Le Xinjiang n’est province chinoise à part entière que depuis l’annexion par l’empire Qing à la fin du 19e siècle [2]. Le nom qui lui a été donné est sans ambiguïté : « Xinjiang » signifie en chinois « nouvelle marche », ou « nouvelle frontière ». Bien que l’empire Qing ne puisse pas être assimilé aux puissances impérialistes occidentales de l’époque (comme la Grande-Bretagne, la France et… la monarchie belge), on ne peut nier que le Xinjiang est né d’une conquête coloniale de la Chine impériale à sa périphérie immédiate (de même que le Caucase et certaines parties de l’Asie centrale étaient également des conquêtes coloniales de l’empire russe à sa périphérie). On ne peut nier non plus que les diverses populations autochtones très majoritaires – et très majoritairement musulmanes – de cette région ne se sont jamais considérées comme chinoises et ne se considèrent toujours pas comme chinoises. L’objectif actuel de Pékin est précisément de les noyer dans un colonialisme de peuplement Han qui discrimine les musulmans turciques sur tous les plans, considère que leur religion et leur ethnie font d’eux des suspects de terrorisme, et leur laisse le « choix » entre la sinisation forcée ou l’enfer d’une répression orwellienne sans équivalent.
Turkestan oriental : un peu d’histoire
La réalité de ce que que Pékin appelle le « Xinjiang » est mieux perçue par la dénomination plus ancienne de « Turkestan oriental », même si ce terme n’exprime pas non plus la diversité des peuples qui y vivent. Ce territoire très vaste (un sixième de la Chine, trois fois la France) appartient en effet à l’immense Asie centrale, avec ses chaînes de montagnes élevées, ses steppes, ses déserts, ses riches oasis et ses brillantes villes marchandes. La région est depuis plusieurs millénaires un carrefour des échanges Nord-Sud (entre les steppes sibériennes et le sous-continent indien) et, surtout, des échanges Est-Ouest (entre la Chine, la Caspienne, la Mer Noire et le bassin méditerranéen) le long de la « route de la soie ».
Aprement disputé au fil des siècles et composé de deux entités (steppes de Dzoungarie avec ses peuples nomades au Nord, bassin du Tarim avec ses marchands et ses cultivateurs entourant le désert du Taklamakan au Sud), la région annexé par les Qing était – et reste- une plaque tournante de ces échanges commerciaux et culturels. Les deux principaux embranchements de la « route de la soie » traversaient en effet le Xinjiang en contournant les déserts et en se faufilant entre les montagnes. Le brassage des peuples (Ouïgours, Kazakhs, Tadjiks, Mongols, Russes, Tatars, Chinois…) et des religions (musulmans, animistes, bouddhistes, taoïstes,…) est le produit de cette très longue histoire.
Tout au long de celle-ci, les empires (perse, ottoman, mongol, tibétain et chinois) ont cherché à dominer la région dans le but de s’assurer des positions stratégiques et de prélever des taxes sur son commerce florissant. Plus récemment, la Révolution industrielle apportée d’Occident a avivé des convoitises supplémentaires, car le Xinjiang est riche en productions agricoles (culture du coton) et en ressources minières (charbon, pétrole, gaz, fer, or, cuivre, plomb, zinc, uranium). Avec la modernité se sont développées aussi dans certaines couches de la population, Soufi en particulier, des aspirations démocratiques au développement, à l’éducation et à la libération face à la double tutelle de la tradition et des empires- russes et chinois principalement.
Dans ce contexte, la naissance de l’URSS apparut pendant quelques trop brèves années comme un espoir de briser ce que Lénine, parlant de l’empire russe, appelait « la prison des peuples ». Cette parenthèse se ferma brutalement avec Staline et le retour du chauvinisme grand-russe. Plus tard, en 1933, dans un contexte très troublé, une République du Turkestan Oriental fut proclamée puis rapidement écrasée par les seigneurs de guerre Hui (Chinois musulmans) alliés au Kuomintang. Une deuxième tentative d’indépendance eut lieu en 1949, avec le soutien ambigu de l’URSS (qui dominait la région depuis 1941, et s’y procura après guerre l’uranium nécessaire à sa première bombe). Moscou laissa pourtant la Chine (désormais République Populaire) reprendre le contrôle en 1949, après un bizarre accident : la mort mystérieuse des onze dirigeants nationalistes du Turkestan oriental, disparus lors d’un accident d’avion… alors qu’ils se rendaient à Pékin pour négocier avec Mao Zedong.
