Nous sommes à l’ouest de la Côte d’Ivoire, au sein de la forêt protégée de Goin-Débé, le nouvel eldorado du cacao dans un pays qui fournit 40 % de la production mondiale. Ici, les grands arbres brûlés s’étalent à perte de vue dans les champs. Car du haut de ses quatre mètres, le cacaoyer ne tolère pas qu’on lui fasse de l’ombre. Les planteurs alignent alors le paysage à son niveau en brûlant ce qui dépasse – car certaines coutumes interdissent la coupe des arbres. « Quand on était jeunes, on voyait des singes partout, maintenant ça devient rare », raconte Jean-Baptiste. En 2018, l’ONG Mighty Earth et Global Forest Watch lançaient déjà une alerte en annonçant que 90 % de la forêt primaire ivoirienne avait déjà été rasée et que, à l’échelle mondiale, sa disparition s’accélérait à un rythme seulement dépassé par la déforestation au Ghana.
Le prochain campement clandestin – car situé en forêt classée – est constitué majoritairement de planteurs d’origine burkinabé. Boukary est le chef du camp. Lui et son frère sont les premiers à être partis de la région de Soubré, il y a dix ans, pour venir s’installer ici. Ils savent que les sols s’épuisent et que dans 20 ans le cacao ne donnera plus grand-chose. « Il faudra peut-être cultiver ailleurs, mais nous dans dix ans, nous serons négociateurs ». Les deux frères affirment leur ambition de remonter la chaîne de valeur du cacao. Pour eux, la migration agraire n’est plus une option.
Un travail risqué qui n’épargne pas les enfants
Leur cas n’est pas anodin : depuis une dizaine d’années, les planteurs quittent les autres régions productrices de cacao pour venir vers l’Ouest de la Côte d’Ivoire. Les terres anciennement fertiles de Divo, Soubré ou Sassandra, sont dorénavant moins intéressantes à cause de la déforestation et de l’agression des sols par des intrants nocifs.
Le gouvernement n’ayant pas encore légiféré sur les produits contenant du glyphosate, les boutiques continuent d’en vendre en quantité. « On sait que c’est dangereux, mais que voulez-vous qu’on fasse ? Vous avez trouvé une alternative en Europe ? », se défend un revendeur en ville. Le « choumenchou », une maladie virale aussi fatale que son nom local est exotique, décime particulièrement violemment les cultures cette année et les planteurs ne voient pas d’autres solutions que de pulvériser des produits chimiques sur leurs champs. « Ça brûle plus fort que le piment », raconte Boris, 19 ans, alors que nous le croisons à son retour d’une pulvérisation dans le champ de son père. « Je pompais dans la pente et le vent a tourné, tout m’est revenu dessus […] ça va me piquer pendant 24 heures », explique-t-il à travers ses toussotements. Il tient dans sa main l’équipement rudimentaire du pompeur, masque aux filtres inchangés depuis dix ans, lunettes de vue et béret.
Plus loin dans les champs, une quinzaine de Burkinabés en cercle ouvrent des cabosses. Parmi eux un enfant, Hamidou. Il ne connaît pas son âge, mais en paraît 12. « Ses parents sont au campement », martèle sèchement le propriétaire du champ. En réalité, Hamidou est, comme beaucoup d’autres, un enfant esclave : sa famille est au pays. Vraisemblablement ramené du Burkina Faso, il devra travailler quatre années au champ avant de recevoir un lopin de terre. « Moi, Je n’ai pas encore de champs », déplore dans un français hésitant un autre jeune de 19 ans, également passé par ce système.
En 2015, des chercheurs de l’Université de Tulane révèlent qu’ils seraient près de 2,26 millions à partager ce sort entre la Côte d’Ivoire et le Ghana, souvent dans des conditions dangereuses.
