Comment qualifier ce qui se joue aujourd’hui en Birmanie ? Certains analystes semblent penser que l’on assiste depuis le 1er février à un simple mouvement de protestation de plus, voué comme les précédents à l’échec : ni les manifestations de 1988 ni celles de 2007 – pour ne citer que les plus importantes – ne parvinrent après tout à mettre fin au règne militaire. Partant du principe que la mobilisation s’essoufflera ou que la violence du régime y mettra un terme, ces analystes préconisent une solution diplomatique, pragmatique : ne pas mettre les dirigeants de l’armée birmane et leurs complices sous pression afin d’éviter qu’ils se referment sur eux-mêmes, privilégier la voix du dialogue pour leur arracher quelque compromis. L’objectif visé semble être celui-ci : permettre un apaisement, de façon notamment à ce qu’il y ait moins de tués. Et pour cela, faire preuve de réalisme : la protestation ne peut gagner, la Tatmadaw, nom de l’armée birmane, restera, qu’on le veuille ou non, maîtresse du pays.
Manifestation contre le coup d’État des militaires birmans, à Mandalay le 4 avril 2021. (Source : Daily Sabah)
Un propos vient s’y ajouter : les sanctions n’ont jamais marché. Il faut donc convaincre, si on le peut mais on n’y croit pas trop, les Occidentaux de renoncer à cette politique improductive et même néfaste. Pour Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI), la solution est dans les mains de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), du fait notamment « que les seuls partenaires [que les militaires birmans] considèrent véritablement, ce sont […] leurs voisins immédiats. […] Ce sont les seuls qui peuvent véritablement essayer d’avoir un impact sur la situation, notamment l’Indonésie. » Ce dernier pays, affirme la chercheuse, « sert d’interface entre les différents acteurs politiques ». Pour elle, les pays voisins « font un travail absolument admirable ». Ils ont notamment compris que « la junte ne doit pas être acculée » [1]. Il s’agit de trouver « un compromis […] derrière les rideaux ». Un compromis, donc, qui suppose la poursuite du règne militaire.
Spectre de la guerre civile contre aspiration à la démocratie
L’ancien diplomate singapourien Bilahari Kausikan pense quant à lui que la junte est un mal nécessaire, préférable à d’autres maux : dans un article publié le 2 avril dernier, il estime que le pays sans les militaires est voué au désordre. « Si la Tatmadaw était sérieusement affaiblie, divisée ou, pire que tout, de l’une ou l’autre façon démantelée, la Birmanie pourrait se fragmenter et plonger dans la guerre civile et le chaos. [2] » La faute en reviendrait aux groupes armés des régions frontalières du pays, où sont établies ses nombreuses minorités. Le désordre que ces groupes ne manqueraient pas de créer aurait notamment comme effet de produire des déplacements de population : les pays voisins verraient les réfugiés s’amasser à leurs frontières. Pour Bilahari Kausikan, il faut viser non pas la démocratisation de la Birmanie mais « la restauration d’une forme ou d’un semblant de règne civil et constitutionnel », rien de plus. Et pour ce faire, avaliser le scénario de la Tatmadaw, qui souhaite la tenue de nouvelles élections – le coup d’État (ou coup de force) militaire du 1er février, rappelons-le, fut justifié par l’affirmation que les élections de novembre 2020, qui virent triompher la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi, furent entachées de fraudes massives (ce que rien ne démontre). La sortie de crise, ce serait donc l’acquiescement à un scrutin sous contrôle de la nouvelle commission électorale, inféodée aux militaires.
Résumons : il faudrait, pour leur bien, tourner le dos aux manifestants. Ils sont d’ailleurs les grands absents de ces raisonnements : ce qu’ils font, ce qu’ils veulent, n’y apparait pas ou presque pas. Bilahari Kausikan ne semble même pas véritablement savoir que les protestataires existent : il ne parle que de la Tatmadaw et d’Aung San Suu Kyi [3].
