Le 26 novembre 2020, 250 millions d’Indiens se sont mis en grève. Pendant des semaines, des centaines de milliers de paysans se sont mobilisés à New Delhi et ailleurs. Pour quelles raisons ?
Le 5 juin 2020, alors que la pandémie de COVID-19 se propageait, le gouvernement a adopté à la hâte trois ordonnances, à savoir la loi sur la promotion et la facilitation du commerce des produits agricoles (Farmers’ Produce Trade and Commerce (Promotion and Facilitation) Act, 2020), la loi sur la garantie des prix et les services agricoles (Farmers’ (Empowerment and Protection) Agreement on Price Assurance and Farm Services Act, 2020) et la loi sur les produits essentiels (Essential Commodities (Amendment) Act, 2020). En septembre 2020, ces ordonnances ont été promulguées sans débat parlementaire suffisant ni discussions avec les représentants du monde paysan.
Le gouvernement explique que ces trois lois ont été introduites parce que l’agriculture du pays serait en crise et qu’elle aurait besoin de réformes. Et pour lui, l’augmentation des revenus des agriculteurs passerait par la libéralisation des marchés agricoles, afin de générer plus d’investissements. On parle ici d’investissements du secteur privé et de l’industrie, ce qui conduirait à une plus grande marchandisation du secteur agricole indien.
Tout le monde s’accorde à dire que l’agriculture indienne est en crise car, en moyenne, chaque année, environ vingt mille agriculteurs se suicident à cause de leurs dettes, par désespoir ou à cause d’une mauvaise récolte. Près de 60 % de la population indienne est impliquée dans le secteur agricole d’une manière ou d’une autre, même si sa contribution au PIB global n’est que de 18 %. Près de 80 % des agriculteurs, c’est-à-dire ceux qui possèdent des terres, sont de petits propriétaires. Ils travaillent sur un ou deux acres de terre (un acre = 4 000 m2 environ), pas même un hectare. C’est donc ce type de paysannerie que nous avons en Inde, une paysannerie de petite échelle. A laquelle il faut ajouter les ouvriers agricoles, qui n’ont pas de propriété foncière.
Ces lois qui ont été adoptées au nom des investissements supplémentaires qu’elles allaient générer vont essentiellement promouvoir l’agriculture contractuelle [1]. On peut en attendre deux effets. Les grandes entreprises agroalimentaires comme Pepsi, Coke, puis même Adani et ITC vont conclure des accords avec les paysans, sans que ces derniers n’aient aucune marge de manœuvre. Passer un contrat entre deux parties égales permet de faire respecter les contrats. Mais entre un petit paysan et une multinationales, le pouvoir est inégalement réparti et la loi ne protège pas le paysan. La loi ne protège que les obligations contractuelles conclues par les entreprises. Ces lois vont rendre les paysans dépendants des multinationales.
Deuxièmement, ces lois vont accélérer le démantèlement du dispositif public de soutien sur les prix, qui est là pour soutenir les paysans. À l’heure actuelle, le gouvernement fixe un prix de soutien minimum, appelé MSP. Si ce montant est fixé à 25 euros par quintal de blé, sur le marché, le paysan ne recevra que 15 à 20 euros par quintal. Ce qui n’est pas suffisant. Avec ces nouvelles lois et l’arrivée d’acteurs privés, ces prix vont baisser encore plus. Par conséquent, lorsque le coût des intrants est très élevé, les paysans ne gagneront pas assez.
Enfin, il faut revenir sur la manière dont ces lois ont été adoptées. Alors même que la pandémie était en cours, en mars et avril 2020, le gouvernement a adopté des dispositions d’urgence, des ordonnances. En juillet 2020, lorsque la pandémie a atteint son pic, le Parlement a été convoqué et a du avaliser ces ordonnances sans discussion. Tout le travail législatif normal de discussions, y compris avec des organisations de la société civile, a été court-circuité alors qu’il s’agissait de lois majeures. Du coup, tout le monde pose la question : s’il s’agit de textes législatifs si bénéfiques et historiques, pourquoi ne pas nous consulter ? Ainsi, l’ensemble du processus législatif s’est déroulé de manière autoritaire, ce qui a suscité des critiques. Tel est le contexte général de ces grandes manifestations.
