Tous les candidats de droite et d’extrême droite à l’élection présidentielle semblent tout particulièrement préoccupés par la liberté des femmes et développent une sensibilité et une attention quasi obsessionnelles à l’égalité des sexes. Tout se passe comme si la condition des femmes était devenue, comme par magie, une priorité nationale en matière… de justice sociale ? Non, d’ « immigration ». Jean-Marie Le Pen, Nicolas Sarkozy, Philippe de Villiers, principalement, n’ont de cesse de nous rappeler que l’égalité des sexes est un principe constitutif de « notre » nation et de « notre » culture, voire un trait distinctif de « notre » civilisation, chrétienne s’il en est. Que les femmes sont « chez nous » traitées comme les égales des hommes, qu’elles jouissent de tous les droits comme de tous les privilèges. Aussi, désormais, l’une des conditions d’admission sur « notre » territoire des populations immigrées sera le respect inconditionnel de ce qui relève, à les entendre, de l’essence de l’Occident : l’égalité des sexes. Pour certains, les candidats à l’immigration en France devront signer un pacte dans lequel ils s’engagent à respecter ce qui est présenté comme une « coutume » bien de chez nous : le respect des femmes. A l’image des Pays-Bas, on leur diffusera des vidéos de femmes, seins nus sur les plages de la côte d’Azur, ou encore de deux hommes s’embrassant tendrement sur la bouche, pour tester leur tolérance à la modernité.
La campagne présidentielle française se fait ici l’écho d’un processus déjà bien entamé. Tout a commencé avec l’Afghanistan et la guerre déclarée de Bush contre les Talibans au nom du droit des femmes [2], véritable cache sexe d’une croisade impérialiste, cela s’est poursuivi avec le projet de constitution européenne, dans lequel on pouvait lire que l’égalité des hommes et des femmes était un principe constitutif de la culture et de l’histoire européenne sans pour autant qu’il soit suivi de mesures constitutionnelles concrètes et ambitieuses en la matière [3].
On assiste donc à la racialisation d’un principe politique, celui de l’égalité des sexes et, dans une moindre mesure, des sexualités : l’égalité des hommes et des femmes est devenue un trait culturel voire un patrimoine génétique hérité de la race des Francs ou des Gaulois. Les politiques les plus nationalistes et les plus sécuritaires se font au nom des femmes. Or, cette captation raciste du combat féministe historique, de nos mouvements, de nos luttes, de nos victoires a trois effets majeurs. Premièrement, elle vise à instrumentaliser le féminisme dans le cadre d’une rhétorique au service d’un discours raciste plus ou moins déclaré. Quand Marine Le Pen se fait le héraut de la cause des femmes, elle séduit à peu de frais un électorat féminin traditionnellement moins enclin à voter pour le FN, elle recouvre par là même les propositions de son programme qui visent à favoriser le retour à la maison massif des travailleuses, à limiter drastiquement le droit à l’avortement, à favoriser une politique familialiste donnant la priorité aux « mères françaises ».
Deuxièmement, la captation par les partis de droite de ce discours au parfum féministe a pour conséquence d’occulter totalement la réalité des inégalités, des discriminations et des violences dont font toujours l’objet les femmes, mais aussi toutes les autres minorités sexuelles (gays, lesbiennes, transsexuelles), « chez nous ». A ce titre, le cas des violences sexistes, homophobes, lesbophobes ou transphobes est paradigmatique. La focalisation quasi exclusive des politiques sur des violences « exotiques », telles que la lapidation, l’immolation, l’excision… a pour effet de nous faire croire que la violence sexiste, notamment, est l’apanage du « garçon arabe » [4], qui hante les halls et les caves des cités HLM à la solde d’Al Qaïda, de « l’immigré africain » polygame et adepte de vaudou, de « l’antillais rmiste » alcoolique et jovial ; que seules désormais les femmes noires, descendantes de l’immigration coloniale, migrantes ou réfugiées « doivent » s’émanciper en se libérant de « leurs » hommes. Or, les enquêtes sociologiques menées depuis plusieurs années ne cessent de le rappeler [5] : la violence sexuelle (attouchement, viol, harcèlement, etc.) n’a ni couleur, ni origine ; elle est transversale à toutes les classes sociales. La violence conjugale tue une femme tous les trois jours en France – faut-il le rappeler, Bertrand Cantat ne venait pas de la cité des 4000. Et, si les femmes sont davantage exposées à la violence verbale ou physique dans l’espace public lorsqu’elles vivent en grande précarité, il n’en demeure pas moins qu’il n’y a pas d’angle facial du sexisme, comme au bon vieux temps de l’anthropométrie raciste du XIXe siècle.