Colonie de peuplement Han
Quoi qu’il en soit, sous les Qing, à l’époque du Kuomintang ou dans le cadre de la République Populaire (RPC), la Chine a cherché à renforcer au Xinjiang la présence physique des Hans, installés de longue date le long de la route de la soie, mais ultra-minoritaires dans cette région fort peu peuplée (actuellement 21 millions d’habitants, dont 60% de ruraux). Cette volonté est devenue plus manifeste après 1949, quand la situation en Chine et à ses frontières s’est quelque peu apaisée. Le régime maoïste a accentué une politique de colonisation de peuplement pilotée par l’Etat central. La part des Hans dans la population est passée de 8% environ en 1953 à plus de 40% en 2000, avec des taux plus élevés dans la moitié Nord de la province et une forte séparation d’avec les peuples autochtones. Dans le même temps, la part des Ouïgours (de loin le peuple autochtone le plus important) est passée de plus de 75% à 45% [3]. Et ce n’est pas fini : le plan quinquennal en cours (2016-2020) mise sur l’installation d’un million de Hans supplémentaires.
Les Hans et les Huis (minorité de Chinois musulmans) se concentrent le long des voies de communication et dans les villes, en particulier dans la capitale Urumqi et dans les centres historiques de la civilisation médiévale ouïgour telles que Kashgar, Aksu, Tarim…, où ils deviennent majoritaires. Ils sont attirés par les plans nationaux de développement du Nord-Ouest mis en œuvre par le Xinjiang Construction and Production Corps (XCPC), un organe du pouvoir central chargé du développement, de la sécurité et de l’harmonie ethnique dans la région. Ce XCPC emploie 2,4 millions de personnes – des Hans à 90%, contrôle un tiers des terres arables, un quart de la production industrielle et administre directement plusieurs villes moyennes. C’est la puissance dominante au Xinjiang et le principal levier de sinisation sociale, économique et administrative. L’armée est un autre levier de la colonisation Han : 1,3 millions de soldats chinois sont présents au Xinjiang, ce nombre devrait tripler dans les prochaines années et 25 villes seront construites pour accueillir les troupes. Enfin, la libéralisation économique a pour effet qu’un nombre croissant de Hans s’installent au Xinjiang pour y faire carrière dans le secteur privé (industrie pétrolière, textile, tourisme,…), dont les employeurs Hans embauchent préférentiellement… des Hans.
Le Xinjiang est pourtant une région ouïgour autonome, dira-t-on ? Sur le papier, oui. En 1955, Pékin donna un statut d’autonomie à différentes régions de Chine peuplées de non Hans, dont le Xinjiang. A l’époque déjà, Mao Zedong attirait l’attention sur le fait que la RPC est peuplée à 94% de Hans mais dépend à 60% des ressources minières et énergétiques situées dans des régions où les minorités dominent, dont le Xinjiang. Comme en URSS, le régime bureaucratique de parti unique maoïste était très vigilant face au risque de dissidence que constituent les groupes opprimés, quels qu’ils soient. Il y a eu des périodes plus paternalistes, d’autres plus répressives mais, d’une manière générale, « l’autonomie » des régions spécifiques a été étroitement contrôlée par l’appareil du Parti (où les Hans dominent), donc par le pouvoir central, et couplée à un discours idéologique hypocrite sur « l’entraide », « l’harmonie » et « l’unité » au sein de la patrie.
