L’histoire remonte à mai 2020. Le 12, au lendemain du déconfinement, dans la sous-préfecture de l’Aveyron, se tient une manifestation à l’appel de la convergence des luttes millavoise. « On sortait du confinement, on voulait critiquer la manière dont la pandémie était gérée et mettre l’accent sur les conséquences de l’affaiblissement de l’hôpital. On voulait aussi réfléchir au “monde d’après”, il y avait une envie de s’exprimer et de le faire en respectant les gestes barrières et avec le masque, pas obligatoire à l’époque… », résume Christian Roqueirol, paysan syndicaliste à la Confédération paysanne. Entre « 130 et 150 personnes » se retrouvent dans la rue ce jour-là.
Dix jours plus tard, rebelote, en déambulation dans le marché du vendredi. Cette fois, les contestataires se constituent en petits groupes distincts, avant de se retrouver à une quarantaine, sur la place du Mandarous. Ce 22 mai, comme pour le 12, les manifestations n’ont pas été déclarées mais aucun contact n’a lieu avec la police, présente, et aucune prise d’identité ni interpellation n’est réalisée.
Pourtant, à partir de début juin, et en ordre dispersé, environ quarante-cinq personnes vont recevoir des amendes liées à ces manifestations. Des amendes de 135 euros, de quatrième classe, c’est-à-dire d’une faible gravité, pour « rassemblement interdit sur la voie publique dans une circonscription territoriale où l’état d’urgence sanitaire est déclaré ». Certains (une vingtaine) préfèrent payer. D’autres contestent.
Un officier zélé du ministère public, estimant que « les infractions sont dûment caractérisées », choisit de ne pas donner suite à ces contestations. Une entrave à la procédure (normalement les contestations annulent les demandes jusqu’à un passage au tribunal) qui a entraîné des majorations. À ce jour, au moins cinq personnes ont déjà subi des saisies sur leur compte bancaire.
C’est donc au bout d’un an, et après une requête en incident contentieux déposé le 8 février dernier par Julien Brel – l’un des avocats du groupe avec Benjamin Francos et Sébastien Delorge, du barreau de Toulouse –, que la première convocation au tribunal de police advient enfin pour vingt des « amendés de Millau ». Ces derniers, en vue de cette audience du 4 mai, ont pu prendre connaissance récemment du dossier de procédure, que Mediapart a aussi pu consulter.
Le procès-verbal établi le 13 mai détaille ce qui s’est passé la veille dans les rues de Millau entre 19 h 34 et 21 h 04. Un modèle de crise de panique hygiéniste administrative : à près de trente reprises, sur cinq petites pages, est mentionné tout ou partie du fait que « les gestes barrières ne sont pas respectés », que X et Y « ne se sont pas lavé les mains lors du passage de micro qui lui non plus n’a pas été désinfecté » ou qu’untel « tient dans ses mains non gantées le micro ». Bref, « plus aucune distanciation n’est tenue », s’effondre le scribe.
Mais le plus préoccupant est ailleurs, dans le PV dressé le soir même de la manifestation par le commandant de police. Le ton est donné dès la première page : il est fait état de « l’appel à manifester de l’ultra-gauche au niveau de place du Mandarous ». Suit une liste de trente personnes dont le pedigree politique, militant et activiste, est renseigné. Ainsi, vingt-cinq sont « connus de notre service pour être dans de nombreuses manifestations » note le commandant. Parmi ces derniers, neuf sont également connus pour « être sur la liste ALTERNATIVE ÉCOLOGIQUE ET ANTICAPITALISTE lors des élections municipales du 15 mars ». Une liste figurant intégralement en annexe d’un autre PV daté du 15 mai.
