Nous revenons ici brièvement sur la trajectoire collective exceptionnelle de ce mouvement, tout en essayant de donner quelques éléments sur la situation mexicaine et aussi sur l’importance des questions soulevées par les zapatistes au moment de penser d’autres mondes, alternatifs à la catastrophe globale actuelle.
Chiapas : de l’insurrection à la construction d’alternatives
L’histoire est désormais connue. Lorsque le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (l’EZLN) surgit des tréfonds de la jungle Lacandone, au Chiapas, dans le sud du Mexique, c’est pour déclarer la guerre à l’armée mexicaine : « pilier basique de la dictature dont nous souffrons, monopolisée par le parti au pouvoir ». Il s’agit aussi de visibiliser une lutte « pour le travail, la terre, un toit, manger, la santé, l’éducation, l’indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la paix » et en faveur d’un « gouvernement national libre et démocratique ». Après dix années de préparation clandestine commence ainsi une insurrection armée inédite. C’est surtout un cri de révolte de plusieurs communautés et peuples indigènes (Tojolabal, Tsotsil, Chol…) de cette région appauvrie et dominée par une oligarchie foncière féroce. La date n’a pas été choisie au hasard : le même jour, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre les États-Unis, le Canada et le Mexique commençait à opérer, incorporant encore davantage le Mexique dans les rets du néolibéralisme. Après douze jours de guerre (faisant presque 200 morts), le gouvernement décrète un cessez-le-feu sous la pression de la société civile et entame un premier dialogue avec l’EZLN à San Cristóbal de Las Casas. L’évêque de San Cristóbal, Samuel Ruiz García, sert de médiateur et accompagnera ensuite le mouvement.
Cette mobilisation fait écho au mouvement révolutionnaire mexicain des années 1910 et à l’une de ces figures majeures : Emiliano Zapata (1879-1919). Elle rouvre enfin les possibles en cette fin des années 1990, après la chute du mur de Berlin, en proclamant que les alternatives doivent se créer avec celles et ceux « d’en bas » : les peuples indigènes, les femmes populaires, les travailleurs, les paysans, les minorités sexuelles, les migrant·es… Ainsi que le résume alors celui qui incarne médiatiquement le mouvement, le sous-commandant Marcos : « le zapatisme n’est pas un réchauffé de vieilles idéologies… Il n’appartient à personne, et pour cela, il est à tout le monde ». De quoi perturber une grande partie des militant·es les plus orthodoxes, mais aussi libérer les débats « en bas, à gauche ». Peu à peu, et particulièrement suite à l’échec de la mise en place des accords de San Andrés (1996), qui prévoyaient une modification de la Constitution fédérale et la reconnaissance de nouveaux droits pour les populations indigènes, l’EZLN et les bases populaires qui participent au mouvement, construisent une autonomie « de fait ». Celle-ci concerne progressivement environ 100.000 personnes et un territoire grand comme la Belgique.
Tout en continuant à se défendre des incursions des forces armées ou paramilitaires, et des pratiques clientélistes des partis dominants, le mouvement forge une expérience de transformation sociale et politique originale radicale. Cela passe particulièrement par des « conseils de bon gouvernement » (ils sont cinq en 2003), basés sur la rotation et révocabilité des « charges », le rejet de la professionnalisation politique, une pratique du pouvoir fortement portée par l’organisation communautaire indigène, en assemblées. Pour autant, une perspective identitaire « fermée » est rejetée au nom de la construction « d’un monde où puissent loger tous les mondes ». Parmi les grands principes qui guident le mouvement, on trouve l’idée forte de « diriger en obéissant ». Le mouvement englobe la construction de l’autonomie dans les territoires du Chiapas où est implantée l’EZLN, des perspectives à l’échelle du Mexique et une dimension internationale, soit différentes échelles d’intervention.
Bien évidemment, cette expérience est fragile et continuellement traversée de tensions multiples, reculs, avancées et échecs. Parmi les succès, il faut souligner la pratique d’une réforme agraire « par en bas » et la récupération de dizaines de milliers d’hectares sur les grandes propriétés, la construction d’un système d’éducation alternatif (avec plus de 500 écoles primaires), l’accent mis sur l’égalité de genre ou encore un réseau de santé communautaire efficace. Bien sûr, les limites et difficultés sont nombreuses. Sur le plan économique, la soumission au marché est dominante pour toute une partie des échanges et l’économie de subsistance –tout comme la précarité de nombreux·ses paysan·nes – reste bien présente. Sur le plan des luttes féministes, le patriarcat et certaines traditions conservatrices rechignent à laisser place, malgré des conquêtes majeures, comme le soulignent les femmes zapatistes. Plus fondamentalement, le mouvement est toujours sous la pression d’une conjoncture nationale (et mondiale) extrêmement violente et destructrice.
