Bangkok (Thaïlande).– « Les Rohingyas sont nos frères et sœurs rohingyas. À partir de maintenant et pour toujours, les appeler “Bengalis”, c’est terminé. Personne ne devrait les appeler à nouveau “Bengalis”. Parce qu’ils ne le sont pas. » Fin mars, dans un tweet, le docteur Sasa s’est prononcé pour la fin des expressions discriminatoires et a présenté ses condoléances pour la série de calamités qui s’abat sur cette communauté musulmane victime d’une épuration ethnique par l’armée birmane.
Médecin originaire de l’État Chin entré récemment en politique sous la bannière de la LND (Ligue nationale pour la démocratie), et nommé envoyé spécial auprès de l’ONU par le Comité de représentation du Pyidaungsu Hluttaw (CRPH), le gouvernement birman civil en exil, il a exprimé une prise de position inimaginable avant le coup d’État.
Lors des élections historiques de novembre 2015, la LND ne s’était en effet guère émue de voir les Rohingyas faire la queue pour des rations de riz dans des camps de déplacés internes, au lieu de déposer un bulletin de vote comme le reste de la nation. Cinq ans plus tard, le parti d’Aung San Suu Kyi avait choisi d’apaiser la majorité ethnique Bamar et bouddhiste en excluant tout candidat musulman de ses listes électorales et en refusant de condamner ouvertement les intentions génocidaires des militaires envers les minorités ethniques.
Le CRPH promet désormais de tirer les leçons de cette stratégie de division. Depuis un mois, le docteur Sasa organise des conférences virtuelles avec des représentants des principaux groupes ethniques minoritaires, dont les Rohingyas. Sa priorité : « Déraciner et abolir la dictature militaire de notre pays une fois pour toutes, et poursuivre la construction d’une démocratie fédérale. »
Dans une intervention auprès de la rédaction en birman de la BBC, Padoh Mann Mann, porte-parole de la KNU (Karen National Union), groupe en lutte contre l’armée birmane dans l’est du pays depuis 1949 – la plus longue guerre civile au monde –, a réagi : « C’est une bonne chose que le CRPH, qui est essentiellement la LND, ait déclaré la Tatmadaw [l’armée birmane – ndlr] comme une “organisation terroriste” et reconnu le besoin de représentation des groupes ethniques. Maintenant, il est nécessaire d’abolir la Constitution de 2008 [favorable au rôle des militaires en politique – ndlr] et de la remplacer par la Constitution intérimaire écrite et adoptée par la plupart des groupes ethniques armés depuis les années 1990. »
Le 30 mars, le CRPH a ainsi dévoilé une Constitution démocratique fédérale, mais les négociations avec les différents groupes ethniques, victimes d’attaques sous tous les gouvernements depuis sept décennies, trompés par de multiples cessez-le-feu violés par l’armée et leurs alliés politiques, et qui entretiennent tous leur propre relation avec la Tatmadaw, de l’hostilité armée à la complicité intéressée, n’en sont qu’au début.
Padoh Mann Mann a enjoint au CRPH de « former un gouvernement intérimaire en invitant en amont tous les groupes ethniques à la table des négociations car il ne suffit pas de retirer nos groupes armés de la liste des organisations illégales ». « Nous comprenons que la LND ait été mise dans une situation difficile sous cette Constitution, mais pendant son mandat, le parti a choisi de donner la priorité à la paix avec les militaires et il aurait pu et dû faire plus pour l’inclusion des groupes ethniques. »
Padoh Mann Mann a même évoqué la nécessité de mettre sur pied « une armée de l’Union de défense nationale », « avec une hiérarchie, une structure, une éthique et une stratégie appropriées ». « Si le CRPH ne veut pas diriger cette armée, nos groupes ethniques la fonderont et la dirigeront car c’est notre devoir historique. […] Avec un soutien international approprié, nous pouvons gagner cette guerre rapidement et si nous sommes unis, cela pourrait nous prendre deux ans au maximum pour faire tomber ce régime. Notre objectif n’est plus très loin. Notre révolution va réussir et nous pourrons construire un pays fédéral où nous pourrons vivre en paix. »
La multiplication de défections de militaires offre une lueur d’espoir au KNU, qui s’est engagé à accueillir et nourrir sur le territoire contrôlé par la guérilla karen tout soldat ou policier rejoignant le MDC (Mouvement de désobéissance civile). Malgré les coupures d’Internet régulières, les vidéos d’atrocités continuent de circuler sur les réseaux sociaux et des activistes ont lancé une campagne de démoralisation des troupes basée sur des collages de photos, comparant la vie de famille luxueuse des généraux avec celle des fantassins dans la jungle se partageant un bol de riz à même le sol.
Mais les déserteurs savent qu’ils risquent la mort en s’exposant à la loi martiale et le commandement paraît avoir donné la voie libre à ses troupes pour assurer leur survie en pillant tout sur leur passage, tout en ayant investi des millions de dollars ces dernières années dans des équipements dernier cri.
