Il ne reste qu’une poignée d’employés des chemins de fer birmans dans les locaux qui hébergent le personnel, près de la gare de Ma Hlwa Gone, à la limite de Tamwe et de Mingala Taungnyunt [quartiers de Rangoon]. Le 10 mars, lors d’une descente, environ 200 policiers et soldats ont investi le bâtiment, bloquant toutes les issues. Les résidents craignaient que ce ne soit le début d’arrestations de masse, ou pis encore.
Au lieu de cela, vers midi les autorités ont ordonné à tous les résidents qui participeraient encore au mouvement de désobéissance civile d’abandonner leurs logements dans un délai de trois heures. Des centaines de résidents ont alors rassemblé leurs affaires comme ils ont pu dans de grands sacs en plastique, avant de s’enfuir à pied.
Obligés de conduire des trains pour acheminer des soldats
Une semaine plus tard, ceux peu nombreux qui étaient restés sur place disaient que depuis lors l’armée avait pris ses quartiers dans de nombreux logements vides. “Les soldats se sont installés là où vivait le personnel, expliquait [l’un des cheminots] à Frontier le 16 mars. Ils y font leur cuisine, ils sont chez eux. Et ils menacent de leurs armes ceux d’entre nous qui sont restés.”
Le même homme assure que les autorités ont arrêté trois conducteurs de train le jour de la rafle et qu’ils ne les ont toujours pas relâchés :
“Ils les obligent à conduire des trains pour acheminer des soldats et de l’approvisionnement vers des zones de conflit, dans d’autres États et régions.”
Même si les médias d’État ont claironné la capacité de la Tatmadaw [armée birmane] à remplacer les fonctionnaires par ses propres officiers – y compris pour gérer les chemins de fer –, cette source affirme que cela ne semble pas être le cas. “Je suppose qu’aucun des soldats ne sait conduire un train”, commente-t-il.
Un parent de l’un des trois conducteurs arrêtés a déclaré à Frontier qu’on était sans nouvelles de ces derniers, mais que leurs familles avaient donné de la nourriture et des vêtements à des policiers, qui ont promis de les remettre à leurs parents détenus.
Pressions sur le personnel en grève
Les expulsions et les arrestations du 10 mars étaient les premiers exemples de ce qui s’est révélé être une tactique plus générale visant à faire pression sur le personnel en grève pour qu’il reprenne le travail. Deux nuits plus tard, les forces de l’ordre ont pris d’assaut le bâtiment du personnel à la gare d’Insein, au nord de Rangoon, menaçant également les résidents d’expulsion.
Le résident et cheminot Ko Myint Aung a assuré à Frontier que les autorités avaient arrêté deux de ses voisins cette nuit-là parce qu’ils s’étaient ralliés au mouvement de désobéissance civile, et au 24 mars ceux-ci n’avaient toujours pas été libérés ni inculpés. Cependant, contrairement à ce qui passe à Ma Hlwa Gone, de nombreux travailleurs sont restés sur place à Insein et poursuivent la grève, observe Ko Myint Aung.
Les employés ferroviaires ne sont pas les seuls fonctionnaires à subir de telles pressions. Une femme médecin qui vit dans une résidence de fonction à l’université de Médecine 2, à Okkalapa-Nord, dans la périphérie de Rangoon, a été arrêtée près de chez elle la nuit où les autorités ont pris d’assaut le complexe d’Insein. La police a aussi perquisitionné le logement de l’administrateur de l’un des pavillons de l’hôpital, qui serait très impliqué dans le mouvement de désobéissance civile.
La nuit suivante, le 13 mars, des soldats et des policiers ont expulsé des médecins et des infirmiers en grève d’une résidence de fonction rattachée au centre hospitalier de la capitale de l’État de Kachin. Le 14 mars, à Taunggyi, la capitale de l’État de Shan [nord-est du pays], les familles du personnel de l’hôpital des Femmes et Enfants de la ville ont également été chassées de leurs logements de fonction.
