nuits passées au poste (« J’avais peur de ne pas ressortir »), où elle a été traitée comme une majeure, dénonce son avocate, Me Olfa Ouled.
Depuis, elle a d’ailleurs déposé plainte pour « violences par personnes dépositaires de l’autorité publique » (visant les policiers), ainsi que pour « traitement inhumain et dégradant ». « J’estime que tout ce que les policiers ont fait, c’était pour l’humilier », estime Me Ouled. Si la famille a bien été entendue le 22 février, il semble que l’identification des policiers, elle, patine.
François Bonnet, David Perrotin, Célia Mebroukine, Daniel Barrere, Jean-Marie Leforestier (Marsactu) et Samantha Rouchard