Au lycée Delacroix de Drancy, en Seine-Saint-Denis, le virus est dans les murs depuis an. « Vingt élèves du lycée ont perdu des proches : pères, mères, oncles, tantes. On a toujours eu des cas positifs à l’intérieur de l’établissement, raconte Aline Cottereau, professeur de lettres modernes. Mais depuis le retour des vacances d’hiver, la situation est exponentielle. » Dans une lettre ouverte adressée jeudi 25 mars à Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer, les « personnels mobilisé.e.s » ont dressé le bilan de la situation épidémique, catastrophique : deux cas positifs et un cas contact parmi le personnel de direction, une vingtaine de cas chez les enseignants, 54 positifs parmi les élèves et de nouveaux cas chaque jour.
« Les collègues en mathématiques ont calculé le taux d’incidence sur le lycée », explique la professeure de lettres : 1 200 cas pour 100 000 habitants, près du double de l’incidence déjà affolante (736 cas pour 100 000 habitants) en Seine-Saint-Denis, la plus forte en France. Pour le personnel, le taux culmine à 7 500 cas pour 100 000 habitants. Aline Cottereau ne peut réprimer sa colère : « C’est intolérable, assassin, incroyable, d’entendre dire dans les médias, par notre ministre, qu’on ne se contamine pas dans les établissements, que tout va bien. Ici, en Seine-Saint-Denis, les gens souffrent du Covid depuis un an. »
Selon les nombreux témoignages recueillis par Mediapart, l’inquiétude monte partout en France. « Elle est le reflet de la dégradation de la situation sanitaire dans le pays et notamment de l’accélération de cette détérioration, analyse Sophie Vénétitay, secrétaire générale adjointe du syndicat enseignant SNES-FSU. On l’observe depuis une grosse dizaine de jours, plus particulièrement dans les départements confinés, où la situation se dégrade de jour en jour. Davantage dans les collèges », indique la syndicaliste.
Officiellement, « on se contamine moins à l’école que dans le reste de la société », a répété, ce lundi 21 mars, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. « Assumer le risque » du Covid, lui paraît même « peu de chose par rapport à l’importance qu’un enfant ne se déscolarise pas ». Seulement, son administration, en remontant les chiffres des contaminations signalées, vient de le contredire très nettement.
Le dernier point de situation publié par l’Éducation nationale, vendredi 26 mars, documente une progression exponentielle du nombre de cas, parmi les élèves comme les enseignants. Les fermetures de classes ou d’établissements suivent la même dynamique. Les cas se concentrent dans les régions les plus touchées : Île-de-France, Hauts-de-France. Mais la progression est manifeste partout, en particulier dans le Grand Est, en Occitanie, en Bretagne ou dans les Pays-de-la-Loire.
23 698 cas de Covid-19 ont été recensés dans l’éducation nationale au cours des sept derniers jours
Graphique non reproduit aujourd’hui.
De la rentrée scolaire à aujourd’hui, le nombre de cas confirmés chez les élèves et les personnels. En grisé, les périodes de vacances scolaires.
Il n’y a jamais eu autant d’établissements scolaires fermés
Graphique non reproduit aujourd’hui.
De la rentrée scolaire à aujourd’hui, le nombre d’écoles, de collèges et de lycées fermés par semaine pour cause de Covid-19. En grisé, les périodes de vacances scolaires. La France compte au total 61 500 structures.
Et ces chiffres restent sous-estimés : quand l’Éducation nationale compte 21 183 cas positifs chez les élèves en une semaine, ce sont uniquement ceux déclarés par les parents. Santé publique France (SPF), qui comptabilise tous les tests positifs en laboratoires de biologie, compte 45 844 cas dans la classe d’âge des 0-19 ans en une semaine, en progression de +26 % par rapport à la semaine précédente.
« Cela va craquer, pronostique Guislaine David, secrétaire générale du SNUipp-FSU, le premier syndicat du premier degré. Les cas positifs se multiplient, y compris chez les enseignants. Dans de nombreux endroits, on ne peut plus tenir le protocole. » Son syndicat appelle les enseignants du premier degré à la grève à partir du lundi 29 mars.
