Jamais depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’extrême droite hindou de M. Narendra Modi, en 2014, l’Inde n’avait connu une telle vague de protestations. Elles font suite à l’adoption, début décembre 2019, de l’amendement au code de la nationalité (Citizenship Amendment Act, CAA), qui permet aux hindous fuyant les persécutions religieuses au Pakistan, au Bangladesh et en Afghanistan d’accéder facilement à la nationalité indienne. Il concerne aussi les pratiquants de cinq autres religions, beaucoup moins importants en nombre : les sikhs, les bouddhistes, les jaïns, les parsis et les chrétiens [1]. Tout le monde, donc, sauf les musulmans. Des manifestations ont eu lieu dans tout le pays et ont fait une trentaine de morts. Celles de l’Assam se distinguent tant par leur ampleur que par les raisons qui les motivent.
Heureux d’avoir enfin obtenu le recensement de la population selon la date d’arrivée dans leur État — avant ou après 1971 (lire « En Inde, la chasse aux “infiltrés” ») —, les Assamais sont furieux de voir que les règles changent brusquement avec le CAA : tous les hindous venus après la date fatidique ne seront finalement pas expulsés ! « Mais surtout, ce CAA va créer un appel d’air pour tous les hindous qui vivent encore au Bangladesh. Nous allons être submergés ! », s’exclame M. Kustabh Gogoï, 19 ans, étudiant hindou à la Cotton University, la grande université de la capitale assamaise, rencontré avec ses amis dans une des manifestations quotidiennes organisées à Guwahati en décembre dernier, auxquelles la quasi-totalité de la population de l’Assam semble avoir apporté son soutien. Même s’ils sont conscients des problèmes rencontrés lors de la mise en place du Registre national des citoyens (NRC), les manifestants continuent d’en revendiquer l’utilité. « Nous sommes pour le NRC, mais contre le CAA ! », résume M. Mukunda Madhav, un ami de M. Gogoï, tandis que la foule scande en assamais : « Nos tribus ! Notre terre ! Nos droits ! Rien ne sera donné aux étrangers ! » Tous portent le gamusa, une écharpe de coton rouge et blanc, symbole de la défense de la culture assamaise.
Dans le reste de l’Inde, la révolte contre le CAA repose sur son caractère antiséculier (secular) — un terme trop rapidement traduit par « laïque » : si le sécularisme indien ressemble en effet à la laïcité française par l’égale distance que l’État doit conserver avec toutes les religions, les pouvoirs publics indiens sont tout sauf imperméables aux religions. L’État possède des écoles et des universités religieuses, et ses fonctionnaires ont le droit d’afficher tous les signes religieux qu’ils désirent. Sans parler des collégiens et des lycéens…
En établissant une différence de traitement entre les musulmans et les hindous, le CAA constitue pour ses détracteurs une entorse grave à cette « égale distance » constitutive du sécularisme cher aux pères de l’indépendance. D’autant plus que, derrière le discours officiel — « offrir l’asile aux hindous persécutés » des pays voisins —, tout le monde comprend qu’il s’agit d’une nouvelle attaque antimusulmane, qui vient après la mise au pas du Cachemire [2], l’autorisation donnée par la Cour suprême de construire un temple hindou à la place de la mosquée d’Ayodhya, dans l’Uttar Pradesh, détruite par des fanatiques hindous [3], et s’inscrit plus généralement dans le climat antimusulman que le BJP fait régner depuis son arrivée au pouvoir.
La Jamia Millia Islamia, la grande université musulmane de New Delhi, a ainsi été le théâtre des manifestations les plus grosses, et les plus durement réprimées. Dans les autres rassemblements, les musulmans, souvent majoritaires, se retrouvent aux côtés de militants hindous « libéraux » (progressistes). « Cela fait des années que la situation est mauvaise pour nous, explique M. Shehbaz Ali Ahmed, qui prépare un MBA en management international, rencontré dans une manifestation devant le Jantar Mantar, un observatoire au centre de New Delhi. Et depuis que Modi est au pouvoir, c’est encore pire. Tous les jours, on voit des vidéos qui montrent des musulmans se faire lyncher parce qu’ils transportaient des vaches [4]. Jusqu’à présent, on n’avait pas réagi, mais là, avec le CAA, ils attaquent la Constitution ! » Quelques mètres plus loin, M. Hemanta Karshek Mahanta, jeune doctorant hindou de 26 ans, brandit une pancarte appelant au retrait du CAA. « Je suis contre le CAA, et contre le NRC aussi. Tous deux participent de cette politique du BJP visant à focaliser l’attention du peuple sur les musulmans pour faire oublier le désastre économique dans lequel ce gouvernement nous a plongés depuis cinq ans. » Sur sa pancarte, on peut aussi lire : « #NotInMyName » (« Pas en mon nom »).