Depuis le 25 mars, l’armée a sorti l’artillerie lourde, avec l’usage de mitrailleuses, de bombes et de lance-roquettes dans les grandes villes et a perpétré des frappes aériennes dans les zones ethniques du pays. Dans les États Karen, Kachin et Shan, les assauts ont repris comme au plus fort des années 1990, avec une finalité assumée : soumettre définitivement ces régions, pauvres en infrastructures et services mais riches en ressources forestières et minières, au réseau de patronage composé des hauts gradés de l’armée, des patrouilles postées aux zones frontalières, de l’organisation bouddhiste ultraconservatrice Ma Ba Tha et de sociétés locales et étrangères.
« Ils se livrent à une économie parallèle soutenue par les armes et ne respectent pas l’État de droit, profitant des pots-de-vin, du commerce illégal et de la confiscation des terres », écrit un professeur de l’université Aarhus.
Alors que l’eau potable vient à manquer et que les prix de la nourriture ont explosé à cause de l’inflation due au manque de liquidités, l’armée paraît engagée dans de vastes opérations d’abattage d’arbres dans la région de Sagaing et dans l’État karen. « Pour ceux d’entre nous qui appartiennent à des groupes minoritaires indigènes, notre terre est notre vie, elle nous offre un sanctuaire, la sécurité, un abri et de la nourriture, mais les décennies passées de régime militaire ont vu nos forêts détruites, nos terres exploitées et notre peuple terrorisé », témoigne Esther Wah, activiste karen pour les droits fonciers.
Au soir du 30 mars, l’Union nationale karen a déclaré que « des milliers de troupes terrestres avançaient sur son territoire sur tous les fronts et qu’il n’y a plus d’autres options que de faire face à ces graves menaces posées par l’armée illégitime de la junte militaire ». Des dizaines de Karen ont déjà péri sous les bombes et des milliers d’entre eux ont tenté de fuir leurs villages bombardés en traversant la rivière Salween, seulement pour être repoussés par l’armée thaïlandaise.
Total reste
Sourd aux injonctions de l’UNHCR (Agences des Nations unies pour les réfugiés) faites aux pays limitrophes de respecter le principe de non-refoulement, « une pierre angulaire du droit international qui s’impose à tous les États », et d’offrir refuge et protection aux Birmans en fuite, le royaume voisin joue un jeu trouble. La Thaïlande a annoncé préparer des camps de réfugiés dans les provinces de Ranong et de Chumpong, dans le sud du pays, mais des avis de recherche d’activistes politiques birmans sont placardés dans les camps établis lors d’un premier exode transfrontalier après la répression du mouvement étudiant de Yangon (ex-Rangoun) en 1988.
L’armée royale thaïlandaise a été vue délivrant des vivres à l’armée birmane, coupant les câbles internet vers la Birmanie et interdisant les zones de point de passage aux médias. À Bangkok, les étudiants birmans qui ont organisé des manifestations devant leur ambassade ou l’ONU pour dénoncer le coup d’État dans leur pays ont reçu la visite de policiers dans leurs dortoirs les priant fermement de cesser leurs activités politiques sous peine de voir leurs visas révoqués (lire ici). [1]
Seuls les États frontaliers du Mizoram et du Manipur ont refusé les ordres du gouvernement central indien de bloquer l’entrée de tout ressortissant du Myanmar (Birmanie) et de n’ouvrir aucun camp pour fournir de la nourriture et un abri, mais en pleine double crise politique et sanitaire, Delhi continue à expulser en parallèle des Rohingyas vers la Birmanie.
Engagés de toutes leurs forces dans un combat à la David contre Goliath, les Birmans, soutenus par des organisations civiles, appellent à trancher le nerf de la guerre de l’armée contre son peuple : les juteux contrats avec des compagnies d’extraction de matières premières, dont seulement Petronas (Malaisie) a invoqué le cas de force majeure pour interrompre ses opérations dans la mer d’Andaman.
La pression s’intensifie sur Posco (Corée du Sud), Chevron (États-Unis), PTTEP (Thaïlande), mais surtout sur le Français Total, plus grand investisseur étranger en Birmanie, dont les revenus d’exploitation sont désormais versés directement à la junte par le biais de la MOGE (Myanmar Oil and Gas Enterprise).
Le Réseau européen karen a appelé l’Union européenne à « imposer des sanctions dans les entreprises militaires, des sanctions pour empêcher Total Oil de verser les revenus du gaz au gouvernement contrôlé par les militaires, s’engager à mettre en œuvre toutes les recommandations de la mission d’enquête de l’ONU sur le Myanmar, y compris le soutien au renvoi de la Birmanie devant la CPI, utiliser l’influence diplomatique de l’UE pour demander aux autres pays de se joindre à l’UE pour imposer des embargos sur les armes et fournir une augmentation significative de l’aide humanitaire dans l’État karen et dans d’autres États ethniques où les attaques et la militarisation par l’armée birmane ont provoqué des déplacements internes et où les activistes du MDC trouvent refuge ».
