“Dans le village, il y avait un chœur ; il y avait un groupe folklorique, avec une harpe, qui avait gagné des prix ; il y avait une chapelle. Et toute cette culture a juste fini sous l’eau. Ce que vous voyez ici, c’est le cimetière d’une communauté galloise.” Plus d’un demi-siècle plus tard, Elwyn Edwards éprouve encore un vif sentiment d’injustice quand il contemple la vallée de Tryweryn, dans le nord-ouest du pays de Galles, où le village prospère de Capel Celyn a été délibérément submergé en 1965.
Sur ordre de Westminster, cette bourgade pittoresque a été sacrifiée pour créer un réservoir d’eau potable destinée à Liverpool, à près de 70 kilomètres de là. Les habitants de Capel Celyn avaient protesté, et les députés gallois s’étaient farouchement opposés à la décision à la Chambre des communes. Edwards, qui avait 13 ans à l’époque et vivait à quelques kilomètres du site, avait participé aux manifestations et se souvient de la colère des gens.
Six jeunes sur dix favorables à l’envol
“L’engloutissement” de Capel Celyn a clairement montré qui avait le pouvoir dans la Grande-Bretagne des années 1960, et il a ce faisant donné naissance au nationalisme gallois moderne. En 1966, Gwynfor Evans a été le premier candidat du Plaid Cymru (Parti du pays de Galles) élu à Westminster en remportant la circonscription de Carmarthen. Les panneaux indicateurs bilingues se sont mis à faire partie du paysage. La dévolution [voir définition ci-dessous] et l’idée d’une assemblée galloise ont politiquement fait leur chemin, jusqu’à devenir réalité en 1999. Edwards, lui, a fini par entrer au conseil municipal de la ville voisine de Bala sur une liste du Plaid nationaliste. Mais pendant des décennies, l’indépendance galloise est restée une aspiration marginale, pour ne pas dire excentrique. Plus maintenant.
Alors que Londres s’engage sur un chemin cahoteux, entre les retombées de la Covid et du Brexit et l’appel à un nouveau référendum sur l’indépendance en Écosse, les élections municipales décentralisées du 6 mai vont permettre de mieux comprendre ce qui attend le Royaume-Uni durant ce voyage. Et c’est peut-être le parcours du pays de Galles qui sera le plus étonnant de tous.
Selon un sondage réalisé en mars dernier, 39 % des Gallois seraient désormais favorables à l’indépendance, un chiffre record. Il y a encore six ans à peine, l’idée ne séduisait que 3 % de l’électorat. Et elle attire 60 % des 18-24 ans, dont plus de 80 % sont en faveur de davantage d’autonomie pour le Senedd, le Parlement gallois. Il est de plus en plus courant de voir des célébrités épouser la cause nationaliste.
Le Royaume-Uni, fini en tant que tel
Le pays de Galles n’en est encore qu’au tout début de son débat sur la séparation. En termes pratiques, la population, qui représente un tiers de celle de Londres, serait confrontée à d’énormes défis. Mais une révolution culturelle est à l’œuvre, et elle s’est déroulée à l’insu du grand public, tandis que la politique britannique était dominée d’abord par le Brexit, puis par la pandémie. En mars, Mark Drakeford, Premier ministre travailliste du pays de Galles, a déclaré à la commission des affaires galloises du Parlement britannique que le Royaume-Uni était “fini en tant que tel”. Il faudrait se doter d’une autre architecture institutionnelle, a-t-il expliqué, qui “refléterait une association volontaire entre quatre nations”. Quand le chef de file des travaillistes gallois, traditionnellement unioniste, émet un avertissement aussi sévère, peut-être est-il temps que les autres Britanniques lui accordent toute leur attention.
Mabon ap Gwynfor est le candidat du Plaid Cymru aux prochaines élections dans la circonscription rurale de Dwyfor Meirionnydd, qui englobe la ville de Bala et la vallée de Tryweryn. Petit-fils du précurseur Gwynfor Evans, il est né dans un milieu de tradition nationaliste qui a la région pour fief. Bala compte 80 % de locuteurs du gallois. Un drapeau catalan flotte dans la grand-rue, tout près d’une librairie indépendante qui propose des ouvrages sur le républicanisme irlandais, ainsi que l’édition du printemps de Yes Cymru, un gratuit indépendantiste.
Les indépendantistes peuvent grappiller des sièges
Quand il est question de les laisser gérer leurs affaires, commente ap Gwynfor, “on dit, comme chaque fois, aux Gallois qu’ils sont trop pauvres, trop bêtes et trop petits”. Mais les événements en Écosse et l’attitude remarquée du gouvernement gallois pendant la pandémie ont élargi le champ des possibles. Dans sa grande majorité, l’opinion publique galloise a préféré l’approche prudente de Drakeford à l’attitude plus libertaire de Boris Johnson quand il s’est agi d’assouplir les restrictions. Reste qu’il est difficile de savoir dans quelle mesure les travaillistes gallois – qui dominent largement le paysage politique depuis la dévolution – en récolteront les fruits. À la fin du mois dernier, ils étaient en recul alors que le Plaid Cymru progressait.
En 2016, lors des dernières élections au Senedd, le Plaid avait fini en deuxième position, largement distancé par les travaillistes, et le mieux qu’il puisse espérer le 6 mai, de façon réaliste, c’est de grappiller quelques sièges dans une assemblée qui en compte 60 (et où il a actuellement 10 représentants). Ce sera loin de suffire pour imposer un référendum sur l’indépendance. Mais pour gouverner, le Labour pourrait être amené à former une coalition avec le Plaid, ce qui l’obligerait à prendre en compte le sentiment nationaliste.
Un terrain de jeu pour touristes
D’après Carwyn Tywyn, auteur spécialiste du nationalisme gallois et commentateur politique, “il y a actuellement beaucoup d’inconnues dans la politique galloise. Le Brexit a tout fait voler en éclats. Et il y a la pandémie, à cause de laquelle les gens ont pu voir à quoi ressemblait une frontière bien réelle entre l’Angleterre et le pays de Galles, avec la décentralisation de la santé publique. À cela s’ajoute l’évolution de la situation en Écosse et en Irlande du Nord. C’est comme une partie d’échecs extrêmement complexe.”
La région de Dwyfor Meirionnydd est l’une des plus pauvres de Grande-Bretagne, assure ap Gwynfor, mais les prix de l’immobilier crèvent le plafond, propulsés par le marché des résidences secondaires.
“Historiquement, on a toujours vu quelques gens fortunés venir ici extraire les richesses avant de repartir. Si on continue comme ça, le pays de Galles se transformera en terrain de jeu pour les touristes et en groupe électrogène pour les riches. Nous produisons de l’énergie grâce à l’eau et au vent pour des régions plus aisées de Grande-Bretagne, et nous servons de terrain de jeu pour les gens qui viennent visiter, qui apprécient, et puis s’en vont. Mais ici, il y a toutes ces communautés qui vivent, qui respirent, qui ont de formidables traditions, qu’il faut respecter, valoriser et aider à prospérer.”
Il est sur le point de partir pour sa tournée électorale, et on peut voir un autocollant sur le pare-brise arrière de sa voiture, qui dit simplement : “Souvenez-vous de Tryweryn.”
Julian Coman
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