Le 1e févier 2021 les militaires ont par ce énième coup d’Etat tourné le dos au suffrage Populaire remporté haut la main par la NLD [Ligue nationale pour la démocratgie] .
Sous la direction de son commandant en chef, Min Aung Hlaing, la junte militaire a décrété l’état d’urgence, annulé le résultat des élections législatives du 8 novembre 2020 remportées par la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) dans 83 % des circonscriptions, et formé le Conseil d’administration de l’Etat (SAC). Les principaux dirigeants du pays, y compris la conseillère d’Etat Aung San Suu Kyi, le président de la République Win Myint et plusieurs ministres et parlementaires ont été emprisonnés ou placés en residence surveillée.
Unité nationale contre le coup d’Etat
Aucune raison – sauf de sombres calculs personnels comme l’âge du capitaine – ne peut expliquer un tel coup de force. Il piétine d’autant plus le processus de transition démocratique que la junte a assuré dans un premier temps agir au nom de la constitution de 2008. Et pour cause, cette constitution a été écrite par l’armée et pour l’armée, à la fois fer de lance et protection d’une junte sûre d’elle-même. Forte des 25% de sièges qui lui sont réservés dans les deux Chambres haute et basse du Parlement, des trois ministères clé de la défense, de l’intérieure et des frontières donnent à l’armée tout pouvoir, de son indépendance à l’égard du gouvernement civil élu, la junte s’est crue hors de portée.
Aucune raison à ce coup d’Etat si ce n’est la sauvegarde d’une unité nationale que le coup d’Etat n’a fait qu’éclater du fait des exactions multiples perpétuées par l’armée, la police et leurs sbires. Car jamais, nulle part, une dictature n’a besoin d’aucune légitimité. Pensant néanmoins trouver celle-ci – vernis de façade – en puisant des ennemis dans ce puits sans fonds que sont tantôt les minorités ethniques malgré quelques cessez-le-feu sans vision politique, tantôt les membres du clergé quand ils retournent de façon un peu trop massive le bol à aumône, tantôt bien sûr les Rohingya à grand renfort de nationalisme xénophobe, tantôt encore Daw Suu et le gouvernement élu et, dans leur sillage, le peuple birman dans son ensemble. En fait d’unité, elle n’existe que dans la propension de l’armée à générer ses propres ennemis de manière à imposer l’idée d’une unité nationale qu’elle s’astreint de faire voler en éclat. Dans tous les cas il s’agit de Birmans massacrant d’autres Birmans, la boucle est bouclée et l’anachronisme à son comble.
Anachronisme, car la constitution, cette ultime légitimité que la Tatmadaw croyait pouvoir s’octroyer, la junte la piétine toujours plus, nuit et jour, par la violence exercée contre son propre peuple. Contre son propre peuple ! Au Myanmar comme ailleurs, la junte détourne le monopole de la violence pour son propre compte ; un monopole sans discernement, à mille lieux de l’analyse de Max Weber, une violence ayant pour seule finalité de conserver le pouvoir quels que puissent être les moyens.
Anachronique, car outre le fait que la junte a cru pouvoir se cacher derrière l’étendard constitutionnel pour justifier son coup d’Etat, elle s’est empressée de rassurer ses partenaires et l’opinion internationale, assurant dans un premier temps que les grandes lignes de la politique instaurée par le gouvernement élu seraient poursuivies. Le tout sur fond de promesse de nouvelles élections en omettant de préciser que la démocratie passait au préalable par la mise en place d’un terrorisme d’état.
Au nom de l’histoire écrite avec notre sang
Mais depuis près de dix années de transition démocratique a ceci de différent que la jeune génération, celle qui se soulève jour et nuit depuis plus d’un mois maintenant, a goûté à la démocratie, à la liberté d’expression et de presse, à la possibilité d’étudier et d’entreprendre, la possibilité de détenir un passeport et de voyager.
Depuis plus d’un mois que le peuple birman se mobilise quotidiennement contre le gouvernement militaire, que les manifestations se multiplient dans l’ensemble du pays, dans les villes et les villages, parfois les plus reculés, qu’elles mobilisent les différentes corporations (médecins, cheminots, juristes, employés de banques, fonctionnaires, ingénieurs, médiums), qu’elles voient se mettre en place des mouvements oecuméniques (bouddhistes, musulmans, chrétiens). Cela fait plus d’un mois que les jeunes se mobilisent jour et huit, pacifiquement tout d’abord pour protester contre cette usurpation du pouvoir ; de façon non pas plus combative que les générations de 1988 et de 2007, mais avec la détermination cette fois du jusqu’auboutisme.