Ce qui n’a rien de nouveau. J’ai le souvenir, au moment de la « révolution safran » de 2007, d’avoir entendu des chercheurs expliquer que la population birmane s’était surprise de ses propres capacités à la mobilisation. N’était-ce pas plutôt ces universitaires qui avaient été surpris de les voir manifester ? Une voix un temps très écoutée du Quai d’Orsay avait affirmé, en août 2007, que la population birmane ne se mobiliserait plus : seul un individu tel que moi [4] pouvait être assez déconnecté des réalités birmanes pour imaginer le contraire. La « révolution safran » ayant eu lieu presque immédiatement après cette affirmation, il s’employa par la suite à en minimiser l’importance. Dans un livre qu’il dirigea – mais pas seulement à cet endroit – on put lire, déjà, que la Tatmadaw était pour la Birmanie la moins mauvaise solution. Il fallait maintenir le pays sous couveuse – le mot fut employé – pour éviter le chaos. Un certain agacement était perceptible vis-à-vis de la volonté de certains de voir advenir une Birmanie démocratique, une volonté ravalée au rang de fantasme occidental – ce qui était, comme chez Bilahari Kausikan, ignorer les aspirations formulées par la population birmane elle-même, toujours invisible aux yeux de ces commentateurs.
Pour justifier cette nécessité d’une continuation du règne militaire, on avait droit pêle-mêle à l’affirmation que l’Occident avait tort de considérer les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme comme universelles et non strictement occidentales et à la mention des vertus qu’il faudrait reconnaître aux régimes autoritaires. In fine revient chez certains Occidentaux – dont Bilahari Kausikan partage les vues – une sorte d’obsession : affirmer que l’Occident ne sait lire le monde qu’à travers ses prismes, qu’il est incapable de se décentrer. Or on se demande qui ne parvient pas à se décentrer lorsque des Occidentaux affirment qu’espérer une Birmanie démocratique est une lubie d’Occidentaux mal renseignés alors que les mobilisations récurrentes des Birmans pour la démocratie ont montré plus d’une fois combien c’était une aspiration birmane. Étonnant paradoxe : écouter des Occidentaux sourds à tout ce que peuvent dire les Birmans reprocher à d’autres Occidentaux qui ont le mérite de les écouter d’être incapables de se décentrer.
Cela, je l’évoquais déjà, pour l’essentiel, dans mon livre Sur le fil [5]. Je peux rajouter cette observation : certes, nous avons vu pendant la parenthèse semi-démocratique qu’a connu la Birmanie pendant une dizaine d’années – parenthèse qui s’est refermée le 1er février – que la population birmane n’avait pas toujours une compréhension complète de ce que signifiait le mot « démocratie ». Le mouvement démocratique lui-même a montré ses limites. Thet Swe Win, un militant pour le coup impeccable, résumait ainsi le problème : « La démocratie, on ne l’apprendra pas auprès de la vieille génération. Ils n’ont connu que le socialisme et la dictature militaire. » [6] « Tous ces gens qui se sont mobilisés en 1988 étaient de bons militants, mais pas toujours des gens qui comprenaient vraiment ce qu’est la démocratie », ajoutait un autre jeune militant, qui estimait de même que ces derniers avaient « vécu trop longtemps sous la dictature militaire. » [7] Il ne s’agit donc pas d’idéaliser qui ou quoi que ce soit, ni d’ailleurs de penser que les différents problèmes du pays disparaitraient magiquement à l’avènement d’un régime civil. Mais, d’une part, il n’est pas certain (pour le dire gentiment) que les Français eux-mêmes comprennent toujours bien ce que recouvre le terme de « démocratie », à commencer par l’actuel président de la République. D’autre part, ce n’est pas parce que les Birmans n’ont pas nécessairement une compréhension parfaite du concept qu’ils n’aspirent pas à l’essentiel de ce que le terme recouvre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette aspiration, ils la hurlent.
« Une parodie de démocratie est plus dangereuse qu’une dictature manifeste »
Mais ces hurlements se perdent dans le désert. Différents observateurs s’intéressent bien moins à eux qu’à la Tatmadaw. Il s’agit, encore et toujours, d’accomplir les souhaits de l’armée birmane. Prenons l’année 2010 : le pays connaît des élections. La LND, comme d’ailleurs d’autres partis, est placée devant un dilemme : ou bien exclure Aung San Suu Kyi et d’autres figures du parti de ses rangs ou bien renoncer à concourir. La LND tranche : elle ne participera pas au scrutin, qui par bien d’autres aspects n’était ni libre ni transparent. Erreur funeste, pronostiquent des experts : la LND aurait mieux fait de prendre part aux élections. Le raisonnement est le suivant : le scrutin est un leurre de processus démocratique mais il faut y participer pour prendre la junte à son piège. N’aurait-ce pas été, surtout, se laisser prendre au piège de la junte ? « Je pense parfois qu’une parodie de démocratie est plus dangereuse qu’une dictature manifeste, parce qu’elle donne aux gens l’opportunité d’éviter de faire quoi que ce soit par rapport à la situation » [8], dira Aung San Suu Kyi.