Si le gouvernement interdit officiellement le travail des enfants aux champs et a rendu l’école obligatoire à partir de 6 ans, la mise en application de ces mesures semble impossible à tenir au vu du rythme effréné d’installation de ces nouveaux campements. « Ils ont déjà trouvé des planteurs burkinabés au Libéria », s’exclame un fonctionnaire de la mairie de Bloléquin, en décrivant la migration à l’Ouest des planteurs.
À 150 km plus à l’est, dans la région de Duékoué, les cultures sont plus anciennes, la terre plus meurtrie. D’une terre humide et brune, la gomme des pneus roule dorénavant sur une poussière rouge et volante qui finit par tapisser les poumons de ceux qui la respirent. Au milieu de cette brousse apparaît Papadougou (« la ville de Papa »), un autre campement burkinabé. Ici, l’humidité a fini par s’évaporer complètement. La brûlure de la terre est tangible. « Vous ne verrez plus les grands arbres brûlés ici, ils ont fini par tomber », raconte Assan, un propriétaire de champs.
Si les 40 ans d’ancienneté de ce campement devenu village ont permis au moins l’installation d’une école « en dur », à travers une coopération entre multinationales du cacao, gouvernement et ONG. L’électricité, elle, n’est toujours pas arrivée. Les planteurs peuvent toutefois trouver un divertissement à travers un film diffusé quotidiennement dans la cour d’une échoppe de la grande voie ou pour certains non-musulmans au fond d’une bouteille de koutoukou (une distillation de vins). Lorsque le cacao s’épuise, les planteurs se tournent vers l’hévéa, l’arbre à caoutchouc qui, en échange d’un épuisement total des sols, donne, lui, de la matière jusqu’à ses 99 ans. Néanmoins, le cacao résiste encore et quand il donne, il est séché, puis vendu pour dégager en moyenne un revenu équivalent à 0,92 dollar par jour, selon une étude commanditée par Fairtrade en 2018. C’est en deçà du seuil de pauvreté. Il est ensuite chargé dans des remorques et part vers les grands entrepôts des villes.
Carrefour migratoire et routes dangereuses
En suivant la filière des fèves, nous arrivons à Man, la capitale du district de Montagnes. C’est un des points de convergence des chargements provenant de la brousse. Un magasin d’une coopérative de cacao laisse apparaître les premiers signes d’une chaîne d’approvisionnement mondiale bien huilée : un groupe de 16 Maliens fourmille méthodiquement entre le camion et le hangar pour en décharger les sacs dans l’accalmie lumineuse de l’entrepôt. Au milieu de ce dernier trône une montagne de fèves haute comme trois des travailleurs qui la bâtissent.
Chaque sac porté et vidé à son sommet est rémunéré 10 centimes d’euros et pèse 70 kilos. Ils gagnent un peu mieux leur vie que les planteurs : entre 10 et 12 euros la journée en pleine saison. « Ça fait longtemps que je suis ici, j’étais cultivateur au Mali, mais ici c’est plus facile », témoigne Bahkary, 50 ans, le doyen de la bande. Si lui reste à Man une fois la saison passée, ce n’est pas le cas de tous ses collègues.
La migration interne à la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) est un phénomène rencontré à tous les carrefours du chemin des fèves et permet de trouver de la main d’œuvre pour les tâches perçues comme ingrates, avec des travailleurs saisonniers venus du Mali ou du Burkina Faso.
À 19 heures, Bahkary annonce « akagne ! » (« C’est bon ! »), lors que sonne la fin du travail et le début de la prière. On déroule le sac en toile de jute estampillé Conseil-Café-Cacao en direction de la Mecque et on retire ses chaussures. Une fois les chargements terminés, les camions partiront juste avant l’aube pour San-Pédro, le plus grand port cacaoyer du monde.