Au lycée Delacroix de Drancy, cinq classes sont fermées, mais le reste de l’établissement reste ouvert. Le personnel y est « en lutte » pour obtenir « une fermeture urgente et temporaire de l’établissement, avec un basculement total en enseignement à distance », réclame-t-il dans sa lettre ouverte. « Le protocole ne sert plus à rien, c’est de l’hypocrisie, du pipeau joué par notre ministre, affirme l’enseignante en lettres Aline Cottereau. On n’est pas des médecins, mais on en est certains : on ne peut plus juguler l’épidémie autrement qu’en fermant. » Depuis mardi, le personnel a fait valoir son droit de retrait, qui lui a été refusé « parce qu’il n’y aurait pas de danger grave et imminent, selon notre hiérarchie. On ne s’attendait pas à autre chose : elle ne peut pas contredire le ministre ».
En Seine-Saint-Denis encore, le personnel du collège Politzer, à La Courneuve, a lui aussi fait valoir son droit de retrait, également refusé. Mina El Azzouzi, professeure de lettres classiques, parle de « la violence de la situation », du « mépris envers le personnel de l’Éducation nationale ». Jeudi 25 mars, « l’émotion, l’épuisement » ont submergé l’établissement : un enseignant a été hospitalisé pour un Covid grave. « Et une de nos collègues avec des comorbidités, que l’on sait fragile mais qui continuait à exercer en présentiel, est à son tour touchée. Notre principal et son adjoint sont eux aussi positifs », complète l’enseignante.
« On voit que les choses se dégradent, que le temps passe et que rien ne se passe, poursuit l’enseignante. Depuis plusieurs semaines, on a des cas toutes les semaines chez les enseignants, de plus en plus nombreux. Mais nous n’avons pas de moyens supplémentaires : le personnel d’entretien est insuffisant, nous n’avons pas d’infirmière scolaire, les classes sont surchargées. Toutes nos alertes depuis septembre sont restées sans effet. »
Jeudi matin, élèves et personnels sont restés dans la cour du lycée. Et dans un coin s’est tenue une assemblée générale du personnel, qui réclame à « 37 voix pour, 2 absentions et 5 contre, la fermeture de l’établissement une semaine ». Le personnel a reconduit, ce vendredi, son droit de retrait, entrant ainsi dans un bras de fer avec sa hiérarchie.
« Une collègue qui s’en remet à peine sera seule pour gérer l’école lundi »
Dans une école maternelle d’une petite ville du Val-d’Oise, le variant anglais enchaîne les victimes. Le 5 mars, deux petites filles, des sœurs, sont déclarées positives et signalées à la directrice. Trois jours après, deux classes ayant été en contact avec les petites sont mises à l’isolement. Soit une soixantaine d’élèves sur les 140 que compte l’établissement.
À ce moment-là, les maîtresses ne sont pas considérées comme cas contacts car elles portaient un masque en présence des élèves, qui, eux, en sont exempts. Dans les jours suivants, elles sont à leur tour testées positives. Le virus a fait son chemin. Le 11 mars, l’école est vidée de tous ses membres. C’est l’isolement total.
Le lundi suivant, le 15 mars, les élèves commencent à revenir. « Souvent malades, ils toussaient et se mouchaient, se désole Laure*, la seule professeure de l’école ayant échappé au virus à ce jour. Nous sommes en maternelle, les enfants ne portent pas de masques. » Conséquences ? D’autres petit.e.s ont commencé à contracté le virus et le cercle vicieux a repris depuis.
Dans ces conditions, « on a la peur au ventre tous les jours, souffle encore Laure. On se demande : “Quand est-ce que je vais l’attraper ? Quel parent nous ment ? Quel parent ne nous dit pas que son enfant est malade ?” Mais on a continué de fonctionner en pompant les forces de chacun et de chacune ».
