La grande crise nationale que traverse l’Inde s’accompagne d’un appel des responsables politiques à l’unité. “Nous devrions tous nous taire. Or, en démocratie, l’analyse et le questionnement ne s’arrêtent pas” par décret, explique Shekhar Gupta, rédacteur en chef du site d’information The Print. Comme tous les dirigeants autoritaires, de Trump à Bolsonaro, en passant par Erdogan et Nétanyahou, Narendra Modi “n’admet jamais un échec, un revers, ou tout ce qui ressemble à une défaite, aussi minime soit-elle”. Le Premier ministre indien fait en sorte de “ne jamais avoir l’air de ciller”. S’il reconnaissait ses erreurs, cela reviendrait à “admettre qu’il est un être humain comme les autres, et non une figure divine”.
L’épidémie de Covid-19 a fait payer aux populations des États-Unis, du Brésil et, jusqu’à récemment, du Royaume-Uni, “le prix de l’excès de confiance de leurs dirigeants”. C’est la même chose aujourd’hui en Inde. Et Narendra Modi en a pris conscience.
Rattrapé par la pandémie
Trois indices montrent que le vent a tourné. Le 18 avril, son prédécesseur de gauche, Manmohan Singh, lui a donné des conseils pour sauver le pays de la catastrophe sanitaire. Dès le lendemain, le gouvernement Modi annonçait suivre ces recommandations, sur l’accélération de la vaccination notamment. “Ce n’est pas le signe d’un pouvoir fort”, estime Shekhar Gupta.
Puis le 20 avril, dans une allocution télévisée inhabituellement brève, Narendra Modi est apparu “la mine sombre” et s’est abstenu “de ses promesses et exhortations habituelles”.
Par la suite, enfin, le leader nationaliste s’est résigné à “annuler la dernière étape de sa campagne électorale” au Bengale-Occidental, comprenant qu’il était rattrapé par la pandémie.
Qu’il paraît loin, le temps où son parti, le BJP, était prêt à dresser un arc de triomphe à son héros et déclarait “la victoire” de l’Inde contre le coronavirus, saluant “avec fierté” le leadership “compétent et visionnaire” d’un Premier ministre admiré, paraît-il, par le monde entier. C’était en février.
Comme si les vies ne comptaient pas
Maintenant, c’est “la chambre des horreurs”, observe Vidya Krishnan, journaliste au mensuel The Caravan. En 2020, Narendra Modi avait imposé un confinement très dur au sous-continent, “sans consulter les scientifiques”, ajoutant une crise économique et humanitaire à l’urgence médicale de l’époque.
Depuis que la deuxième vague a commencé, “il n’a pas davantage pris conseil auprès de la Task Force” supposée l’aider dans ses décisions. “Le chagrin des citoyens indiens n’a d’égal que la conscience qu’ils ont d’être livrés à eux-mêmes”, le chef du gouvernement leur ayant demandé, “sans aucun sens de l’ironie”, de se constituer en petits comités dans leur quartier ou leur immeuble pour combattre le fléau. C’est donc sur les réseaux sociaux que l’entraide s’organise, sans le concours de l’État.
Le naufrage de l’Inde est “la conséquence inévitable du soutien aveugle” accordé depuis 2014 par la population “à un gouvernement anti-intellectuel”. La carrière politique de Modi est “un monument de trahison”. “Tout au long de sa carrière, il a fait preuve d’un appétit insatiable pour emprisonner et menacer ses propres citoyens, pour les laisser mourir sous sa surveillance, sans accepter la moindre responsabilité”, dénonce Vidya Krishnan.
Modi a demandé au peuple indien “de fermer les yeux sur les effusions de sang au Cachemire, les viols collectifs de femmes, les lynchages de minorités musulmanes, les atrocités commises contre les Dalits [anciennement appelés ‘intouchables’] et le spectre des camps de détention dans l’Assam.”
Ces sept dernières années, le cynisme de cette politique “a fait oublier l’état des infrastructures de santé”, comme si les vies “ne comptaient pas”. La vérité est en train d’éclater au grand jour.
Guillaume Delacroix
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