Troisièmement, la prise en otage de certains thèmes féministes par les partis de droite a pour effet de racialiser le féminisme lui-même, en orchestrant un choc des civilisations entre le voile et le string, taillé de toute pièce. Ainsi, quand le FN lance à l’automne 2006 une campagne d’affichage, il choisit, entre autres, une jeune « beurette » cheveux lâchés, tee-shirt court, pantalon taille basse, piercing, pour incarner le slogan frontiste. Il s’agit là d’exhiber une figure féminine de l’assimilation clairement opposée à celle de la « jeune fille voilée », réputée hostile à la prétendue laïcité républicaine, stigmatisée comme suppôt de la domination masculine.
A en croire les partis de droite, le féminisme est donc consubstantiel à l’« Occident ». Mais de quel féminisme parle-t-on ? De ce même féminisme dans lequel s’est drapé l’armée française en Algérie à la fin du XIXe siècle pour aller « civiliser » ces « barbares d’Arabes » qui séquestraient et voilaient leurs femmes et leurs filles ? Ce sont les mêmes militaires, politiques et administrateurs coloniaux qui voulaient libérer les femmes de « leur culture » et qui, « de retour dans leur ‘mère patrie’ […] ont été les plus fervents opposants aux luttes féministes de la première vague » [6], pour les droits civils et civiques des femmes. En face, en « Orient », exactement les mêmes partis de droite néoconservatrice répondent aujourd’hui du tac au tac que la dignité des femmes est chaque jour tout autant bafouée en « Occident », comme en témoigne, selon eux, la publicité ou la pornographie.
Le problème n’est évidemment pas civilisationnel, ou même culturel, on l’aura compris, mais bien politique. Nous savons que sur nombre de combats, ces droites du monde entier avancent main dans la main contre les revendications des mouvements féministes, gays et lesbiens ; qu’il n’y a pas de meilleurs alliés que Benoît XVI, Bush, Le Pen ou Ahmadinejad sur les questions d’avortement ou de mariage homosexuel [7].
Or, les effets politiques de ces discours de haine sont catastrophiques pour le féminisme lui-même, car, comme on l’a vu récemment sur « l’affaire du voile », ils hypothèquent les coalitions, tant internationales que nationales, entre les divers mouvements des femmes, en insufflant dans ses rangs le soupçon d’ethnocentrisme – les féministes « françaises » n’auraient pas à donner des leçons d’émancipation si celle-ci se résume au droit de porter une mini jupe ; inversement, les féministes « voilées » ne seraient pas des « vraies » féministes – ni même de « vraies » françaises, selon leurs détracteurs, car elles exhibent une image soumise des femmes. Sortir de cette aporie infernale, c’est d’abord refuser cet antagonisme ethnicisant et fallacieux qui opposent les « blanches » et les autres, les « occidentales » ou les « françaises » et les « musulmanes »…, c’est d’abord décoloniser un certain féminisme français qui s’est laissé séduire par ce pseudo discours victimaire de droite et refuser que la lutte contre le sexisme fasse le lit du racisme et de la chasse à l’immigré. Il s’agit donc de refuser de penser la libération des femmes dans les termes mêmes que nous imposent l’extrême droite, et qu’elle impose à la scène publique, en dénonçant ce qui de fait est contradictoire avec tout projet féministe : l’identité nationale.
