Budapest (Hongrie).– C’est le paradoxe hongrois : le pays connaît la mortalité causée par le Covid-19 la plus élevée au monde depuis plusieurs semaines, mais elle est aussi le membre de l’Union européenne (UE) où la vaccination progresse le plus rapidement, exception faite de la petite île de Malte.
Quelque 42 % de la population adulte a déjà reçu une première injection, contre un peu moins d’un quart en moyenne pour le reste de l’UE, selon le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC). La raison est simple : la Hongrie ne subit pas les aléas des livraisons, grâce à ses importations de 3 millions de doses du vaccin russe Spoutnik V et de 2 millions d’autres du vaccin chinois Sinopharm, non homologué par l’UE.
Vendredi matin, sur la radio publique, Viktor Orbán avait une bonne nouvelle à annoncer : le cap des 3,5 millions de personnes vaccinées (par une première dose) venant d’être dépassé, les terrasses des cafés et restaurants pourront rouvrir ce week-end et le couvre-feu nocturne, passé de 20 heures à 22 heures la semaine dernière, passera à 23 heures. « J’ai aussi une bonne bière qui m’attend », a dit le premier ministre.
La prochaine carotte, c’est l’étape des 4 millions de vaccinés, qui donnera lieu à l’ouverture, probablement en milieu de semaine prochaine, des théâtres, cinémas, salles de concert et de sport, etc. À condition de pouvoir présenter le « certificat d’immunité » accordé par les autorités à celles et ceux qui ont été vaccinés (parfois avec seulement une dose) et à celles et ceux qui ont déjà été infectés (valable six mois).
Avec la détente, on en oublierait presque les records de mortalité battus par la Hongrie, qui est l’endroit du monde où le taux de mortalité due au Covid-19 est le plus élevé depuis la mi-mars, et qu’elle est aussi en passe de devenir le pays le plus endeuillé au monde - au prorata de sa population, bien sûr –, devant la République tchèque (2 700 morts par million d’habitants, contre 1 500 en France).
Un fait que pas un média pro-gouvernemental, médias publics inclus, n’a relevé. « Le nombre de morts ne doit pas faire l’objet d’une compétition politique et l’opposition devrait s’abstenir de faire des déclarations indignes », a estimé Viktor Orbán vendredi matin, visant ceux qui ne font que mentionner cet état de fait.
Cela signifie-t-il que Viktor Orbán, qui avait demandé à l’automne dernier, au moment où la Hongrie enregistrait quelques centaines de décès en tout et pour tout, à être jugé sur la mortalité, serait ébranlé par la crise sanitaire ? Peut-être même au point de voir compromise sa quatrième victoire électorale aux législatives dans un an ? Pas le moins du monde.
Des sondages d’opinion indiquent que le Fidesz reste de loin le parti avec la plus forte popularité, qui semble n’avoir pas franchement pâti de la crise, mais également qu’une majorité de sondés se dit même satisfaite de la gestion du gouvernement. Une autre enquête montre encore que beaucoup de Hongrois n’ont simplement pas conscience de la situation.
Cela n’a rien d’étonnant, puisque la vaccination menée tambour battant sert d’écran de fumée. Le gouvernement et ses médias assènent les chiffres au jour le jour. Pour Viktor Orbán, il s’agit de démontrer la supériorité de son système – aux côtés de ceux d’Israël et de la Grande-Bretagne notamment, encensés par lui – sur les mesures prises par les autres pays de l’UE.
Pas une image gênante n’a filtré des hôpitaux où, pourtant, l’ordre des médecins affirme que 95 % des personnes en soins intensifs décèdent, signe de la grave pénurie de personnels soignants qualifiés. Le Fidesz avait pris les devants au début de la pandémie, en flanquant les hôpitaux d’une co-administration par l’armée. Des soldats campent dans leurs halls d’entrée et veillent à ce que pas un journaliste n’y entre, que pas une image n’en sorte, et que médecins et infirmiers la bouclent à double tour.
Au début du mois d’avril, une trentaine de médias indépendants – essentiellement des pure players – ont réclamé de concert le droit de pouvoir aller faire leur travail jusque dans les unités de soins Covid. Viktor Orbán leur a administré une gifle cinglante : « Ce n’est pas le moment d’aller dans les hôpitaux pour tourner des vidéos de fake news », a-t-il dit, emboîtant le pas de Zoltán Kovacs, son secrétaire d’État à la communication gouvernementale, selon qui « les portails d’information de gauche propagent de fausses informations et discréditent le système de santé hongrois ».
Les affirmations du directeur de l’hôpital de la ville d’Ózd, une cité industrielle du nord du pays, ont reçu le même type de réponse de la part des autorités. La Direction générale des hôpitaux a qualifié de « mensonges » sa comparaison entre la situation locale à Ózd et celle qu’a connue Bergame en Italie il y a un an.
Les statistiques de la mortalité cadrent mal avec le récit du pouvoir d’une Hongrie qui s’en tire mieux face à la pandémie que l’Europe de l’Ouest, avec laquelle il ne cesse de se comparer. Les officiels du Fidesz se démènent pour en garder le contrôle : les chiffres de la mortalité ne correspondent pas à la réalité, car la Hongrie compte plus largement les décès « Covid » ; le système hospitalier hongrois n’a rien à envier à ceux de l’Ouest.
Le Fidesz tente de faire porter le chapeau aux partis de l’opposition, qu’il accuse d’être « anti-vaccins » et par conséquent responsables de l’hécatombe. Une ineptie que les dirigeants incriminés – qui ont critiqué l’importation de vaccins non homologués par l’Agence européenne du médicament – ont essayé de balayer en mettant en scène leur propre vaccination.
L’opposition n’est pas la seule à être blâmée. János Lázár, un des cadres du Fidesz, a ainsi formulé le message insidieux selon lequel l’Occident est responsable de la mortalité record en Hongrie : « Les vaccins orientaux ont sauvé 600 000 Hongrois, tandis que les vaccins occidentaux [parce qu’ils arrivent au compte-gouttes – ndlr] ont coûté la vie à 20 000 personnes », a-t-il déclaré fin mars. Aujourd’hui, il dirait 26 000.
Corentin Léotard