La LND, en 2010, n’a donc pas réfléchi comme ceux qui préconisent toujours de faire ce que veut la junte au prétexte que ce serait la seule carte politique à jouer. Un universitaire y vit un manque d’intelligence politique : selon lui, en ne participant pas au scrutin, Aung San Suu Kyi et la LND s’excluaient de la scène politique birmane pour au moins dix ans. Une observation lumineuse : la LND remporta triomphalement les élections partielles de 2012 puis les législatives de 2015 et de 2020. Le même observateur annonça pour les élections de 2015 un score très serré entre la LND et le parti politique mis en place par l’armée, l’USDP : la LND remporta près de 77 % des sièges en jeu, l’USDP fit un score dérisoire. Une fois encore, comme tant de fois depuis tant de temps, ceux qui s’opposent au règne militaire n’étaient pas pris au sérieux – et jugés primaires.
On peut penser au contraire qu’en refusant de participer au scrutin de 2010, la LND fit preuve d’intelligence politique. Les militaires souhaitaient faire reconnaître leur bonne volonté démocratique : en l’absence d’un acquiescement d’Aung San Suu Kyi et de la LND à la manœuvre, cela échoua. Il fallut donc négocier : pour que le pays qu’ils traitent comme une propriété privée puisse revenir dans la communauté des nations, les militaires n’avaient d’autre choix que de discuter – pour la première fois véritablement – avec Aung San Suu Kyi. Les négociations portèrent notamment sur la levée des sanctions occidentales, ce qui montre que leur efficacité ne fut pas aussi nulle que nombre de commentateurs l’affirment en permanence (ce qui ne veut pas dire non plus que toutes les sanctions soient égales dans leurs effets sur la population, qu’il faille les décider sans réfléchir plus loin que « ils ont fauté, on les punit » ou que cet outil serait parfaitement efficace lorsque des puissances aux liens économiques importants avec la junte refusent de l’utiliser [9]). En résumé, la parenthèse semi-démocratique des dix dernières années ne fut pas le simple fruit de la volonté des militaires d’ouvrir le jeu politique : elles furent également le fruit d’un rapport de force avec Aung San Suu Kyi, rapport de force qui les a contraint à ouvrir le jeu davantage qu’ils ne l’auraient voulu. Imaginons maintenant que la LND, en prenant part au scrutin de 2010, l’ait avalisé, au moins partiellement : qui aurait été pris au piège de qui ?
Passé ce moment de négociation, Aung San Suu Kyi choisit cependant de faire preuve de pragmatisme. J’ai parlé pour ma part de son « extrême pragmatisme » [10], qui laissa perplexes certains militants birmans : « On espère qu’elle a une bonne stratégie, mais on n’est sûrs de rien. » [11] « Mon sentiment, précisa l’un d’eux, est que le gouvernement ménage les militaires et les cronies [12] dans l’espoir que ces derniers soutiennent sa politique ! Mais c’est une erreur. Dans l’intervalle, les militaires et les cronies prennent possession de tout. » [13] En 2015 déjà, l’activiste Khin Ohmar prédisait ce qui surviendrait : « En fait, plus ça va aller et plus on va constater qu’ils n’ont pas réellement l’intention de changer. » [14] Difficile de lui donner tort lorsque l’on assiste, le 1er février dernier, à une reprise en main complète des affaires du pays par les militaires.
Aung San Suu Kyi, constante dans sa volonté de résoudre les problèmes de la Birmanie par le biais du dialogue avec les militaires et contradictoire à bien des égards (ses propos sur la concertation se heurtant à sa faible capacité à écouter), a semblé s’enfermer dans un tête-à-tête avec les militaires, se coupant – c’est un fait – de la société civile de son pays. [15] C’est certainement ce que j’ai qualifié d’extrême pragmatisme que commentait un militant birman en disant : « Elle sacrifie sa dignité pour faire avancer les choses. » [16] Cela, particulièrement, sur le dossier des Rohingya. Aung San Suu Kyi jugea certainement nécessaire de ne pas prendre ouvertement la défense de cette minorité musulmane confrontée aux exactions de l’armée birmane, afin de préserver une entente avec l’armée lui permettant de continuer à œuvrer à la démocratisation du pays.