Cela étant, si la rhétorique de la droite lepeniste ou sarkozyste sur l’égalité des hommes et des femmes bénéficie d’une telle audience, c’est qu’elle joue aussi sur les atermoiements de la gauche majoritaire. Dans une certaine mesure, parallèlement à la diffusion dans la société d’une certaine conscience féministe – même si cette dernière ne s’identifie pas au féminisme
historique –, la mise en minorité d’un engagement féministe radical à gauche a permis qu’un féminisme de mascarade émerge à droite. En 2007, qu’en est-il de l’application de la nième version de la loi Roudy qui, dans sa version initiale de 1983, entérinait un principe de justice pour lequel les mouvements féministes se mobilisent depuis plus d’un siècle déjà : à travail égal, salaire égal ? Qu’en est-il des mesures concrètes de lutte contre le plafond de verre ? Qu’en est-il de la mise en place d’une véritable politique de garde collective à l’échelle nationale, quand tant de femmes ne trouvent pas de place en crèche pour leur enfant ? Qu’en est-il d’une véritable solidarité avec les femmes du Sud qui viennent justement soigner « nos » intérieurs, « nos » mioches, « nos » vieux et « nos » malades ? Qu’en est-il d’une éducation sexuelle digne de ce nom au collège ? Qu’en est-il d’une politique efficace de lutte contre le sexisme proposant, par exemple, aux grands fabricants de jouets une charte de l’égalité des sexes et des sexualités, pour qu’ils cessent d’inonder les magasins de nécessaires à ménage rose pour petite ménagère modèle ? Qu’en est-il de la parité « privée », quand 80 % du travail domestique est toujours dévolu aux femmes ? Qu’en est-il du sauvetage de la spécialité de gynécologie médicale et de la revalorisation de la carrière des médecins pratiquant les IVG ? Qu’en est-il du remboursement de la pilule ? Qu’en est-il de l’accès non seulement à l’adoption, mais à la procréation médicalement assistée pour les couples gays, lesbiens, mais aussi transsexuels ? Qu’en est-il justement de la dé-psychiatrisation des trans identités, quand on sait que le « transsexualisme » figure encore dans la classification de l’OMS des maladies mentales ?
Pour faire contrepoids à la rhétorique féministe des partis de droite, qui barbarisent des groupes sociaux ou des peuples au nom des femmes, qui décident de qui sont les civilisés et qui sont les incivilisés, la féminité empathique de telle ou telle candidate ne suffira pas : un réel engagement anti-sexiste et anti-raciste est plus que nécessaire dans le cadre d’un véritable projet de gauche et, ici et maintenant, dans le campagne, pour empêcher qu’une politique rétrograde d’exclusion sociale ne se fasse en notre nom.
Notes
[1] Je reprends ici le titre du texte manifeste « Pas en notre nom ! », lancé le 8 mars 2005 par le réseau féministe NextGenderation à l’occasion de la journée internationale des femmes au moment de la campagne pour la constitution européenne. Texte disponible en ligne : http://www.nextgenderation.net/projects/notinournames/francais.html
[2] Cf. Christine Delphy, « Une guerre pour les femmes afghanes ? », Nouvelles questions féministes, vol. 21, n°1, 2002.
[3] NextGenderation, « Pas en notre nom ! », op. cit.
[4] Voir Nacira Guénif et Eric Macé, Les Féministes et le garçon arabe, Paris, l’Aube, 2004.
[5] Maryse Jaspard (dir.), Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, (ENVEFF), Paris, La documentation française, 2003.
[6] NextGenderation, « Pas en notre nom ! », op. cit.
[7] Cf. Eric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, n°26, 2006/3.