On y voit le président du Conseil européen et le président turc, suivis de la présidente de la Commission européenne et du ministre des Affaires étrangères turc, marcher de concert, comme de vieux amis, du pas énergique qui sied aux hommes de pouvoir, et s’installer sur les deux fauteuils préparés à leur intention dans l’immense salon d’un palais gouvernemental.
Ce faisant, comme dans le jeu des chaises musicales, ils laissent la présidente de la Commission en retrait, seule, debout, incrédule : il n’y a pas de fauteuil pour elle. Aucun d’eux ne fait mine de se préoccuper de son sort ou de se lever. Celle-ci n’a d’autre choix que de s’asseoir sur un canapé, en face de Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre turc des Affaires étrangères.
Un dispositif très calculé
Chacun pouvait s’attendre à pareille provocation de la part des autorités turques. Car ce n’est pas une gaffe du service du protocole de la présidence : ce serait leur faire insulte que de leur prêter tant d’amateurisme. C’est au contraire un dispositif très calculé, destiné à humilier publiquement la présidente de la Commission, dans un contexte chargé en jouant sur les ambiguïtés du protocole européen.
La Turquie s’est en effet retirée le 19 mars dernier de la Convention européenne dite « d’Istanbul », relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. Et Madame Von der Leyen ne s’est pas montrée très complaisante avec les autorités turques depuis son élection à la tête de la Commission, en juillet 2019. Elle s’était notamment élevée, en octobre 2020, contre les violations des eaux territoriales chypriotes par la Turquie, déclenchant l’ire du président Erdogan.
La présidente de la Commission a appliqué, depuis, une stratégie de la carotte et du bâton, évoquant tout à la fois une modernisation de l’union douanière avec la Turquie, pour faciliter les échanges commerciaux, et une meilleure coopération sur la question migratoire – c’est-à-dire davantage d’argent – mais également de possibles sanctions de l’Union européenne à l’encontre d’Ankara. Quant à Recep Tayyip Erdogan, c’est un fin stratège, qui sait créer de tels incidents et diviser pour régner, et ne craint pas les situations tendues.
On pourrait y voir une péripétie sans importance, considérer que les visites d’État ne sont qu’un barnum sans intérêt, et que ces histoires de chaises, de canapés et de protocole sont secondaires. Mais ce serait ignorer que ces rencontres hautement médiatisées ne sont qu’affaires de symboles : le contenu des échanges importe moins que les signes d’entente et de bonne volonté ou, au contraire, de défiance et de crispation qui sont émis durant ces courtes séquences.
Il faut faire ici le parallèle avec la manière très rude dont les autorités russes avaient reçu le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères, Josep Borrell, à Moscou le 5 février dernier. On a évoqué des maladresses de sa part, mais il est plus juste de considérer qu’il a été la cible d’une stratégie d’humiliation en bonne et due forme, orchestrée par le ministre russe des Affaires étrangères, le très aguerri Sergueï Lavrov. Borrel était en visite officielle à Moscou quand les autorités russes ont expulsé trois diplomates européens, accusés de soutien à l’opposant Alexeï Navalny. Il a aussi dû subir une conférence de presse réunissant des journalistes peu hostiles au Kremlin.
Une guerre froide
Ce qui s’est joué à Ankara, comme à Moscou, n’est pas du registre de la courtoisie ou de la manifestation d’une humeur, bonne ou mauvaise : ce sont des manifestations de guerre froide. La Turquie – comme la Russie, la Chine ou l’Inde – se revendique désormais avec force comme un « État de civilisation ».
Recep Tayyip Erdogan affirme sans détour aux leaders des pays dits occidentaux qu’il ne partage pas leurs valeurs, n’entend pas s’y rallier, et veut au contraire affirmer les siennes, qu’il juge tout aussi légitimes, car fondées sur « une longue et glorieuse histoire », et un fort attachement à des convictions religieuses.
De même que Vladimir Poutine ou Xi Jinping, le président turc récuse la prétention universelle des perceptions européennes de la démocratie, des droits de l’homme et du progrès social, et leur croyance dans des relations internationales fondées sur le règne de la coopération et du droit. Il refuse de faire siennes les conceptions sociétales promues à Bruxelles, en particulier en ce qui concerne les rapports entre hommes et femmes, les droits des minorités sexuelles ou ceux des minorités ethniques.
Cette manœuvre n’est pas surprenante de la part de ce leader nationaliste, dont l’agenda est connu et qui sait parfaitement ce qu’il fait.
Que la présidente de la Commission ait eu à subir un tel traitement n’est pas constitutif en soi d’une faillite de la politique étrangère de l’Union. Elle a fait face, a manifesté son déplaisir avec tact, et ne s’est pas laissée piéger par la provocation. Elle a pris pleinement part à la discussion, qui devait porter – ce n’est pas un hasard – sur les droits de l’homme. Rentrée à Bruxelles, elle a officiellement protesté contre ce traitement, et donné des instructions à ses équipes pour que cela n’arrive plus.