En quoi ces mouvements sont-ils « historiques » ? Ont-ils obtenu ce pour quoi ils se battaient ?
Il s’agit en effet de mobilisations historiques. Il y a très longtemps que nous n’avions pas assisté à une mobilisation de masse aussi soutenue, qui a résisté à la diffamation et à la criminalisation menées par l’État et les médias. Le mouvement a été attaqué physiquement, confronté à la violence, présenté comme « anti-national », parrainé par l’opposition, non dirigé par de vrais paysans, soutenu par des éléments sécessionnistes, mais il a réussi à résister à ces attaques. C’est la première fois que le gouvernement, qui a déjà utilisé avec succès ces tactiques de diversion et de propagande médiatique pour faire dérailler de vastes manifestations citoyennes semble être sur la défensive. Cela fait plus de 100 jours que les paysans campent sur trois points d’entrée de la capitale nationale, Delhi, et, dans le même temps, les protestations se sont étendues à tout le pays. Les « mahapanchayats » (assemblées publiques de paysans) dans les États du nord de l’Inde et les États voisins ont réuni des centaines de milliers de personnes.
Le mouvement a reçu un large soutien de toutes les couches de la société, ainsi qu’à l’international. L’image de l’Inde à l’international est affectée. L’impact de ce mouvement a également été observé sur le plan électoral, puisque le BJP, le parti au pouvoir, a récemment perdu les élections locales au Pendjab et en Haryana, et son gouvernement de coalition dans l’État d’Haryana est sous pression.
Neuf cycles de négociations ont eu lieu entre les paysans et le gouvernement. Ce dernier a proposé de suspendre l’application des lois pendant 18 mois, mais le mouvement a refusé d’accepter ces conditions et il reste ferme sur sa demande d’abrogation complète de ces trois lois. La tentative de la Cour suprême de sortir de l’impasse semble également avoir échoué et le comité qu’elle a mis en place pour formuler des recommandations n’a pas réussi à susciter la confiance. Il reste à voir comment le gouvernement va se sortir de cette impasse.
L’Inde est dirigée par l’un des leaders les plus conservateurs de la planète. Les puissantes mobilisations actuelles ouvrent-elles la voie au retour des forces progressistes en Inde ?
L’Inde est témoin d’une attaque contre ses valeurs et normes démocratiques. Depuis 2014 et l’arrivée de Narendra Modi comme Premier ministre, le pays a été polarisé comme jamais auparavant sur la base de la religion des différentes composantes de la population. Malgré la chasse aux sorcières, la répression et les arrestations de militants des droits humains, d’universitaires, d’avocats, de journalistes et de citoyens ordinaires, chaque évolution en ce sens a été contestée. Déjà, lors du premier mandat de Modi, de 2014 à 2019, leur première défaite politique a été contre le monde paysan. Son projet était de modifier la loi portant sur l’acquisition des terres, pour la rendre plus favorable aux entreprises et qu’elles puissent mettre la main sur la terre. Suite à une mobilisation massive, la loi a été contestée, et Modi a perdu. Ensuite, pendant trois ans, les paysans n’ont cessé de manifester massivement. En 2018, 50 000 agriculteurs ont marché près de 300 kilomètres de Nashik jusqu’à Mumbai. Nous vivons la continuation de toutes ces protestations.
Tout le monde espère que la donne va changer. Nous l’espérions en 2019. Le problème reste que les partis politiques d’opposition ne sont pas aussi forts. Ce sont eux qui se battent pour les élections et ils ne sont pas en mesure d’utiliser le récit établi par les paysans, les travailleurs, les femmes, etc. Parce que les ouvriers ont également mené des grèves historiques dans le secteur industriel ces dernières années. Modi a encore trois ans devant lui avant les prochaines élections. Et à moins que quelque chose de dramatique ne se produise, les protestations des paysans auront un impact. Cela donne de l’énergie à tout le monde. Cela a même un impact sur le discours ambiant : les médias sont sous pression, les juges sont sous pression, mais les partis politiques d’opposition doivent se ressaisir. Je pense que cela va être difficile, mais nous avons bon espoir.
Madhuresh Kumar est responsable national de l’Alliance nationale des mouvements populaires (NAPM – National Alliance of People’s Movements).
Madhuresh Kumar interviewé par Maxime Combes
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