Les mobilisations en Assam et ailleurs feront-elles reculer le gouvernement ? Rien n’est moins sûr. Car M. Modi dispose du soutien sans faille de pans importants de la population, largement gagnée à sa propagande. « Les musulmans étaient en train de devenir trop nombreux, ils commençaient à se sentir plus forts que nous, nous explique Sunitha, enseignante d’anglais à Noida, la banlieue sud de New Delhi, habitée par les classes moyennes hindoues. Modi les a remis à leur place, et nous pouvons à nouveau être fiers d’être indiens ! » Quant au CAA, « c’est le rôle de l’Inde d’offrir un refuge aux hindous », soutient son mari, ancien colonel d’infanterie. « Si les musulmans se sentent persécutés en Inde, ils peuvent se réfugier au Pakistan ou au Bangladesh. Mais les hindous qui sont persécutés dans ces pays-là, où peuvent-ils aller ? »
Loin de rejoindre massivement les rangs des manifestants, la population musulmane fait le gros dos en se persuadant que la Constitution la protège, malgré les dérives avérées de la police et de la justice. Tous les jours, de nouvelles vidéos — circulant notamment sur WhatsApp, dont les Indiens sont de grands utilisateurs — montrent la violence de la répression policière dans les quartiers musulmans qui osent se rebeller contre le CAA. « Je préfère rester chez moi pour ne pas avoir de problèmes », nous confie M. Mohammed Muntzim, jeune médecin à Lucknow, la capitale de l’Uttar Pradesh.
Dans cet État du Nord fortement peuplé (deux cents millions d’habitants), où l’islam est la religion de 20 % de la population, de nombreuses manifestations ont eu lieu, entraînant certains dégâts matériels, mais surtout une répression policière particulièrement violente dans des villages et des quartiers à majorité musulmane. Louant le courage de la police, le chef de cet État, M. Ajay Singh Bisht, dit Yogi Adityanath, un religieux hindou extrémiste élu sous l’étiquette du BJP, a promis de « faire payer aux casseurs les dommages qu’ils ont causés ». Effrayés par ces propos, des notables musulmans de la ville de Bulandshahr ont lancé une collecte qui, en quelques jours, a dépassé le coût estimé des dégâts. Et se sont empressés de remettre l’argent au religieux courroucé. « Les musulmans n’ont malheureusement pas l’habitude de s’organiser politiquement pour défendre leurs droits, constate M. Asaduddin Owaisi, député d’Hyderabad (une grande métropole du sud du pays, marquée par une présence musulmane très ancienne), à la tête d’un des rares partis musulmans de l’Inde. Pendant des décennies, ils ont voté pour le Parti du Congrès, qui se disait séculier. Mais en réalité, cela fait longtemps que ce parti a cessé de les défendre face aux attaques du BJP ! »
Disposant d’une majorité absolue au Parlement (303 sièges sur 543) et d’un soutien fort de la population, le BJP n’a aucune intention de reculer sur le CAA. Ni peut-être sur un NRC étendu à tout le pays, qui pourrait être combiné avec l’enquête nationale pour le recensement de 2021, censé débuter en avril 2020. Sans forces politiques organisées pour les défendre, divisés en raison de différences régionales et d’un système de castes très marqué [5], ayant perdu toute confiance dans la police et dans la justice, les deux cents millions de musulmans de l’Inde s’apprêtent à faire face à cette nouvelle attaque. « Moi, je ne risque rien, j’ai déjà préparé tous mes documents pour prouver que ma famille était installée en Inde avant 1950 », se persuade M. Jamil X., entrepreneur de 45 ans rencontré à Jamia Nagar, un des quartiers de New Delhi où ne vivent que des musulmans. Une anxiété que nous confirme Raj Kamal Jha, romancier [6] et rédacteur en chef de l’Indian Express, le grand quotidien libéral anglophone : « Dans plusieurs régions du pays, mes correspondants me décrivent comment d’innombrables familles sont en train de rassembler les preuves de leur droit à vivre en Inde. La peur et l’incertitude sont partout palpables. »
Pierre Daum
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