Bien plus qu’un simple copié-collé mécanique, le niveau de renseignement s’avère assez fin, jusqu’à estimer le degré d’implication dans le mouvement social de chacune et chacun : ainsi deux personnes sont-elles « connues de notre service pour être dans quelques manifestations » (à différencier donc de celles assistant à de « nombreuses » manifestations) ; une autre a « assisté à des réunions sur les incivilités dans notre ville » ; une autre est « venue à notre service pour voir son mari placé en garde à vue (suit la date précise de cette visite, quelques mois auparavant) ».
Sont retracés ainsi sans plus de précaution les fruits du travail de renseignement politique effectué par le commissariat de Millau. « On ne communique plus sur cette affaire », nous a fait savoir jeudi 22 avril ledit commissariat.
« On a été très choqué de découvrir ça, raconte Camille Valabrègue, tête de la liste politique visée qui a finalement obtenu 8 % des suffrages, finissant à la quatrième place le soir du premier tour. La liste n’a rien à voir avec ces manifestations. Bien sûr, on n’a pas découvert qu’on était connus des renseignements généraux mais le fait qu’ils mettent ainsi la liste en avant, et qu’ils parlent d’ultra-gauche, ça fait vraiment répression politique... Et quand on lit le PV, à part les quelques lignes sur le côté qui donnent le motif, on a l’impression qu’on nous reproche surtout nos idées politiques. » Pour Benoît Sanchez-Mateo, lui aussi « connu des services », ce « fichage » relève d’une « grosse dérive de la police ».
Une dérive aggravée par le fait que la police millavoise a utilisé les images de vidéosurveillance de la ville, qui lui ont permis de délivrer ces « amendes sans contact ». Connue dès le mois de juin 2020, cette facette du dossier (documentée dans cet article dans Numerama [1]) avait été assumée lors d’une rencontre mi-juin entre une délégation des personnes verbalisées, le sous-préfet et le commissaire, ce dernier reconnaissant l’usage des images extraites des caméras de vidéosurveillance, tout en minimisant l’importance de ce recours.
Pourtant, l’objet du PV du 13 mai est bien « l’exploitation de la vidéoprotection » dont les données ont été obtenues sur réquisition. « On a utilisé la vidéo pour surveiller les citoyens et museler l’opposition politique », s’indigne Benoit Sanchez-Mateo. « On n’est pas les premiers, depuis les gilets jaunes, à être condamnés pour avoir participé à des manifs. Mais un tel usage de la vidéo semble, lui, assez nouveau. Il ne faut pas laisser cela s’installer », s’alarme Camille Valabrègue.
« Une procédure est en cours et je ne commenterai pas l’utilisation qui a été faite de ces données extraites avec une réquisition à laquelle nous ne pouvions nous opposer, précise Christophe Saint-Pierre, maire (centre-droit) de Millau à l’époque des faits, joint par Mediapart. En revanche, je rappelle simplement que ce n’est pas à cette fin que les caméras ont été mises en place dans la ville. »
Au moment où les amendes arrivaient dans les boîtes aux lettres, le 13 juin 2020, le Conseil d’État suspendait le décret du 31 mai 2020 [2] interdisant, en raison de la « situation sanitaire », les manifestations de plus de dix personnes sur la voie publique. Le 4 mai, les « amendés de Millau » et leurs avocats entendent donc bien obtenir la relaxe. « On va faire un procès politique, défendre des militants qui sont poursuivis pour leur opinion par une police politique et demander au juge de remettre l’état de droit au milieu de la police millavoise », prévient Julien Brel pour qui « un tel fichage, s’appuyant qui plus est sur une procédure totalement bancale, est inacceptable ».
« Ils “délinquantisent” l’activité politique et criminalisent les manifestations. L’audience a été délocalisée de Millau à Rodez, sûrement pour éviter les troubles, mais on espère qu’il y aura quand même des soutiens… », lâche Christian Roqueirol. Lors de la manifestation du 22 mai, cet historique du mouvement du Larzac avait écrit de ses mains (bien lavées) sur une pancarte : « Plus d’infirmières, moins de militaires ».
Emmanuel Riondé