Au Xinjiang, cette politique s’est accompagnée dès l’origine d’une méfiance institutionnelle et d’un encouragement aux préjugés des Hans vis-à-vis des populations turciques et musulmanes, soupçonnées de pouvoir trahir la nation au profit du monde islamique en général, turc en particulier. C’est ainsi que, dès 1966, les Ouïgours se sont vus interdire de sortir de Chine, pour ne pas être exposés à de mauvaises influences. Après la mort de Mao (1976), les années 80 ont vu un relatif assouplissement du contrôle sur les musulmans turciques mais, après la défaite de l’URSS face aux Talibans en Afghanistan (février 1989) et l’écrasement du mouvement démocratique à Tiananmen (juin 1989), le régime a recommencé à serrer la vis aux musulmans du Xinjiang l’appareil local du parti a été épuré, et la tension est montée de plusieurs crans. Plusieurs émeutes ont éclaté dans les années ’90 et ont été violemment réprimées. Des Hans et des Ouïgours « collabos » ont été agressés, parfois tués. A Urumqi en 2009 des affrontements inter ethniques ont fait jusqu’à 197 victimes. Les données doivent être prises avec prudence mais il semble que tout ait commencé par un rassemblement d’étudiants exigeant une explication sur les circonstances de la mort lors d’une rixe de deux ouvriers Ouïgours déplacés dans le Sud. Avaient-ils été victimes du racisme Han ? En tout cas, à dater de ce jour, la doctrine « Yanga » des autorités (« frapper fort » contre la menace autonomiste) est devenue le complément systématique des plans de développement favorables aux Han [4].
Dépossession, humiliation, discrimination : de mal en pis
Entre Chinois et non-Chinois, des tensions se sont accumulées au fil des siècles. Loin de les apaiser, la politique de la RPC les aiguise, particulièrement depuis une bonne trentaine d’années. Ce phénomène est lié à la volonté du régime de faire de la Chine « l’atelier du monde » capitaliste pour la hisser au rang de grande puissance. L’atelier du monde, en effet, requiert beaucoup d’énergie, ce qui a accru considérablement l’importance du Xinjiang. Celui-ci vient en tête des provinces chinoises pour les réserves connues de combustibles fossiles (38% du charbon, 21,5% du pétrole, 23,3% du gaz naturel), auxquelles il faut ajouter l’uranium. La province a aussi un gigantesque potentiel renouvelable (éolien, solaire, hydroélectrique) qui n’est que très partiellement exploité [5].
L’administration chinoise mise sur cet Eldorado énergétique à la fois pour soutenir l’industrialisation du pays tout entier – via l’exportation d’électricité et de gaz vers d’autres régions de Chine – et pour industrialiser la province. Un gazoduc doit relier celle-ci à Shanghaï. Sur place, le charbon à bas coût permet de produire une électricité bon marché, ce qui est décisif pour la compétitivité de l’industrie, en particulier pour la fabrication du silicone polycristallin. Cette production en effet est extrêmement énergivore. Du coup, loi du profit oblige : près de la moitié du silicone polycristallin utilisé dans le monde pour fabriquer les panneaux photovoltaïques est produite au Xinjiang. Sans cette ressource acquise à un prix défiant toute concurrence, le coût de la « transition verte » et des « Green Deals » capitalistes augmenterait très considérablement( [6]. On comprend mieux, dans ces conditions, que l’Union Européenne ait rangé les droits humains au placard pour signer son récent accord commercial avec la Chine… [7].
La colonisation de peuplement avec accaparement des ressources a des conséquences en cascade sur le plan social et écologique. Par exemple, l’exploitation du charbon nécessite de grandes quantités d’eau. Le Xinjiang n’en manque pas, mais c’est aussi un pays de déserts et d’oasis. Pour que l’industrie ait un accès suffisant à la ressource, Pékin a décidé que l’agriculture devait en consommer moins. Le régime chinois a donc organisé l’exode rural massif des populations autochtones. Entre 2004 et 2020, on estime à plus de dix millions le nombre de personnes qui ont dû quitter les campagnes pour travailler dans une économie dominée par les Hans. Celles qui présentent des indices d’une possible « radicalisation islamique » ont été contraintes au travail forcé dans le cadre de leur « rééducation »( [8].
Les multinationales capitalistes sont parmi les grands bénéficiaires de ce système : entre 2017 et 2019, 83 multinationales auraient bénéficié du travail forcé de quelque 80.000 récalcitrant.e.s issus des communautés musulmanes du Xinjiang. Quant aux terres ainsi récupérées, elles sont proposées aux investisseurs chinois. C’est ainsi que la monoculture industrielle du coton a explosé, faisant du Xinjiang une des principales régions chinoises de production et de transformation textile. Globalement, la province est certes sortie de la pauvreté qui la caractérisait précédemment, mais l’inégalité sociale a explosé également, surtout si on prend en compte la ligne de clivage ethnico-religieux : le revenu moyen des ménage Hans est jusqu’à quatre fois plus élevé que celui des ménages composés de Ouïgours, Kazakhs et d’autres groupes musulmans opprimés [9].
