C’est un amendement voté en fin de soirée, au milieu de deux semaines de débats sur le projet de loi dit « séparatisme », officiellement destiné à renforcer les « principes de la République ». Le Sénat a adopté jeudi 1er avril le principe d’une dissolution des associations qui « interdisent à une personne ou un groupe de personnes » de participer à une réunion « à raison de leur couleur, leur origine ou leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion ». Une mesure votée à l’unanimité, avec le soutien de plusieurs sénateurs de gauche (et l’abstention des élus restants).
« C’est un vote honteux », a estimé sur Twitter Jean-Luc Mélenchon, ponctuant son message d’un « Bien joué les fachos ! » Comme le député des Bouches-du-Rhône, plusieurs figures de La France insoumise – qui n’est pas représentée au Sénat – se sont élevées contre l’adoption de cet amendement. « C’est un vrai scandale, dénonce auprès de Mediapart Manon Aubry, chef de file du mouvement au Parlement européen. On voit à quel point le jeu de l’extrême droite était dangereux : les digues tombent les unes après les autres. »
De fait, la droite LR a profité de l’examen du texte sur « le respect des principes de la République » pour graver dans le marbre une de ses obsessions actuelles : la dissolution de l’Unef. Alexandra Borchio-Fontimp, la sénatrice Les Républicains qui a déposé l’amendement 98, avait écrit le 24 mars dernier au ministre de l’intérieur en ce sens. « J’ai simplement transformé mon courrier en amendement », indique l’élue des Alpes-Maritimes. Les objets de celui-ci laissent peu de mystère quant à sa visée : ses initiateurs en font clairement une « réponse aux réunions non mixtes […] organisées par l’Unef ».
« L’amendement peut sembler inoffensif et juridiquement, il ne nous concerne pas : nous n’avons jamais interdit l’accès à une réunion à quiconque ! Mais il n’y a aucun doute sur le fait que, politiquement, nous sommes visés et c’est une honte, estime auprès de Mediapart Majdi Chaarana, trésorier du syndicat étudiant. Il y a une attaque en règle contre le mouvement associatif. »
Le PS à la manœuvre
Comment des élus de gauche et écologistes en sont-ils arrivés à voter un amendement si polémique, à l’unisson avec la droite ? Selon les informations recoupées par Mediapart, l’amendement a récolté des voix au sein de tous les groupes de gauche : si les socialistes l’ont approuvé en bloc, les groupes communiste et écologiste se sont divisés entre votes pour et abstention. Deux formations au sein desquelles des voix s’étaient pourtant élevées pour soutenir l’Unef, menacée de dissolution ces dernières semaines.
Il est un peu plus de 23 heures, jeudi, quand le texte est soumis aux sénateurs. L’hémicycle est presque vide mais la pression monte. « Et que diriez-vous si des réunions sont interdites aux Juifs ? », lance un sénateur de droite à Esther Benbassa. « Il y a eu une énorme pression à l’intérieur du Sénat,raconte ainsi la sénatrice écologiste,qui dit avoir plaidé pour que son groupe s’abstienne. Et puis nous n’étions pas nombreux à batailler dans l’hémicycle, la moitié du groupe était cas contact au Covid. »
« Oui, il y avait une forte tension : décider en très peu de temps sur des sujets piégeux comme ceux-là, c’est toujours compliqué », convient aussi Sophie Taillé-Polian, membre de Génération·s, l’une des trois sénatrices du groupe écologiste présente dans l’hémicycle ce soir-là.
En coulisses, le PS, qui tient depuis plusieurs mois à mettre en scène sa ligne « républicaine », ne veut pas être seul à gauche à voter cet amendement. Les élus socialistes, sous l’impulsion de Jean-Pierre Sueur, vont alors convaincre la droite de le réécrire afin de le rendre plus acceptable pour les communistes et les écologistes. Dont acte. Le passage, jugé liberticide et trop vague, sur la dissolution « des réunions syndicales ou publiques contraires aux principes républicains » est supprimé.Le gouvernement, représenté par la ministre déléguée à la citoyenneté Marlène Schiappa, ne soutient pas l’amendement et s’en remet à la « sagesse » des parlementaires.
La réécriture convainc pourtant plusieurs élus de gauche, qui assument leur vote en dépit de la polémique. « Personne ne peut voter contre un amendement comme ça, explique Marie-Noëlle Lienemann, rattachée au groupe communiste, qui avait déjà pris position contre les réunions en non-mixité. Je ne veux pas que la gauche ait l’air complice de réunions qui excluent les gens. Voter contre, ça aurait été tomber dans le panneau. » Le socialiste Jean-Pierre Sueur utilise la même rhétorique : « Ne pas voter, ça veut dire qu’on accepte une forme d’apartheid. »
Sophie Taillé-Polian défend une position plus nuancée. L’élue du Val-de-Marne a elle aussi voté l’amendement du groupe LR mais elle revendique son soutien à l’Unef et aux réunions non mixtes racisées, comme elle l’a rappelé dans l’hémicycle. « Je défends ce type d’outils de prise de parole, insiste-t-elle. En revanche, je ne suis pas d’accord pour interdire les réunions à certaines catégories de personne, ce que n’a d’ailleurs jamais fait l’Unef qui, à ce que je sache, ne met pas de service d’ordre pour virer les gens devant la porte ! Ce que fait cet amendement, c’est interdire l’interdiction. »
Plusieurs élus de gauche ont pourtant préféré l’abstention. Au sein même du groupe écologiste, les deux autres élues présentes – Esther Benbassa et Raymonde Poncet – se sont abstenues. « Notre position officielle, c’est que nous sommes pour l’Unef et les réunions non mixtes depuis très longtemps, confie-t-on au sein du groupe écologiste. Le fond du sujet, c’est qu’on s’est fait piéger. La droite voulait étendre les motifs de dissolution des organisations. On a cru résister en les restreignant au maximum. D’où cette confusion… »
La réécriture de l’amendement n’en altère toutefois pas la portée, à en croire sa rédactrice, Alexandra Borchio-Fontimp. « La rectification du texte ne change absolument rien à la finalité de l’amendement », assure l’élue LR.
« La droite a joué sur l’ambiguïté, regrette Laurence Cohen, sénatrice PCF du Val-de-Marne. Puisque tout le monde est contre le racisme, il serait normal d’écrire cela dans la loi. Moi, je ne me suis pas ralliée à cette position parce que je sais d’où vient cet amendement : d’une droite extrême qui ne défend absolument pas les valeurs que je porte. J’ai défendu l’Unef et je ne suis pas choquée par les groupes de parole sur des thématiques précises. »
Pierre Laurent, sénateur communiste de Paris, n’était pas présent dans l’hémicycle jeudi mais partage l’analyse de sa collègue. « Je ne l’aurais pas voté, assure l’ancien secrétaire national du PCF. Les motivations de cet amendement étaient claires, ses auteurs aussi. Et je n’en partage rien. On a bien vu que cet amendement visait à discriminer un certain nombre d’associations et de syndicats, dont l’Unef. Ce que ça révèle, c’est l’offensive de la droite et du gouvernement contre l’Unef et, par-delà, contre la gauche. »
Laurence Cohen a vu certaines de ses camarades changer de position en cours de séance, jeudi soir. « La gauche est en position défensive, sous la pression de débats lancés par la droite et son extrême, regrette l’élue francilienne. On a perdu la bataille idéologique. »
Pauline Graulle et Ilyes Ramdani