Pour résumer très brièvement la trajectoire de cette descente aux enfers, on peut décrire trois phases :
– Premier temps, la mise en place de l’occupation américaine qui voit l’émergence dès les premiers jours d’une guérilla anti occupation qui va rapidement monter en puissance. Du point du vue irakien, la violence politique (majoritairement des assassinats et des enlèvements) s’effectue d’abord entre anciens opposants à la dictature et cadres réels ou supposés de l’ancien régime, puis elle se développe entre les pro et antioccupation.
– Deuxième temps, pour faire face à une guérilla très active et à un sentiment anti occupation grandissant, les américains mettent en place une stratégie dite de l’ « Irakisation ». Il s’agit avant tout d’accélérer le processus politique et de placer les nouvelles institutions de l’Etat en construction, et en premier lieu la nouvelle police et armée irakienne [1], comme tampon entre l’occupation américaine et la résistance anti-occupation grandissante. Or, dès le départ, en nommant les ministres des premiers gouvernements de transitions sur des bases communautaires et non politique, les forces d’occupation ont renforcés la communautarisation des institutions de l’Etat et de l’espace politique et notamment l’armée et la police devenues majoritairement Chiite et Kurde.
L’« Irakisation » du conflit achève ce processus et fini de placer les trois communautés majoritaires (arabes chiites, arabes sunnites et kurdes) en un dangereux face à face, les Etats-Unis jouant les arbitres. [2] De fait, ce qui était vu comme une violente opposition politique inter irakienne entre ceux qui combattaient l’occupation et ceux qui collaboraient, a été déformé par le prisme communautaire. A partir de là, aux yeux du monde et en Irak y compris, la majorité des chiites et des kurdes collaborent avec l’occupation, tandis que la majorité des sunnites la combattent. [3]
Et dès la fin de l’année 2005, on peut dire que l’Irak rentre dans une guerre civile mettant aux prises au moins trois fronts. Une guérilla sur tout le territoire contre les forces de l’occupation et l’Etat collaborateur. Une guérilla entre chiites et sunnites au sud et au centre du pays. Une guérilla entre arabes et kurdes à l’Est autour de Kirkouk et Mossoul. Le tout caractérisé par une multiplication des acteurs de la guerre, des attentats de masses, des campagnes de « pacifications » destructives et des déplacements de populations qui ressemblent de plus en plus à du nettoyage ethnique ou confessionnel.
– Troisième temps, dans le contexte d’anarchie sociale et économique qui caractérise la société irakienne actuellement, les divers fronts de cette guerre civile sont en train de se décomposer en une multitude selon une tendance à la territorialisation et à l’autonomisation de la violence. C’est-à-dire que les acteurs principaux de la guerre civile, les groupes armés ou les milices sont en train de se battre non plus pour infliger une défaite militaire ou politique à l’ennemi, mais avant tout pour le contrôle d’un territoire qui doit pérenniser l’existence de la milice. Ainsi au Sud, plus d’une dizaine de milices chiites sont en train de s’affronter à Bassorah, pour le contrôle du marché noir du pétrole. Tandis qu’au centre du pays, une alliance entre tribus et groupes armés sunnites affrontent les diverses milices réunies autour d’Al Qaeda qui ont pris le contrôle d’une partie de la région d’Al Anbar et y ont fondé leur « califat ». [4]
Outre la démultiplication de la violence, ce processus a pour effet de renforcer la déconnexion entre espace politique et espace militaire, voir l’étouffement de l’espace politique par l’espace militaire. Ce qui réduit d’autant les chances de trouver une solution politique à la crise.
Le seul signe encourageant dans cet enfer, vient de la manifestation du 8 avril contre l’occupation appelée par le mouvement dirigé par Moktada al Sadr et qui a rassemblée plus d’un million d’irakiens. Ainsi, cette manifestation, d’où était absent tout signes sectaires ou confessionnels, a rassemblé aussi bien des arabes chiites que sunnites autour de slogans sur l’unité de l’Irak et contre l’occupation. Encourageant enfin, parce que cette mobilisation replace pour un temps la question de l’unité du pays et de la lutte contre l’occupation au centre du débat politique. Cependant, malgré l’importance numérique du mouvement al Sadr et la posture unitaire et anti américaine de son leader Moktada, la concurrence interne entre diverses tendances du mouvement (dont certaines sont directement liées aux américains ou aux iraniens) et la participation de l’armée du Medhi aux affrontements confessionnels, nous laissent septique quant à la possibilité, à court termes, d’une unification des mouvements sunnites et chiites sur des bases nationales autour d’Al Sadr.
Pour finir, il semble que les Etats-Unis, pris entre tous les feux d’une situation de moins en moins maîtrisable, perdent de plus en plus de soldats et de matériels. Le fameux « chaos constructif », tant vanté par les sectateurs néo-con, serait donc en train de faire sombrer le « navire US » en Irak. Tant mieux. Du coup, une partie importante des acteurs militaire et politiques américains sont en train de discuter publiquement de la possibilité d’un retrait des troupes d’occupation après les présidentielles US, c’est-à-dire en 2008. Vu le prix exorbitant que paye le peuple irakien, le plus tôt sera le mieux.
C’est peut être à l’aune de ce futur plus ou moins proche qu’il faut comprendre le retrait des ministres du mouvement al Sadr du gouvernement dirigé par al Maleki. Il s’agit d’une part de continuer à faire pression pour obtenir le retrait américain et de l’autre, sans doute, de se prémunir face à l’effondrement plus que probable du gouvernement si les américains s’en vont.