Si faillite de la politique étrangère de l’Union il y a eu, c’est en raison de l’attitude de Charles Michel, le président du Conseil européen. Comment, en effet, expliquer que celui-ci se soit assis sans se préoccuper du sort d’Ursula von der Leyen ? On aurait pu imaginer qu’il se lève pour lui céder son fauteuil ou exige d’être assis à côté de la présidente de la Commission européenne, mais il n’en a rien fait. Il s’est contenté, de retour à Bruxelles, de faire valoir qu’il n’était pas responsable des dispositions protocolaires et que les images de la réunion donnaient une fausse impression de la situation.
Certains soulignent que ce dispositif a forcément été validé par les services du protocole de la Commission, et que l’on fait donc un mauvais procès aux autorités turques, mais ces services n’étaient pas sur place, en raison de la situation sanitaire. Le chef du protocole de la Commission, Éric Mamer, a confirmé) que, lors d’une visite à l’étranger à laquelle les deux présidents prennent part, ils doivent être traités de la même manière.
Cette interprétation est contestée, certains estimant qu’à l’étranger, le président du Conseil européen a rang de préséance sur son homologue de la Commission. Jean‑Claude Juncker, ancien président de la Commission, laisse entendre que Mme Von der Leyen est bien susceptible, et qu’il lui arrivait également de se retrouver au second plan. Il reste que Charles Michel n’est pas le supérieur hiérarchique de la présidente de la Commission, comme Recep Tayyip Erdogan l’est de son ministre. En outre, les médias abondent de photos montrant que, lors de la précédente visite officielle des responsables européens à Ankara, le président du Conseil européen Donald Tusk et celui de la Commission Jean‑Claude Juncker étaient installés tous deux aux côtés de M. Erdogan, sur un pied d’égalité.
Quoi qu’il en soit, l’incident marque les limites de l’action extérieure de l’Union. Depuis les dernières élections européennes (mai 2019), les leaders européens (ceux des institutions l’Union comme ceux des États membres) n’en finissent plus d’évoquer la « puissance » et « l’autonomie stratégique » de l’Union, son rôle « géopolitique », voire sa « souveraineté ».
Un consensus émerge parmi eux pour reconnaître que l’UE ne peut plus s’en tenir à la promotion pacifique et angélique de ses valeurs, et que la convergence globale vers le modèle de l’État-nation occidental, prédite au lendemain de la chute du bloc soviétique, n’aura pas lieu. En conséquence, l’Union doit cesser de faire preuve de naïveté dans son action internationale. Dans ce contexte, l’incapacité de Charles Michel à comprendre la situation créée par le président turc et à s’en saisir est assez désastreuse.
Naïveté européenne
L’attitude du président du Conseil européen est en effet symptomatique de l’incapacité de l’UE à définir et à mettre en œuvre une ligne politique claire à l’échelle internationale, et à parler d’une seule voix avec ses interlocuteurs. Elle illustre parfaitement la situation qu’engendre la polyarchie européenne en matière de relations extérieures, qui voit la responsabilité de sa politique étrangère divisée entre de multiples leaders qui se trouvent dans une situation de concurrence objective : les présidents du Conseil européen et de la Commission européenne, le Haut Représentant de l’Union, ainsi que la « présidence semestrielle » du Conseil.
Il faut, bien entendu, compter également avec les responsables politiques des 27 États membres, qui restent libres de définir leur politique étrangère pour tout ce qui ne relève pas des compétences centrales de l’Union (commerce, environnement, agriculture…). Cette situation engendre une concurrence et une cacophonie persistantes, dont le manque de solidarité de Charles Michel à l’endroit d’Ursula von der Leyen est la parfaite illustration.
Il faut rappeler ici l’importance stratégique que revêtait la visite à Ankara, qui visait à réchauffer des relations entre l’UE et la Turquie au point mort. Le président Erdogan souffle désormais le chaud et le froid, contrarié par l’élection de Joe Biden, qui n’est plus aussi conciliant que ne l’était Donald Trump. L’année 2020 a été difficile entre les deux blocs, avec une série de déclarations belliqueuses du président turc, qui avait notamment mis en doute la santé mentale d’Emmanuel Macron et qualifié la France de pays « raciste ».
Les dirigeants de l’Union voulaient sonner l’heure du rapprochement, la Turquie étant toujours officiellement candidate à l’adhésion. Cette rencontre devait leur permettre d’exposer leur point de vue sur l’avenir de la région, à travers des discussions sur la coopération économique, les questions de mobilité et les migrations. Le nœud des relations entre la Turquie et l’Union reste en effet la question migratoire. En la matière, l’Union fait miroiter à Ankara des financements – il est question de 6 milliards d’euros – en échange du maintien sur le sol turc des 4 millions de migrants syriens qui espèrent venir en Europe.
Le « sofagate » créé délibérément par Recep Tayyip Erdogan augure mal de la capacité de l’Union à parler d’une seule voix à l’étranger et de défendre ses intérêts dans une relation équilibrée avec les autres grandes puissances. Espérons qu’il sera l’occasion d’un sursaut de lucidité au sein des institutions européennes.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Olivier Costa, Directeur de recherche au CNRS, CEVIPOF / Directeur des Etudes politiques au Collège d’Europe, Sciences Po