Les images insoutenables des violences ont fait entrevoir limites de la non-violence et réveillé l’image des héros auxquels rend hommage le chant révolutionnaire “kaba ma kyay bhu” écrit dans le sillage des événements de 88 et repris ce soir de février sur les trottoirs de Kyaukmay :
"Nous ne nous rendrons pas
Au nom de l’histoire écrite avec notre sang
Révolution
Au nom des morts pour la démocratie
Oh vous très chers héros
Qui résidez au pays des martyres
Vous les plus audacieux du Myanmar
Ko Thaw Hmaing
Cher grand-père le fil de la
légalité vient d’être rompu
Général Aung San
Cher père de la nation tu as versé ton sang
Oh comment peuvent-ils
La route pavée de cadavres est sans fin
Tout s’est écroulé
Chers frères
Le sang qui coule sur ce long chemin n’est pas encore séché
Ne pas vaciller
Comme nos héros disparus qui se sont pour la démocratie
Nous les patriotes
Nous ne nous rendrons jamais"
Et après ?
Coup d’Etat de trop ou retour à la case départ avec un nouveau cycle de 25 années de dictature militaire ? C’est tout l’enjeu. Le drame se déroule sous nos yeux, avec, malgré tous les efforts concertés, toute l’impuissance pour les Birmans établis à l’étranger alliée à la passivité des organismes internationaux prisonniers dans les rapports de force géopolitiques.
La force de ce mouvement de désobéissance civile (CDM) tient dans la certitude, ancrée au plus profond de chacun, de ne pas renouveler les erreurs du passé. Soixante-dix années de guerre civile se sont développées sur fond de réification ethnique et d’une approche nationaliste par définition conflictuelle. La tragédie du nettoyage ethnique des Rohingyas, survenue sous le gouvernement NLD d’Aung San Suu Kyi, s’inscrit dans le sillage du découpage administratif de la Birmanie sur une base raciale telle que formulée dans la première constitution de 1947, puis renforcée dans les constitutions de 1974 et de 2008. Sortir de ce piège identitaire dans lequel s’enfonce inexorablement le pays est une priorité absolue, avec la mise sous tutelle de l’armée par le pouvoir civil, la promotion d’une citoyenneté unique pour tous.
La force de ce mouvement tient aussi dans la mise en place d’un gouvernement provisoire connu sous le nom de Comité des Représentants du Parlement (CRPH). Outre l’exigence de libérer de Daw Aung San Suu Kyi, le Président U Win Myint et l’ensemble des personnes faites prisonnières lors des manifestations, le CRPH réfléchit à la mise en place d’une nouvelle constitution. La bonne nouvelle est que le projet d’une armée fédérale semble se mettre en place de façon concertée avec les groupes ethniques et leur bras armé – au moins les dix groupes signataires de cessez-le-feu (NCA pour Nationwide Ceasefire Agreement). Une moins bonne nouvelle, selon moi, serait que le projet d’un Etat fédéral sur une base ethnique aboutisse car – Ernest Gellner puis Eric Hobsbawm l’ont montré – nations et nationalismes sont par définition conflictuels comme devrait nous le rappeler – mais s’en souvient-on vraiment ? – soixante-dix années de guerre civile.
Avec tout le respect que nous devons tous à Daw Aung San Suu Kyi la résistante, le projet “Union Peace Conference –21rst century Panglong” est dans sa dénomination même enraciné dans un passé conflictuel. Il est plus que temps d’entrer dans le post-colonialisme. Plus que temps de ne plus envisager l’avenir par référence au passé. Plus que temps de tourner la page d’un déterminisme ethnique obsolète, en apparence inclusif mais exclusif et conflictuel dans les faits. Plus que temps de considérer la jeune génération, de voir émerger une nouvelle génération de leaders issue des rangs de la contestation, d’entendre ses aspirations et d’en saisir la portée. Plus que temps de substituer au vieux “divide un rule” un sentiment d’appartenance commune, à la fois porté par un projet commun et tourné vers l’ASEAN, afin de se donner les moyens de faire contrepoids aux deux grands voisins hégémoniques que sont l’Inde et la Chine.
Il semble que le CRPH s’en donne les moyens et c’est précisément en cela que, paradoxalement, le coup d’Etat peut s’avérer – mais à quel prix ! – être une opportunité et sortir enfin de l’adversité.
Lyon le 15 mars 2021
François Robinne
Anthropologue
Directeur de recherche au CNRS