Nouvelles routes de la soie, oppression renforcée
Une dynamique coloniale aux relents racistes et islamophobes s’est mise en place. Elle s’est encore renforcée sur la dernière période dans le cadre du projet chinois de « nouvelles routes de la soie ». Le Xinjiang est en effet au cœur d’un des volets de ce vaste plan économique et géostratégique qui vise à la fois à renforcer les échanges globaux de la Chine avec l’Ouest, à réduire sa dépendance aux énergies fossiles importées du Moyen-Orient (en important du gaz russe et du pétrole du Kazakhstan, d’une part, en valorisant ses propres réserves fossiles, en développant le nucléaire et les renouvelables, d’autre part) et à établir à travers l’Eurasie des moyens de communication terrestres (routes et chemins de fer) qui pourraient s’avérer utiles en cas de tensions sur les routes maritimes. En d’autres termes, les « nouvelles routes de la soie » signifient que le territoire n’est plus seulement un réservoir de ressources : il devient le point de passage d’énormes flux internationaux de marchandises, dont rien ne doit venir gripper la soyeuse circulation. Du coup, le contrôle strict des peuples musulmans opprimés d’Asie centrale devient pour Pékin un enjeu géostratégique décisif : il faut que l’ordre règne au Xinjiang et alentours, plus que jamais [10].
Ce plan ne sort pas de nulle part. En 2001 déjà, suite aux attentats terroristes de New York, la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan avaient fondé l’Organisation de Coopération de Shanghaï (élargie en 2017 à l’Inde et au Pakistan). L’initiative venait principalement de Poutine. Le leader russe avait, selon ses propres dires, « buté les terroristes jusque dans les chiottes » en Tchétchénie, autrement dit écrasé les Tchétchènes insurgés contre la mainmise de Moscou. La Chine est au moins aussi motivée que la Russie par l’objectif de cette Coopération, qui est de « assurer la sécurité collective de ses adhérents face aux menaces du terrorisme, de l’extrémisme et du séparatisme » [11]. La participation des « quatre Stan » laisse deviner le jeu de Poutine et de Xi : user de la carotte et du bâton pour s’assurer la collaboration des appareils policiers des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale à la lutte contre les opposant.e.s « terroristes », « séparatistes », ou vaguement « extrémistes ». Dès ce moment, les populations musulmanes et autres communautés opprimées d’Asie centrale étaient clairement dans le collimateur. Elles le sont encore plus aujourd’hui. C’est ainsi que la Chine a obtenu du Kazakhstan l’interdiction des organisations Ouïgour.
La question nationale n’est généralement que l’enveloppe de la question sociale. Quand des communautés ethnico-religieuses opprimées sont dépossédées et discriminées sur le plan économique et social, il ne faut pas s’étonner que leur protestation légitime prenne une forme nationaliste et/ou religieuse. Lénine l’avait compris. Prenant tardivement conscience de la brutalité grand-russe de Staline contre les communistes géorgiens accusés de « social-nationalisme », il avait rassemblé ses dernières forces, en 1922, pour mettre en garde : « Il est tout à fait vain de poser dans l’abstrait la question du nationalisme en général. Il faut distinguer entre le nationalisme de la nation qui opprime et celui de la nation opprimée.(…) Par rapport au second nationalisme, nous, les nationaux d’une grande nation, nous nous rendons presque toujours coupables à travers l’histoire d’une infinité de violences, et même plus nous commettons une infinité d’injustices et d’exactions sans nous en apercevoir.(…) Ainsi l’internationalisme doit-il consister non seulement dans le respect de l’égalité formelle des nations mais encore dans une inégalité compensant, de la part de la grande nation, l’inégalité qui se manifeste pratiquement dans la vie. Quiconque n’a pas compris cela n’a pas compris ce qu’est l’attitude vraiment prolétarienne à l’égard de la question nationale (…) et ne peut que glisser vers les positions de la bourgeoisie » [12]. Lénine doit faire des bonds dans sa tombe : c’est au nom du « communisme » que le régime chinois commet au Xinjiang une infinité de violences, d’injustices et d’exactions organisées tout à fait délibérément, à une échelle de masse.