Aung San Suu Kyi, peu de commentateurs l’ont compris, délaisse les dossiers sur lesquels elle se sent impuissante à agir et raisonne sur le temps long. Reste bien sûr que l’on peut se demander si elle aurait accepté aussi facilement le massacre de personnes du groupe social majoritaire birman (massacre auquel on assiste maintenant) que le massacre des Rohingya. Reste encore que cette volonté que je lui prête de ne pas compromettre une cohabitation avec l’armée longtemps espérée aboutissait à une complicité de fait avec cette dernière. Mais le massacre des Rohingya est l’œuvre de la Tatmadaw, non l’œuvre d’une LND mise devant le fait accompli. Aung San Suu Kyi a semblé subordonner toute considération à un objectif : obtenir des militaires une révision de la constitution de 2008, qui garantit leur pouvoir. Cet objectif n’a pas été atteint, la parenthèse semi-démocratique initiée au début des années 2010 s’achevant par la mise aux arrêts de la dirigeante de la LND et le plein retour de la Tatmadaw sur la scène politique. Autrement dit, sa politique a échoué. Il ne s’agit pas nécessairement ici de l’en blâmer : chacun aimerait que la crise birmane, comme toute crise, puisse se résoudre sans effusion de sang – ou du moins, dans le cas birman, avec la moindre effusion de sang possible. Mais voilà où nous en sommes : toute volonté d’y aller doucement avec la Tatmadaw a échoué. On assiste même à un déferlement de violence inédit : non pas inédit en lui-même mais en ce qu’il vise maintenant le groupe social majoritaire birman au lieu de n’être – depuis des décennies – que le lot effroyable des minorités que compte le pays.
« Nous irons jusqu’au bout. Le monde doit nous aider »
La question doit donc être posée : cela a-t-il encore un sens d’essayer de négocier quoi que ce soit avec ces gens ? On me répondra : il n’y a pas le choix, c’est une armée d’au bas mot 350 000 hommes. L’argument, assurément, mérite d’être entendu. Mais il faut entendre, aussi, ce que les observateurs toujours enclins à ce pragmatisme qui consiste à avaliser les scénarios de la junte n’entendent pas : la détermination de presque tout un pays à en finir avec le règne militaire, quel qu’en soit le coût. À l’heure où ces lignes sont écrites, rien ne vient du moins laisser penser que les manifestants se résigneront. La lutte, peut-être, prendra de nouvelles formes. Mais cessera-t-elle ? Nul ne devant se risquer à prédire l’avenir, on peut s’en tenir à une formulation prudente : pour l’heure, tout montre que nous n’avons pas à faire à une simple protestation mais à une révolution.
Si cela est exact, les Birmans n’accepteront pas les arrangements d’arrière-cour – des manifestants en colère s’étaient d’ailleurs réuni en février devant l’ambassade d’Indonésie pour faire savoir à Jakarta qu’il était hors de question que l’Asean soutienne la volonté des militaires de voir se tenir de nouvelles élections. De jeunes gens se disent prêts à mourir plutôt que de vivre encore sous le règne militaire. Ce ne sont pas des propos lyriques, prononcés en méconnaissance de cause : à l’instar de Kyal Sin, jeune femme de 19 ans abattue par la Tatmadaw au début du mois de mars, ils savent ce qu’ils disent, ce qu’ils risquent et ce qu’ils font. Mais tandis qu’ils se battent pour leur dignité, des analystes préconisent de ménager leurs assassins. Certes pour éviter que plus de sang ne soit versé, du moins dans le meilleur des cas. Mais un tel règlement est-il encore possible ? Et est-il même souhaitable ?