Et puis vint le cas de trop. « À un moment, il y a eu un épuisement total », glisse Laure. Pour cette enseignante dévouée, c’était le vendredi 19 mars. « On a appris un nouveau cas positif, c’est là que j’ai dit “stop !” » Le lundi 22, son médecin signe un arrêt de travail de dix jours, jusqu’au 1er avril. « J’avais des troubles anxieux. Je ne pouvais plus supporter cette pression psychologique, cette peur. Je ne dormais même plus. »
De son lieu de résidence en banlieue parisienne, elle pense avant tout à ses collègues. « Ma directrice a été déclarée positive au Covid, elle a des symptômes assez durs, s’inquiète Laure. Une autre de mes camarades ayant contracté le virus a perdu huit kilos en une semaine. Celle qui s’en remet à peine sera toute seule pour gérer l’école dès lundi prochain. »
À Saint-Denis, cette fois, Stéphanie Fouilhoux, directrice d’une école maternelle et déléguée SNUipp–FSU, raconte la gestion de cas de Covid parmi les six enseignants de l’école : « Une est en arrêt maladie depuis trois semaines, deux ont été testés positifs au Covid la semaine dernière. Mais l’école a été maintenue ouverte. Nous n’avons pas eu de remplaçants, donc on s’est débrouillés, en répartissant les élèves entre les classes, en faisant du brassage. Le protocole ne peut plus être respecté. Finalement, mardi soir, les trois enseignantes encore indemnes, dont moi-même, ont été déclarées contacts. Mais l’école est restée ouverte : le rectorat a trouvé deux remplaçants jeudi et vendredi, sans doute pris à d’autres écoles. Il n’y a aucune anticipation, c’est du bricolage. »
Sophie Vénétitay, du SNES-FSU, remet elle aussi en question la stratégie gouvernementale. « Le ministre de l’éducation nationale a cette très fâcheuse tendance à enfermer le débat dans une vision binaire : soit on ouvre tout, soit on ferme tout. Dès qu’on demande des mesures supplémentaires, on se retrouve accusés de vouloir fermer les établissements scolaires. Il ne laisse aucune place au débat, depuis des mois. Il y a un décalage permanent entre le discours qui dit que tout va bien parce que le ministre gère très bien les choses, et la réalité. »
Face à la multiplication des cas de Covid, l’Éducation nationale, faute de personnel suffisant, en est à envoyer des surveillants faire cours aux élèves (notre article ici). « Depuis des mois, nous demandons du personnel supplémentaire, pour alléger les groupes d’élèves », rappelle Guislaine David.
À Paris, ce sont les services de la municipalité qui s’occupent du tracing des cas de Covid dans les établissements scolaires. « Ça flambe, confirme Anne Souryis, adjointe à la santé d’Anne Hidalgo. En une semaine, tout a doublé : 438 écoles primaires sont concernées par des cas, sur 650 en tout, soit les deux tiers. Dans les cantines, on a de plus en plus d’agents touchés. Pour remplacer les professeurs absents, ils ont embauché cette semaine 20 contractuelles en primaire, pour 5 600 classes : formidable ! Je suis sidérée qu’ils n’aient pas embauché des enseignants depuis un an. »
La seule avancée pour lutter contre le virus à l’école primaire est l’arrivée des tests salivaires. Entre les lundis 15 et 22 mars, 320 000 tests ont été proposés aux familles, 200 000 ont été réalisés. Le taux de positivité est de 0,49 %, soit une incidence de près de 500 cas pour 100 000 élèves, plus forte que l’incidence nationale, de 325 cas pour 100 000 habitants. Mais les deux chiffres ne sont pas comparables, car à l’école sont testés tous les élèves, alors que le dépistage au niveau national concerne des personnes avec des symptômes ou cas contacts.
Le problème avec ces tests est ailleurs : « Ils ne sont pas faits là où il le faudrait. Les collègues qui les demandent parce qu’ils ont des clusters ne les obtiennent pas », estime Guislaine David, du SNUipp-FSU. Les chiffres remontés par les académies montrent qu’autant de tests salivaires, en proportion de la population d’élèves, ont été pratiqués dans l’académie de Bordeaux, peu touchée, que dans celle de Créteil, en pic épidémique.
À Paris, l’adjointe à la santé Anne Souyris confirme : « Ce dépistage a été pensé comme une surveillance épidémiologique de routine. Des listes d’écoles à tester ont été établies il y a plusieurs semaines. Mais nous sommes en pic épidémique, au milieu d’une crise ! Il faudrait beaucoup plus de tests, et cibler les clusters. »
« Le virus va gagner, on va fermer les écoles, parce qu’il n’y aura plus de professeurs », pronostique Anne Souyris. « On est déjà dans le mur, renchérit la syndicaliste enseignante Guislaine David. Il y a des mesures d’urgence à prendre, pour mettre en sécurité les élèves, leur famille, le personnel. Mais le gouvernement est dans un déni total. »
Ce vendredi soir, Jean-Michel Blanquer a tenu une conférence de presse pour annoncer un énième resserrement du protocole : « Dans les départements confinés, chaque cas avéré entraînera la fermeture de la classe. De la maternelle à la terminale », a-t-il expliqué. De nombreuses classes vont donc fermer et passer en distanciel.
Seulement, « les enseignants n’ont reçu aucune formation à l’enseignement en distanciel, explique Marie-Hélène Plard, déléguée SNUipp-FSU dans les Hauts-de-Seine. Une fermeture serait un énorme aveu d’échec, car en un an, rien n’a été prévu, anticipé. La seule différence, c’est que le personnel a développé ses propres compétences ».
Ismaël Bine et Caroline Coq-Chodorge