Sous prétexte d’anti-terrorisme, l’assimilation forcée
Comment caractériser ces violences ? Le gouvernement étasunien et de nombreux média capitalistes parlent de « génocide ». Un génocide est une entreprise d’extermination physique d’un peuple. Il y a aujourd’hui une tendance funeste à utiliser cette notion à tort et à travers. Ce n’est pas de génocide qu’il s’agit au Xinjiang. La reprise par Ecolo de cette accusation est tout à fait inopportune. En la formulant, les Verts contribuent à banaliser les vrais génocides – juif, tutsi, arménien…- et les horreurs commises par l’impérialisme aux quatre coins du monde tout au long de son histoire (Hiroshima et Dresde, par exemple). En plus, ils aident à Pékin à se dédouaner face à une accusation qui relève manifestement de la propagande.
En réalité, la Chine ne veut pas plus liquider physiquement tous les Ouïghours qu’Israël ne veut liquider physiquement tous les Palestiniens. La volonté de Pékin est autre : détruire culturellement les peuples musulmans autochtones du Xinjiang, les siniser en éliminant purement et simplement leur identité et les employer comme main d’œuvre au rabais. C’est ce projet qui se concrétise dans les autodafés de livres, les mesures contre les langues maternelles, les restrictions de la liberté religieuse, les camps de rééducation, le système d’espionnage et de délation, les check points, le fichage biométrique systématique, l’enlèvement des enfants à leurs parents « suspects », l’emploi de travailleurs/euses Ouïgours pour boucher les trous créés par la COVID dans d’autres provinces, sans oublier la pratique particulièrement perverse des soi-disant « cousins Hans », ces fonctionnaires chinois chargés de vivre une semaine par mois dans l’intimité des familles Ouïgours…
Bien que la Chine déploie de grands efforts pour ne rien laisser filtrer de sa politique au Xinjiang, on en sait suffisamment par la diaspora organisée dans le Congrès mondial ouïgour – qui n’a rien à voir avec le djihadisme ! – pour affirmer que le Nord-Ouest chinois est le théâtre d’un crime contre l’humanité. Un crime odieux, perpétré avec la circonstance aggravante qu’il est perpétré à huis clos par un Etat puissant contre des victimes très minoritaires et qui n’ont aucune échappatoire. Un crime orwellien dont les multinationales capitalistes et les Etats occidentaux sont complices dans les faits – en dépit des accusations de « génocide » que les dirigeants lancent hypocritement pour entretenir le mythe de la « démocratie occidentale ».
Comme le montre l’article que nous avons publié par ailleurs, la Chine met en œuvre au Xinjiang des moyens repris des stratégies de répression déployées par l’impérialisme étasunien en Irak et par l’Etat sioniste en Palestine. A quatre différences près, qui rendent la politique de Pékin pire que l’original : 1°) la stratégie est mise en œuvre préventivement ; 2°) elle s’appuie de façon structurelle, à la maoïste, sur la collaboration des comités de quartiers du parti et sur celle des individus de la nation colonisatrice ; 3°) elle recourt à très grande échelle aux technologies de tracing et de reconnaissance faciale ; 4°) enfermées dans leur propre pays comme dans des prisons à ciel ouvert, les populations ne sont pas seulement soumises à un contrôle humiliant, comme les Palestiniens, mais aussi à une tentative d’assimilation forcée à une échelle de masse.
Comme en Occident (et en Russie), la « lutte contre le terrorisme » sert en Chine de prétexte à une politique de pillage colonial qui charrie avec elle le racisme et l’islamophobie. Comme en Occident (et en Russie) cette « lutte contre le terrorisme » fait le terreau du terrorisme… de sorte que le terrorisme en se développant peut effectivement servir à justifier la lutte anti-terroriste et son durcissement. Le cas tchétchène qui a inspiré la Coopération de Shanghaï est instructif : les opérations militaires « anti-terroristes » ont continué officiellement jusqu’en 2009, à tel point que Moscou a dû déclarer une deuxième fois la fin de la guerre soi-disant gagnée en 2001. Ce qui s’est joué pendant cette période a été aussi la « tchétchénisation » du conflit, c’est-à-dire, l’instauration d’un pouvoir local brutal vers lequel Moscou a externalisé l’exercice de la répression, qui persiste jusqu’à aujourd’hui. Toutes les expériences de guerre contre le djihad convergent vers la même conclusion : ces politiques ne produisent pas seulement des explosions et conflits brutaux, elles créent des situations larvées où la question politique (la demande d’autonomie de la population en question) n’est jamais réglée et où apparaissent des cycles de violence qui s’alimentent sans fin.