À cette deuxième question, la rue birmane, pour autant que l’on en puisse juger, répond non : elle ne veut plus du règne militaire. C’est d’ailleurs affirmé et réaffirmé, dans maints propos recueillis par la presse : « Nous irons jusqu’au bout. Le monde doit nous aider. » [17] C’est cela qu’ils demandent : que le monde les aide et non qu’il leur fasse un enfant dans le dos. Sophie Boisseau du Rocher juge que les pays de l’Asean « font un travail absolument admirable ». Mais cela ne repose sur aucun fait. Pour l’heure, rien ne lui permet d’affirmer, à ma connaissance du moins, que « l’Indonésie sert d’interface entre les différents acteurs politiques ». Nullement indifférente à ce qui se passe et soulignant ce 11 avril sur RFI l’importance de ce qui a été réalisé depuis le 1er février par la société birmane, elle souhaite que les choses puissent se régler ainsi. L’ambassadeur de France en Birmanie, Christian Lechervy, a une appréciation mesurée des capacités de l’Asean à se faire entendre de la Tatmadaw : « Les neuf États de l’Asean, partenaires de la Birmanie, n’ont eu […] que des contacts avec le ministre des Affaires étrangères désigné par les putschistes ou des responsables techniques. » S’il estime que l’Asean « a un rôle de premier plan à jouer », il précise que pour ce faire l’organisation régionale « ne doit pas oublier les attendus de la société birmane et prendre en compte tous ses leaders, y compris ceux qui sont aujourd’hui incomunicado. [18] »
Ce qui appelle plusieurs commentaires. Le premier est que pour qu’un règlement du conflit puisse se faire sous les auspices de l’ASEAN, il faut que chaque partie soit prête à lâcher quelque chose. Qu’est-ce que la Tatmadaw – qui vient d’avertir la population qu’elle n’hésiterait pas à abattre 500 manifestants par jour – peut être aujourd’hui prête à lâcher ? Le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, et ceux qui l’entourent se sont mis dans une situation où ils ne peuvent rien lâcher sans risquer un effondrement total de leur règne avec de plus les conséquences judiciaires qui s’ensuivraient – il faudrait donc pouvoir séparer leur sort de celui de l’institution militaire. De l’autre côté, nous l’avons dit, la rue birmane – qui est ici quasiment à l’échelle d’un pays entier – ne manifeste rien d’autre qu’un rejet absolu et définitif du règne militaire. Supposons malgré tout qu’une négociation réussisse : il y aurait une part de soulagement. Pour toute personne préoccupée de ce dossier, en effet, il n’est pas indifférent de se lever le matin en se disant que de nouvelles personnes ont probablement déjà été abattues. Un règlement diplomatique qui mettrait fin aux tueries serait donc un soulagement partiel. Mais, d’une part, il est peu vraisemblable que la Tatmadaw arrête longtemps de tuer – dans les régions frontalières, cela ne cesse jamais bien longtemps – et d’autre part, il faut mesurer le poids psychologique que serait, pour les Birmans, une défaite face au règne militaire et la perspective subséquente d’une vie vécue sous le joug – le poids d’une vie sans dignité [19]. Par ailleurs, un règlement diplomatique qui satisferait ne serait-ce qu’a minima les deux parties – je veux dire la population et l’armée – est pour le moins incertain.
Aux Occidentaux la pression, à l’ASEAN la diplomatie
Si l’on ne blâmera pas l’ASEAN d’essayer de faire quelque chose – mais encore faut-il voir quoi -, il faut surtout s’abstenir de réfléchir sans les Birmans. Ceux-ci risquent chaque jour leur vie dans la rue pour nous dire ce qu’ils veulent. Les messages sont clairs, peints au sol, marqués sur des banderoles ou délivrés par des chaînes humaines formant des lettres perceptibles du ciel. Ils veulent être protégés, soutenus, et ils veulent que la pression soit mise sur les militaires.
Et ses représentants préviennent : tant que la pression ne sera pas maximale grandira le risque d’un basculement du pays dans la guerre civile. La population birmane, depuis le 1er février, a beaucoup accompli : elle a privé, par son mouvement de désobéissance civile, les militaires de toute autorité sur le pays – ils ne règnent plus que par la violence. Privée de la plupart de ses représentants élus, elle s’est dotée d’une institution de remplacement, le comité représentatif du parlement (CRPH) [20]. Elle a fait un pas important vers la constitution d’un État fédéral – réclamé par les minorités depuis des décennies – et la mise sur pied d’une armée fédérale. Elle est plus unie que jamais.
De cela, un analyste comme Bilahari Kausikan ne dit pas un mot. Pas plus, par exemple, que des défections diplomatiques, encore insuffisantes mais qui constituent un phénomène nouveau. Ou des attitudes nouvelles d’un certain nombre de puissances, au premier rang desquelles la Chine qui n’a certes pas lâché le régime mais s’entretient désormais avec le CRPH et l’écoute au sein des Nations Unies. À un moment où s’exerce un conflit de légitimité entre deux institutions s’estimant les représentantes du pays, à savoir le CRPH et la Tatmadaw [21], l’ancien diplomate singapourien pousse contre la population birmane à la légitimation de cette dernière. Son argument est qu’il s’agirait d’éviter le chaos, en un moment où l’État chinois lui-même s’inquiète des dangers que l’attitude de l’armée birmane fait peser sur la stabilité du pays. L’idée qu’un régime autoritaire puisse être facteur d’instabilité n’est peut-être pas la sienne. Pourtant, ce ne sont pas les groupes armés des minorités qui constituent aujourd’hui un problème.
