La version actuelle de l’ouvrage est une réédition révisée et agrandie d’un texte paru en 1993, qui comprenait à l’origine onze chapitres assez courts, auxquels furent par la suite ajoutés les sept derniers chapitres. Ces derniers sont essentiellement consacrés à la question karen (Pwo Karen) et, plus particulièrement, aux divisions internes opposant bouddhistes et chrétiens : l’exacerbation des tensions contribua à faire le jeu du pouvoir central birman, qui conclut un traité de paix au milieu des années 1990 avec la force d’opposition bouddhique karen (la KNLA), mettant ainsi fin à près de quarante ans de guerre civile. L’ouvrage est complété par deux appendices, l’un sur portant sur la définition des concepts théoriques dont il est fait usage tout au long de la démonstration, l’autre sur un récapitulatif des organisations karen dans leur rapport au pouvoir central birman.
La construction du livre est chronologique, de la période coloniale jusqu’à nos jours ; les divisions ethniques et les mouvements nationalistes de Birmanie y sont resitués dans le processus historique complexe qui fait sens. La succession des chapitres n’est donc pas guidée par un simple déterminisme historique, pas plus qu’elle ne saurait être réduite à une quelconque lecture événementielle de l’histoire récente. L’auteur nous entraîne dans une réflexion théorique visant à identifier les relations entre « la crainte du nationalisme birman à l’égard de l’autre, l’ère coloniale marquée par la violence, la part du bouddhisme dans le nationalisme, les minorités ethniques, et une tradition de politique autocratique » (p. 3).
Le lien systématique entre passé et présent est établi via la référence à l’ouvrage Burmese Days de George Orwell (publié pour la première fois en 1934). De manière très convaincante, la notion de ségrégation des clubs britanniques y est rapprochée de la relation patron/client et de ses stéréotypes ethniques, religieux, ou culturels sur lesquels repose le système mis en place aujourd’hui comme autrefois. Selon Mikael Gravers, « la société [birmane] n’a pas été libérée de l’influence des modèles et des concepts coloniaux », du diviser pour régner.
L’auteur appuie sa démonstration sur la pérennité de la relation entre la cosmologie bouddhique et le pouvoir politique garant d’un ordre religieux ; l’équilibre ne saurait être rompu, au risque de perturber l’ordre du monde dont le régime est garant : le concept, développé par le « club » du général Ne Win – l’ancien dictateur comparé au protagoniste d’Orwell, l’opportuniste U Po Kyin (p. 67) – et consolidé depuis lors, est cultivé dans une dialectique de l’unité ou du chaos, selon laquelle « sans centralisme, la société tend vers l’anarchie » (p. 68). L’aboutissement de cette logique conduit à donner une forme quasi-religieuse au nationalisme ; et Gravers de s’exclamer à juste titre : « Le nationalisme n’est pas religion et ni le nationalisme ni la religion ne sont en tant que tels agent de l’histoire. Nationalisme est une désignation réductrice pour le processus, ses modèles et ses stratégies » (p. 80).
Le titre de l’ouvrage est à lui seul est assez éloquent de la prise de position de l’auteur dans sa critique systématique et rigoureuse de la politique suivie par la junte birmane, de l’attitude répressive menée à l’encontre de toute espèce d’influence étrangère et de la situation d’extrême violence qu’elle génère et qui maintient les militaires au pouvoir. Mais l’intérêt de l’ouvrage dépasse la seule critique d’un régime militaire décrit comme paranoïaque. Présenté à l’origine lors d’un séminaire qui s’est tenu en Suède le 9 décembre 1991 en l’honneur du prix Nobel de la paix, Daw Aung San Suu Kyi, le livre établit un examen critique des positions et stratégies parfois troubles tenues par les responsables de la National League for Democracy (NLD), le parti d’opposition. L’auteur met en particulier l’accent sur la difficulté de communiquer l’alternative démocratique et libérale du projet politique en termes de concepts bouddhiques plus directement accessibles : mais tandis que la junte intègre le bouddhisme dans le processus de birmanisation, la présidente de la NLD y voit un vecteur privilégié de la démocratisation, sans tenir compte du fait que nombre de minorités ne sont pas de confession bouddhique. De même, le danger d’un discours consistant à donner une explication d’ordre éthico-culturel de la peur de l’autre – plutôt que d’y voir une émanation du processus colonial de réification des catégories ethniques – est à juste titre mis en avant par Gravers (p. 69) ; bien qu’exprimée en des termes feutrés, la critique n’est pas moins ponctuée de cette mise en garde : « Les droits ethniques ne sont pas nécessairement synonymes de droits démocratiques […] réifier l’ethnicité et les différences culturelles comme la substance politique des États peut prolonger les conflits » (p. 128).
La démonstration est brillante – malheureusement brillante, aurait-on envie de dire, eu égard aux perspectives peu réjouissantes que laisse augurer cette paranoïa érigée en système. Tout au plus peut-on regretter que la dénonciation des réifications ethniques soit insuffisamment mise en parallèle avec les négociations engagées depuis dix ans entre le pouvoir central birman, les minorités ethniques et le parti démocratique dans leur quête impossible d’une nouvelle constitution. De même, les terrains effectués parmi les réfugiés Karen de Thaïlande, plutôt qu’en milieu birman à proprement parler, expliquent sans doute les quelques faiblesses observées ici et là : qu’il s’agisse des catégories vernaculaires discutées dans le corps du texte et reprises dans le glossaire, du concept de la royauté birmane, ou encore du culte birman des esprits, l’acception parfois universaliste gêne en l’état la démonstration théorique plus qu’elle ne la sert. Hormis ces réserves de détail, le livre constitue une réflexion tout à fait majeure et originale pour comprendre l’impasse vers laquelle s’engouffre la Birmanie.
François Robinne