Menaces de poursuites judiciaires
Les médias d’État brandissent quotidiennement des menaces de “poursuites judiciaires” contre les fonctionnaires qui participent au mouvement de désobéissance civile. Ces avis paraissent dans le Global New Light of Myanmar [quotidien anglophone du pouvoir] et sont diffusés au journal de 20 heures de la chaîne MRTV, accompagnés de promesses de protection judiciaire et physique pour ceux qui décideront de reprendre le travail.
Pourtant, ni les menaces, ni les expulsions, ni même les promesses de protection rapprochée ne semblent fonctionner. Les travailleurs du secteur privé dans des secteurs essentiels continuent eux aussi de faire grève. Résultat : les banques, les hôpitaux, les chemins de fer, les ports, notamment, sont fermés. Des travailleurs sanitaires expulsés de Myitkyina [capitale de l’État de Kachin, à l’extrême nord du pays] et de Taunggyi ont expliqué à Frontier qu’ils n’avaient pas eu de difficultés à se reloger, et qu’aucun de leurs collègues qui participent au mouvement de désobéissance civile n’avait repris le travail.
L’inutilité des efforts de la junte a éclaté au grand jour le 16 mars, quand la police a déployé une pancarte devant le centre hospitalier de Mandalay, annonçant sa réouverture le lendemain. “Rien de plus qu’une pancarte !” déclare à Frontier un médecin qui a rejoint le mouvement de désobéissance civile, qui précise :
“Il n’y pas de médecins dans cet hôpital pour traiter les patients, et aucun patient ne viendra s’y faire soigner. La pancarte est un simulacre. Ils veulent faire croire que les médecins sont revenus, mais ce n’est pas vrai.”
Et d’ajouter : “Il n’y a toujours personne qui travaille ici, personne ne veut travailler sous les ordres [de l’armée].”
Accueillis dans des monastères
Bon nombre des résidents chassés lors de la première expulsion, à la gare de Ma Hlwa Gone, ont été accueillis dans des monastères à proximité. Plus de 150 d’entre eux, sur environ 70 familles, étaient hébergés dans un monastère que Frontier a visité le 16 mars.
“Ils peuvent rester ici aussi longtemps qu’ils le souhaitent, assure le supérieur du monastère. Nous leur avons réservé tout l’étage, mais ils sont très à l’étroit, et ne peuvent pas se préparer de repas chauds.” Il explique que des particuliers sont venus et qu’ils ont fait des dons généreux aux travailleurs. Des policiers en civil sont également venus afin de poser des questions à propos des dons.
“Ils voulaient savoir qui faisait ces dons, poursuit-il. Et ils ont demandé une liste des noms des gens hébergés ici. Nous leur avons dit que nous acceptions les dons de n’importe qui, mais que nous ne relevions pas les noms et ne tenions pas de registre. Ils ne sont pas revenus.”
À l’étage, les travailleurs ont des avis partagés en ce qui concerne l’avenir. Certains cheminots en grève, dont bon nombre sont originaires d’autres régions du pays, affirment qu’ils vont bientôt retourner chez eux, même si d’autres ont l’intention de rester dans la ville “jusqu’à la victoire de la révolution”.
Le Comité représentant Pyidaungsu Hluttaw – une organisation dirigée par la Ligue nationale pour la démocratie (LND), qui a nommé des ministres par intérim tandis que des dirigeants de la LND, comme la conseillère spéciale de l’État Aung San Suu Kyi, sont en détention – a promis de soutenir les grévistes et de s’assurer qu’ils retrouveront leurs emplois quand la LND sera revenue au pouvoir. Par ailleurs, des réseaux de financement non officiels sont apparus pour leur venir en aide.
Avant la grève, les salaires des cheminots s’échelonnaient entre 120 000 et 200 000 kyats [de 70 à 120 euros] par mois. “Nous n’avons plus rien à perdre”, lance l’un d’entre eux.
“Que valent nos petits emplois et nos maigres salaires alors qu’on nous a volé notre démocratie ?”
Frontier
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