L’avertissement de Lénine
Le PTB dénonce ces dynamiques infernales quand il s’agit de l’Irak ou de la Palestine. Du coup, face aux Ouïgours, il est plutôt embarrassé. Il dit « désapprouver la réponse chinoise au terrorisme », qu’il trouve « trop large » (Interview de Nabil Boukili sur RTL). Cette argumentation fuyante accrédite en fait l’idée que le problème de fond, au Xinjiang, serait le terrorisme. Or, si des Ouïgours ont rejoint le djihad en Afghanistan et en Syrie, et si des attaques terroristes ont été commises en Chine par des Ouïgours (sur la place Tienanmen en 2013, dans les gares de Kunming et d’Urumqi en 2014, peut-être d’autres encore) [13], il ne fait aucun doute que le fond du problème, comme en Palestine, est le colonialisme de peuplement, l’accaparement des ressources au profit du colonisateur méprisant, l’explosion des discriminations et des humiliations imposées à des gens dépossédés de leur propre pays et, dans le cas du Xinjiang, de leur propre culture. Que cette situation intolérable d’injustice (dont les femmes sont les victimes spécifiques, au Xinjiang comme ailleurs) provoque des explosions de colère, aucun marxiste digne de ce nom ne devrait s’en étonner. La répression de fer appliquée pour prolonger l’injustice ne peut qu’alimenter la mouvance djihadiste, représentée par le Mouvement islamique du Turkestan Oriental [14].
Il n’y a rien à attendre des Verts, qui gèrent le néolibéralisme et accompagnent le très hypothétique « capitalisme vert ». Quant au PTB, il se retrouve confronté aux démons de son propre passé. En profitera-t-il pour interroger sa filiation idéologique avec Staline, qu’il dissimule à ses propres membres mais n’a jamais reniée [15] ? Il lui faudrait pour cela voir en face la réalité de ce que l’historien Moshe Lewin a appelé « le dernier combat de Lénine » [16]. La question posée est la suivante : pourquoi le dirigeant d’Octobre était-il si virulent dans sa dénonciation du nationalisme grand-russe au sein de son parti ? Parce qu’il considérait l’attitude vis-à-vis des petites nations opprimées comme une question de principe, c’est-à-dire une question qu’on ne transgresse pas sans conséquences : « Quiconque n’a pas compris cela (…) ne peut que glisser vers les positions de la bourgeoisie ».
Ne croyez pas que Lénine, en affirmant cela, sous-estimait l’importance du front uni contre l’impérialisme qui assiégeait l’URSS. Voici au contraire ce qu’il en disait : « Une chose est la nécessité de faire front contre les impérialistes d’Occident, défenseurs du monde capitaliste. Autre chose est de nous engager nous-mêmes dans des rapports impérialistes (je souligne, DT) à l’égard des nationalités opprimés, en éveillant ainsi la suspicion sur la sincérité de nos principes, sur notre justification de principe de la lutte contre l’impérialisme ».
Rappelons que Lénine, par ces mots, fustigeait le dérapage nationaliste grand-russe d’un cercle limité de dirigeants soviétiques… à un moment où la révolution victorieuse semblait prête à extirper le cancer capitaliste jusqu’à la racine ! On imagine sans peine ce que le dirigeant d’Octobre dirait face au nationalisme grand-Han des dirigeants chinois unanimes, qui pilotent allègrement le rétablissement du capitalisme le plus brutal… Vous avez dit : « glisser vers les positions de la bourgeoisie » ? La tâche de la gauche est d’affirmer son soutien au peuple ouïgour contre la tentative d’étranglement culturel de la Chine, pas de couvrir à demi-mots les crimes de Pékin.
Daniel Tanuro