Certes, on peut se demander s’il sera facile, le moment venu, de mettre toutes les composantes politiques du pays, groupes armés compris, autour d’une table et de parvenir à des accords convenant à tous [22]. Pour autant, il ne faut pas raconter n’importe quoi : si les groupes armés des territoires frontaliers existent depuis si longtemps, c’est principalement en raison du refus de la Tatmadaw de consentir au fédéralisme. Quant à la « stabilité » ainsi gagnée, les minorités confrontées aux exactions de l’armée birmane savent ce qu’elle signifie en nombre de villages détruits, de personnes abattues, déplacées ou violées. Si un groupe armé, l’Union nationale karen (KNU), n’avait pas été là pour ralentir la progression de la Tatmadaw lorsque cette dernière attaqua son village, une amie à moi, qui était alors une enfant, ne serait pas vivante aujourd’hui.
Mais il est à craindre que pour certains observateurs, rappeler un tel épisode revienne à céder à l’émotion et, partant, ne plus y voir clair. Trop de distance peut aussi, pourtant, tuer la lucidité. Plutôt que s’écouter pontifier, à l’instar de Bilahari Kausikan, il faudrait être un tant soit peu attentif à ce qui se passe. C’est facilement résumable : d’abord, rien ne montre pour l’heure que les Birmans puissent encore accepter le moindre compromis avec la Tatmadaw ni qu’ils soient prêts à renoncer à ce que nombre d’entre eux ont présenté comme une bataille finale. Ensuite, s’ils demeurent résolus et que le monde extérieur ne les aide pas au moyen d’une pression multiforme sur la Tatmadaw pour qu’elle renonce à jouer un rôle politique, le pays pourrait s’enliser dans une guerre civile opposant l’armée birmane à la population, avec de multiples conséquences qui ne seraient pas à la seule défaveur du pays. Par ailleurs, le temps presse et les morts s’accumulent. Les parties du monde les plus enclines à mettre la pression sur les putschistes ne doivent pas attendre avant de faire le maximum, de façon à favoriser, autant que faire se peut – et nous savons bien les difficultés qui se présentent -, un effet d’entraînement. Cela suppose notamment la reconnaissance du CRPH comme instance provisoire légitime pour représenter la Birmanie dans le monde ainsi que de nouvelles pressions financières. Des mesures permettant la protection des civils doivent être en outre décidées. Enfin, quand bien même un règlement diplomatique pourrait être trouvé entre, d’une part, la Tatmadaw et ses complices et, d’autre part, la population et ses représentants, ce qui permettrait une désescalade et la préservation d’un certain nombre de vies, il serait favorisé par cette mise sous pression – on pourrait dire rapidement, tout en espérant mieux : aux Occidentaux la pression, à l’ASEAN la diplomatie.
La chose n’est pas plaisante à énoncer mais doit être dite : au vu de la façon dont les choses se font ou plutôt ne se font pas, et nous pensons ici à cette pression multiforme qui pourrait encourager des divisions au sein de l’appareil militaire birman si elle ne demeurait pas insuffisante, la guerre civile risque fort de rester pour les Birmans la seule option pour mettre fin au règne de la Tatmadaw. Elle n’est d’ailleurs plus une projection, un certain nombre d’affrontements ayant eu lieu ces dernières semaines entre cette dernière et les groupes armés des minorités.
Un combat perdu d’avance ? Ce n’est pas l’avis d’un capitaine de l’armée birmane ayant fait défection, qui estime que les trois quarts des soldats désapprouvent intimement la répression en cours et pourraient faire à leur tour défection si le conflit s’intensifiait [23]. Du réalisme de son pronostic, nous ne savons rien – la question du conditionnement psychologique des soldats est aussi posée mais il est vrai que celui-ci pourrait atteindre sa limite. Ce que nous voyons assurément, c’est que la population est acculée.
Pour comprendre ce qui se passe, il est en tous les cas un impératif : cesser de raisonner comme si ceux qui mettent en cause la mainmise militaire sur leur pays n’avaient pas à prendre part à la discussion.
Frédéric Debomy