À 5 heures du matin, Soumaru tourne la clé de son camion et après crachotements, c’est toute la mécanique au diesel de son Super Euro 5 qui se met en branle. Les 40 tonnes de chargement absorbent la secousse sous l’œil des deux apprentis qui vérifient que le cordage de la bâche est encore ferme. Le convoyeur, homme de confiance du transporteur, lui s’installe déjà en cabine. Un équipage de quatre où chaque rôle et chaque place sont bien définis pour ce voyage de 450 kilomètres et de près de 15 heures. Dans un élan terrible, le camion quitte les montagnes et roule à travers la brousse lorsque l’apprenti détecte quelque chose d’anormal : « Arrête-toi, il y a le frein qui fume ». L’arrêt pour réparation durera une heure et le camion n’atteindra pas le port avant la nuit. Il devra s’arrêter en chemin et attendre le jour. « Le chargement, c’est ma responsabilité et moi je ne préfère pas rouler la nuit », témoigne Soumaru.
L’augmentation du prix du cacao à 1.000 francs le kilo n’est plus la seule raison de l’augmentation du nombre de vols sur le chemin, les conditions post-électorales de la présidentielle d’octobre 2020 ont favorisé également le banditisme, si bien que les transporteurs sont réticents à envoyer leur marchandise sur la route. « Quand il y a du travail tout va bien, mais quand ça va mal, c’est chacun pour soi », raconte Soumaru alors qu’il n’en est qu’à son deuxième voyage de novembre, contre quatre à la même époque l’année dernière. Les conditions sécuritaires de la période électorale ont pesé lourd sur les petits maillons de la chaîne du cacao. Malgré les risques, le chauffeur ne peut espérer toucher que 150 à 200 euros par mois.
Au port de San-Pédro, le salaire incertain des dockers
Le lendemain, aux premiers rayons du jour, le camion perce les premières effluves de cacao de San-Pédro, véritable plaque tournante des fèves. On débarque les sacs chez les exportateurs (Olam, Cargill, etc.), puis ceux-ci sont confiés aux logisticiens (Moovis, Bolloré, etc.) qui les mettent à bord des grands cargos. C’est une vaste mécanique huilée par la valse des fèves, dont les derniers petits rouages sont les 1.200 dockers que compte le SEMPA, le syndicat des entreprises en charge d’employer la main d’œuvre journalière.
Résidants pour la plupart au bardot, l’ancien plus grand bidonville d’Afrique de l’Ouest, les dockers doivent parcourir plusieurs kilomètres tous les matins pour rejoindre leur lieu de travail. Si le pointage est obligatoire entre 6h et 6h30, l’embauche est moins certaine. Certains resteront toute la journée espérant « monter » [travailler sur les cargos, ndlr] pour rembourser leur transport qui leur coûte 10 % d’un salaire incertain.
« Le premier accouchement de ma femme s’est fait au quartier : l’enfant est mort-né. Pour le deuxième, nous sommes partis à l’hôpital, mais vu que c’était hors saison je n’avais pas de quoi payer l’accouchement, l’hôpital a gardé la pièce d’identité de ma femme en garantie », déplore Marino 27 ans, qui, comme la majorité des dockers, n’a ni couverture santé ni salaire minimum.
La plupart d’entre eux travaillent à côté pour apporter un complément à leur revenu. « Lui, il est gardien de sécurité la nuit, […] moi, je suis revendeur de moutons », raconte Paré, docker de 50 ans. Les journaliers sont toutefois couverts pour les accidents, mais les règles ne sont pas en leur faveur : « Si l’indemnisation prévue suite à une blessure au travail est de 100.000 francs CFA, le docker n’en touchera qu’un tiers », rajoute-t-il inquiet.
Ainsi, sur les quais, chaque jour d’octobre à juin, les sacs de fèves sont vidés par les dockers pour remplir le ventre des grands cargos, derniers maillons d’une filière qui représente 15 % du PIB de la Côte d’Ivoire. Et à l’image de ce port animé exportant implacablement plus de 1,8 million de tonnes de fèves par saison, rien ne semble encore perturber la dynamique du commerce lucratif du cacao et du chocolat, pas même la destruction des forêts ni les conditions de travail que cache la production de ces fèves tant appréciées.
Paul Lemaire
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