Néolibéralisme, extractivisme et violences du Mexique actuel
Pour comprendre l’évolution de l’EZLN, il est nécessaire de regarder l’évolution de l’économie et de la politique mexicaine. Le pays est fondamentalement lié à l’Accord de libre-échange avec le Canada et les États-Unis (devenu « T-MEC » en 2020). Mais il existe également d’autres traités avec l’Union européenne, le Japon, le Chili, etc. Son deuxième partenaire commercial est la Chine. La majorité de la population n’a en rien profité de ces accords : ce sont les grandes entreprises mexicaines et les transnationales qui les ont utilisés pour s’approprier des terres, des plages, des forêts, des ressources naturelles.
Au début des années 1980 et de la crise de la dette extérieure, le gouvernement mexicain a opté pour une politique clairement néolibérale. Cette stratégie est maintenue depuis plus de quatre décennies. En 2012, le président, Enrique Peña Nieto a promu une nouvelle vague de dépossession des biens sociaux, publics et communaux. Le pétrole, l’électricité et les télécommunications ont été privatisés en s’ouvrant aux capitaux étrangers.… L’arrivée à la présidence, en 2018, d’Andrés Manuel López Obrador (souvent qualifié par la presse de « centre-gauche ») n’a pas changé qualitativement la situation. AMLO, comme on l’appelle, a effectivement fait des gestes concrets en termes de réformes sociales, mais il a aussi ratifié le T-MEC, ainsi que le traité avec l’Union européenne ; il a promu la réactivation de l’industrie pétrolière en tant que « moteur de croissance » et la construction du « Train Maya » dans le sud-est du Mexique, un projet contre lequel sont mobilisées de nombreuses communautés indigènes et zapatistes. Il a aussi approuvé le mégaprojet du « Couloir Interocéanique » qui traversera le pays reliant les océans Pacifique et Atlantique et a réprimé les caravanes de migrant·es centraméricain·es cherchant à rejoindre les États-Unis, avec l’aval de Donald Trump.
En septembre 2019, il y avait 560 conflits socio-environnementaux au Mexique et les meurtres de défenseur·es de l’environnement ne cessent d’augmenter. Pour comprendre la « rage digne » des communautés zapatistes, il faut garder en tête la violence de ce modèle marqué par la pollution des terres et des eaux, par les effets dévastateurs du narcotrafic, les féminicides, les meurtres et disparitions par milliers, la corruption ou encore l’impunité généralisée.
Le mur, les fissures et les « révoltes d’en bas »
Dans ce contexte, les communautés zapatistes ont accompagné, voire dirigé, les luttes de résistance qui émergent sur tout le territoire en collaboration avec le Congrès National Indigène (CNI), une organisation née en 1996 qui regroupe les communautés indigènes de tout le pays, qui, avec l’EZLN, luttent pour la reconnaissance des droits de ces peuples.
Ainsi, à rebours des accusations de « sectarisme », le mouvement zapatiste a cherché depuis ses origines – à intermèdes réguliers – à créer des synergies de mobilisation avec d’autres mouvements populaires au Mexique et dans le monde. Certes, ils n’ont pas accepté de rejoindre le Forum social mondial, mais ils ont promu des réunions telles que la « Première Rencontre Intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme » (1996), ou plus récemment, le festival « Partage pour l’humanité » avec des scientifiques et des artistes (2016), ou encore les « Rencontres internationales des femmes qui luttent ». Objectif ? Défier le système capitaliste « non pour l’améliorer, ou le changer, mais pour le détruire », disent-ils. Sans direction centralisée, ce réseau « intergalactique » cherche à renforcer de manière mutuelle, les luttes – ici et là-bas – sans hiérarchisation, mais en reconnaissant des adversaires communs. L’objectif est vaste et pas vraiment atteint à ce jour, comme elles et ils le reconnaissent. Bien sûr, l’expérience tellurique du Chiapas soulève de nombreuses questions et points de débats légitimes. Au-delà des simplifications qui résument leur stratégie à « changer le monde sans prendre le pouvoir » ou même à un « antipouvoir », la question qu’ils soulèvent est – selon nous – davantage de comment changer le monde en transformant le pouvoir.
Contre vents et marées, les rebelles de la foret Lancandone ne se sont pas laissé·es piéger par une politique de court terme, et ont fait de l’auto-organisation et de la construction par « en bas » la colonne vertébrale de leurs actions. Une position qui semble particulièrement juste au moment où les expériences des gouvernements « progressistes » latino-américains montrent toutes leurs limites, et alors que nous avons besoin, plus que jamais, de pouvoir penser d’autres mondes possibles, au-delà d’un capitalisme qui détruit la planète.
Franck Gaudichaud est président de France Amérique Latine (FAL) et professeur à l’Université Toulouse Jean Jaurès.
Braulio Moro est journaliste et membre du bureau de FAL.
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