Dimanche, dans le Journal du dimanche, le PDG de Total, Patrick Pouyanné, a défendu la présence de son groupe dans le pays, « non pas pour maintenir nos profits ni pour continuer à verser des taxes ou impôts à la junte militaire », mais au nom de la sécurité de ses personnels et pour ne pas priver les Birmans et les Thaïlandais d’électricité. « Aussi, puisque je ne peux pas prendre la décision d’arrêter la production […], je prends aujourd’hui la décision de verser aux associations qui travaillent pour les droits humains en Birmanie l’équivalent des taxes que nous serons amenés à payer effectivement à l’État birman », a-t-il affirmé. Pour rappel, le gaz du champ pétrolifère de Yadana fournit 50 % de l’électricité de Yangon.
Les conglomérats militaires MEC (Myanmar Economic Cooperation) et MEHL (Myanmar Economic Holdings Public Company Limited) ont été frappés de sanctions par les États-Unis et le Royaume-Uni, tandis que EDF (Électricité de France) a annulé son projet hydroélectrique controversé Shweli 3 dans l’État Shan et que Voltalia s’est retiré de l’exploitation du réseau électrique du pays.
L’entreprise marseillaise de fret maritime CMA-CGM continue, elle, à y assurer des services d’export, tandis qu’Accor a confirmé poursuivre ses activités d’hôtellerie via le groupe Max Myanmar, proche de la junte.
Outre la pression des lobbys d’entreprises d’extraction et d’armement françaises et allemandes, l’absence de réponse appropriée par l’Union européenne est aussi officieusement imputable à la crainte de « laisser le terrain libre à la Chine », selon les mots d’un diplomate basé à Yangon.
La Chine a imputé la responsabilité des incendies de plusieurs de ses usines aux manifestants pro-MDC et fait de la poursuite de ses projets industriels en Birmanie – qui regorge de terres rares et se trouve sur le passage vital d’un gazoduc et d’un oléoduc reliant la province chinoise du Yunnan à la baie du Bengale – la priorité absolue de ses relations diplomatiques.En compagnie de la Russie, Pékin s’oppose à toute sanction économique au Conseil de sécurité de l’ONU.
Mi-mars, lors des funérailles de son fils Khant Nyar Hein, étudiant en médecine tué peu avant ses 18 ans lors d’une manifestation dans le quartier de Tamwe à Yangon, une mère sino-birmane a mis des mots sur les griefs d’une population viscéralement opposée au Parti communiste chinois. « Mon petit garçon intelligent est mort. Ce que nous voulons, c’est la démocratie. La liberté et la justice. Je m’excuse auprès du gouvernement chinois, je suis chinoise, je parle chinois, mais je déteste la Chine ! », a-t-elle hurlé avant de s’effondrer de chagrin sur le cercueil ouvert.
Pour Moe Tuzar, co-coordinatrice du programme d’études sur le Myanmar à l’université d’Édimbourg, la prudente Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) peut cependant toujours jouer un rôle (voir ici), « parce que les militaires du Myanmar, très méfiants vis-à-vis des ingérences de l’Occident et de la Chine, voient l’Asean comme une source potentielle de légitimité, comme nous en avons été témoins à travers la présence du ministre birman dans un récent conseil des ministres de la défense de l’Asean ».
Mais le temps presse et elle s’alarme de l’escalade des tensions : « C’est une guerre d’usure. Avec chaque violation flagrante des droits, le peuple du Myanmar est poussé vers plus de désespoir, plus de chaos. Chaque kidnapping ou meurtre, alors que chaque côté est conforté dans ses positions, réduit l’espace même pour le CRPH pour explorer des solutions pragmatiques au nom du peuple. »
Dans les villes, cocktails Molotov, bombes artisanales et catapultes sont fabriqués à la va-vite ; à la campagne, on sort les fusils, et des jeunes citadins de la génération Z en fuite dans les zones ethniques s’entraînent au combat avec les guérillas. Dans l’État Chin, le comité de la ville de Tedim a déclaré « que les gens ont le droit de s’autogouverner, que si les soldats viennent dans leurs communautés pour les forcer à rendre leurs armes, ils tireront, et que si les soldats entrent dans leurs maisons par la force, ils tireront ».
Le directeur de l’AAPP (Association d’assistance aux prisonniers politiques), organisation en exil qui documente les abus militaires perpétrés en Birmanie, supplie le monde de ne pas laisser replonger 54 millions de citoyens dans l’enfer de l’isolement, de l’humiliation et des privations : « Les Nations unies doivent intervenir diplomatiquement de manière sévère et énergique. Toute légitimité devrait être accordée au CRPH, nos représentants légitimes qui se cachent actuellement. Nous voulons dire au monde que l’armée nous terrorise jour et nuit. Que nous vivons dans la peur constante d’être arrêtés, torturés et tués. Que nous nous sommes déjà retrouvés dans cette obscurité auparavant. Et que lors de la dernière fois, en 1988, nous avons été ignorés par la communauté internationale. »
Lors de la dernière session du Conseil de sécurité des Nations unies le 1er avril, Christine Schraner Burgener, envoyée spéciale de l’ONU pour le Myanmar, a déclaré l’urgence de prendre des « mesures potentiellement importantes » pour inverser le cours des événements, car « un bain de sang est imminent ».
Laure Siegel